LE RACISME N'EST PAS UN ACCIDENT, C'EST UN ÉCOSYSTÈME
Le philosophe et historien camerounais, Achille Mbembe, revient sur la polémique autour des statues de figures de la colonisation, et la nouvelle ère qui s’ouvre pour le combat contre le racisme à travers le monde
Le philosophe et historien camerounais Achille Mbembe a accordé un entretien fleuve exclusif à QG depuis Johannesbourg, en Afrique du Sud. Il revient pour nous sur les manifestations consécutives à la mort de George Floyd, sur le sens de celles organisées en France par le Comité pour Adama, sur la polémique autour des statues de figures de la colonisation, et la nouvelle ère qui s’ouvre pour le combat contre le racisme à travers le monde.
Il est l’un des intellectuels les plus importants de notre époque. Le philosophe et historien camerounais Achille Mbembe, auteur de De la postcolonie, aux éditions La Découverte, et professeur à l’université du Witwatersrand, à Johannesbourg en Afrique du Sud, a accordé un entretien fleuve exclusif à QG, revenant sur les manifestations consécutives à la mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai dernier, sur ce qu’elles illustrent en matière de racisme, un « écosystème » à ses yeux. Aux États-Unis, mais aussi en France, où le déni est également puissant dans le débat public à ce sujet. Cette interview est également l’occasion pour lui d’évoquer les accusations d’antisémitisme lancées à son encontre par deux universitaires allemands, et aussi d’évoquer le regard porté sur le décès de George Floyd à travers le continent africain. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Quel regard portez-vous sur les manifestations contre le racisme organisées dans le monde occidental après la mort de George Floyd, le 25 mai dernier ?
Achille Mbembe : J’espère vivement que c’est un pas de plus sur le chemin vers une nouvelle conscience planétaire. À travers ces manifestations se sont exprimés des sentiments de colère et d’indignation, voire de rage. Mais nous avons également assisté à ce qu’il faut bien appeler un deuil collectif. Il était en effet important que cette vie et ce corps honnis et souillés par un dispositif d’Etat, la police, soient publiquement reconnus comme la vie et le corps d’une personne humaine dont la perte est, par définition, incalculable.
Ce deuil était œcuménique dans la mesure où il a rassemblé des personnes humaines de toutes les couleurs. Ceci signifie, et je voudrais y croire, que pour une fois, le malheur n’aura pas seulement frappé les communautés ordinairement racisées. D’autres se seront reconnus dans le calvaire de George Floyd, dans la croix de la race que les personnes d’origine africaine et plusieurs autres sont obligées de porter partout à travers le monde. Contrairement au policier assassin, ils auront entendu son cri et auront perçu, par-delà son visage, bien des images de leur propre visage.
L’amplitude de ces manifestations montre par ailleurs que la lutte contre le racisme sera universelle, ou alors qu’elle n’aboutira point. C’est ce pesant d’universalisme qui, du reste, aura fait la force des grands mouvements de libération humaine depuis le 18ème siècle, qu’il s’agisse de l’indépendance d’Haïti, de l’abolition de l’esclavage, de la décolonisation, du mouvement des droits civiques ou de l’abolition de l’Apartheid. Car, contrairement à ce que prétendent certains, c’est bel et bien le système esclavagiste, le système colonial et le racisme qui sont des expressions du séparatisme, de la sécession, ou de ce que j’appelle le désir d’apartheid.
J’espère enfin qu’à l’occasion de ces manifestations, nous aurons tous compris que le racisme existe. Qu’il n’est pas un accident, mais un écosystème. Qu’il n’est pas une menace à laquelle seule une partie de l’humanité est exposée. Qu’il menace notre capacité à tous de respirer et de respirer ensemble. Et c’est donc à s’attaquer à cette écologie qu’il s’agit de se consacrer, plus que jamais.
QG : Plus généralement, comment les pays africains réagissent-ils à cette histoire tragique ?
La plupart des gouvernements africains ne sont guère conscients des enjeux de mémoire, ni des choix éthico-politiques qui devraient en découler. Dans l’ensemble, les élites africaines ne comprennent pas que pour se réapproprier des ressorts de notre monde, l’Afrique a besoin de reconquérir son regard sur elle-même et sur ses diasporas. Je doute, par exemple, qu’il y ait plus de trois ou quatre pays africains ou l’histoire des Africains-Américains, des Afro-Caribéens ou des Afro-Brésiliens soit enseignée dans les programmes scolaires. Cette abdication, y compris au regard de la pensée, nous aura causé d’énormes préjudices. Ce défaut de conscience historique explique, en très grande partie, la servilité dont elles font preuve à l’égard des ex-puissances coloniales. Elles ont un rapport trouble à la mémoire et lui préfèrent l’oubli et l’amnésie.
La situation est cependant relativement différente parmi les jeunes générations, du moins il faut l’espérer. L’exécution de George Floyd a donné, je dirais, un coup d’accélérateur à un mouvement qui lui préexistait, un grand mouvement culturel, intellectuel et artistique qui travaille le continent depuis quelques années et qui a pour nom le mouvement de la « décolonisation ». De l’Afrique du Sud au Kenya, du Zimbabwe au Sénégal et au Congo, l’injonction de “décoloniser” travaille l’imagination des nouvelles générations.
L’objectif de ce mouvement est de faire de l’Afrique sa puissance propre et son centre propre. Dans le domaine de la pensée critique, de l’écriture et des arts en général, une jonction est en train de se faire entre l’Afrique et ses diverses diasporas. Si elle veut jouer un rôle décisif dans le monde qui vient, l’Afrique devrait faire du 21ème siècle le siècle de ses diasporas. En organisant méthodiquement la jonction avec celles-ci, elle peut contribuer à changer le visage du monde.
QG : Étant donné que vous enseignez, ou avez enseigné, aux États-Unis, analysez-vous cet homicide comme une démonstration macabre du racisme institutionnel au sein de ce pays ?
Il faut d’abord dire que des faits comme celui-ci, c’est-à-dire l’exécution extra-judiciaire d’une personne noire sur le trottoir d’une grande ville américaine, ne sont absolument pas nouveaux. Il ne s’agit pas d’un accident, non plus. Non seulement, ils se répètent sur la durée, mais encore, ils font partie de la substance même des États-Unis.
J’irai plus loin. Je dirai qu’il y a une dimension proprement négrophage dans le concept même des États-Unis. En tant qu’idée et en tant que projet, les États-Unis exigent, pour leur reproduction dans la durée, que de temps à autre, un homme noir de préférence, mais aussi des femmes noires, soient sacrifiés. Ce sacrifice se déroule de plusieurs manières. Il est l’œuvre de la police, au détour de rencontres qui se soldent généralement, soit par la mort de la cible ou alors par sa mutilation corporelle. Le corps noir demeure, de ce point de vue, la pierre angulaire dans la logique de reproduction du pouvoir raciste.