L'UNIVERS MITIGÉ DES BAYE FALL
Etre musulman ne veut pas dire, pour certains, respecter les cinq piliers de l’islam - Quelques disciples de Cheikh Ibrahima Fall s'abstiennent tout bonnement d'accomplir le quatrième - Plongée dans leur univers

Rond-point Sahm, à la Gueule Tapée, à quelques encablures de l’hôpital Abass Ndao de Dakar, c’est l’anarchie totale. Des véhicules qui vont dans tous les sens, des marchands ambulants qui disputent les trottoirs aux piétons. Bref, chacun semble faire comme bon lui semble. Il est 14 h, au cœur de ce quartier populeux de la capitale sénégalaise. Les fidèles musulmans, dans un même élan, se dirigent vers la mosquée du coin, après l'appel du muezzin. Nous sommes à Fass Bâtiment. Chapelet à la main, Pape Modou Mbaye, contrairement à nombre de ses coreligionnaires, reste sur place. ‘’LahilahaIlala’’, ne cesse-t-il de psalmodier. D’un commerce facile, il se prête volontiers à notre interrogatoire. Se revendiquant ‘’Baye Fall’’ au vrai sens du terme, il est hors de question pour Modou de jeûner durant ce mois béni. Selon lui, il y a mille autres manières d'adorer le Tout-Puissant. ‘’Cheikh Ibra Fall préférait donner à manger aux nécessiteux plutôt que de jeûner ou de prier. En plus, on ne sait même pas si Dieu va accepter notre prière ou notre jeûne. Par contre, c’est sûr et certain que celui qui donne à manger à ceux qui sont dans le besoin n’ira jamais en enfer’’, prêche le jeune homme d'une trentaine d'années.
Durant ce mois, le soudeur métallique s’active à distribuer du ‘’ndogou’’ dans la rue, à l’heure de la coupure. Il en est ainsi pour lui depuis des années. ‘’Toutes mes activités sont suspendues pendant le ramadan. Je passe mes journées avec les autres membres de notre ‘’Dahira’’. Nous faisons le ‘’madiaal’’ afin de pouvoir servir du café, du pain et du jus à l’heure du ‘ndogou’’, fait-il savoir.
Les ‘’Baye Fall’’ ont une compréhension particulière du jeûne. Certains membres de cette communauté jeûnent et prient durant tout le mois, au moment où d’autres continuent de s'alimenter et de ne jamais se prosterner. Pape Mbengue est ‘’Dieuwerigne’’ dans un ‘’Dahira’’ à Niary Tally, un quartier de Dakar. Pour lui, Dieu a plus besoin de gens généreux, ‘’tabbé’’, qui donnent à manger, plutôt que de fidèles qui jeûnent certes, mais qui ne nourrissent pas des nécessiteux ou ne pensent pas à donner l’aumône. ‘’Quand on parle de ‘Baye Fall’, on fait allusion à Cheikh Ibra Fall. Il est notre guide et notre protecteur. Je n'ai jamais jeûné, mais à chaque mois de ramadan, je sers le ‘ndogou’ à l’heure de la coupure. C’est cela notre credo. Je n’apprécie pas les membres de notre communauté qui prient ou jeûnent’’, raconte Pape.
‘’Cheikh Ibra n’a jamais demandé à ses disciples de ne pas jeûner’’
Chérif Fall, descendant de Cheikh Ibrahima Fall, a expliqué le fondement de leur option. Mais, auparavant, il tient à lever les équivoques : "Les gens nous ont toujours reproché de ne pas respecter ces piliers de la religion. Un jour, des musulmans sont allés demander à Cheikh Ibra pourquoi il ne priait pas. Le religieux leur a demandé quelles sont les vertus de la prière. Ses visiteurs lui ont répondu que quand une personne prie, elle se rappelle son Créateur. Le Cheikh leur a alors donné une réponse assez éloquente : ‘Ce serait de l’ingratitude, leur dit-il, de ne se souvenir de son Seigneur que 5 fois par jour. Je préfère donner tout mon temps à Dieu’’, raconte Chérif. Cet intellectuel dit s’identifier totalement à son guide religieux. Il a pris la bonne décision de ne pas jeûner et de ne pas prier. ‘’Cheikh Ibra était au-delà de la prière. Il a tout donné à l’islam. C’est cette voie tracée que nous sommes en train de suivre. Je suis son disciple et je suis ses pas. Certes, notre guide ne priait pas et ne jeûnait pas, mais il n’a jamais interdit à ses disciples cette pratique’’, a-t-il renseigné.
Mor Fall, ce jeune entrepreneur, corrobore les propos de Chérif. ‘’Je ne jeûne pas parce que je suis fidèle à Mame Cheikh. Cela n’a rien à voir avec le fait qu’on est musulman. Mais je respecte les chartes du ramadan de par mon comportement. Il faut être ‘Baye Fall’ pour comprendre notre dimension de l’islam’’, a-t-il indiqué. Mor renseigne qu’il est le seul à ne pas jeûner chez lui, même s’ils sont tous des ‘’Baye Fall’’ de naissance. Pape Mbengue d’informer que le premier khalife de Cheikh Ibra, Serigne Modou Moustapha Fall, n’a jamais jeûné, mais son successeur, Mor Talla Fall, a toujours jeûné de son vivant. Mais aucun de ses fils ou même de ses talibés ne le fait.
Pour l’entrepreneur, cela prouve qu’en tant que talibé, le choix leur revient, mais c’est désolant de voir que certaines personnes profitent de l’opportunité pour se revendiquer ‘’Baye Fall’’ juste pour ne pas respecter ce précepte de l’islam. Il saisit l’occasion pour recadrer certains sur un point : ‘’La plupart des gens disent que si Cheikh Ibra ne jeûnait pas, c’est parce que, de son vivant, durant le mois de ramadan, il privait tous ceux qui l’entouraient, voire les animaux, les nouveau-nés, entre autres, de nourriture et d’eau. Ce qui n’est pas vrai. Ce qui fait qu’il ne jeûnait pas dépasse l’ordinaire’’, précise Mor.
"Un véritable ‘Baye Fall’ choisit de vivre dans l'austérité’’
Chauffeur de ‘’taxi-clando’’, Allou Diagne ne cache pas non plus son appartenance à la communauté ‘’Baye Fall’’. Jamais, de sa vie, il ne s'est employé à cet exercice du jeûne. Il déclare, fier : ‘’Je suis ‘Baye Fall’ et je l'assume. C'est pourquoi je n'ai jamais jeûné. Ma mère n'a jamais été d'accord. J'ai toujours essayé de la convaincre que je suis bien musulman, même si je pratique la religion à ma manière. Mais elle n'a jamais rien voulu comprendre. Elle ne peut supporter de me voir manger durant ce mois. Finalement, j'ai cédé pour faire plaisir à la personne qui m'a mis au monde. J’ai pesé le pour et le contre. Cela ne change en rien le fait que je sois disciple de Cheikh Ibra Fall. Je fais du ‘’madiaal’’ les matins pour servir le ‘ndogou’ dans les rues, à l’heure de la coupure.’’
Selon lui, il faut que les gens comprennent qu’être ‘’Baye Fall’’ est quelque chose de très fort et de très profond. "Un véritable ‘Baye Fall’ choisit de vivre dans l'austérité. Il se détache de tous les interdits comme la jalousie, la haine, la méchanceté, l’hypocrisie, entre autres. Nous parvenons à cultiver l’humilité’’, affirme-t-il avec force et conviction.