''CES EXPRESSIONS SONT DES RUPTURES CONTRE NOTRE ESPACE DE PUDEUR''
MASSAMBA GUEYE, SPECIALISTE DE LA LITTERATURE ORALE

L’enseignant Massamba Guèye n’agrée pas ces expression à tout va. Selon lui, nombre de ces formules de la rue désignent du plaisir.
Nous voyons, depuis près de deux ans, une forte mutation du langage. On parle même d’expressions de la rue. Qu’est- ce qui explique cette tendance?
« La réponse à cette question peut être technique parce que les langues fonctionnent sur la base de trois niveaux : il y a celui dit académique, standard, le niveau correct (courant) et le niveau populaire. Maintenant, quand on dit qu’une langue est vulgaire, sonne mal, il faut se référer au mot latin « vulgus »; c’est-à-dire ce que dit le peuple.
Une langue se développe par les phénomènes de jargon. Et ici, nous avons affaire non pas à des créations scientifiques, des ajouts, une préfixation ou bien une suffixation, mais plutôt à la création d’expression. Lorsque nous les étudions, ces expressions renvoient plus au bonheur, au plaisir.
Nous sommes dans une société de consommation, de plaisir et la plupart de ces expressions-là renvoie au plaisir : ‘’dina manekh’’ pour dire qu’on est favorable à une proposition ; ‘’yaye bondèle’’ (tu assures) est un détournement d’une expression populaire qui disait ‘’fikékela nène doufi bondé’’ (on ne se vante pas ici ).
Quand on dit à quelqu’un ‘’yaye bondèle’’, on est dans la destruction de l’imaginaire, la fortification de la personnalité de notre interlocuteur. Il y a d’autres qui sont très sexués : « tabakh bamou kawé, déffar bamou bakh » (faire bien les choses). On est dans une sorte de pudeur linguistique ; ce qu’on appelle la pratique du détour.
Le wolof appelle cela le ‘’garaalé’’, c’est-à-dire : coudre et coudre sur les rebords. Nous avons un type de langage avec des mots qui naissent. Ils sont nés dans l’univers féminin. D’autres sont nés dans l’univers sportif (la lutte), des mots qui renvoient à la sueur, l’endurance : ‘’takh thi rip’’ avec Tapha Tine, ‘’niine thi batt’’ une réplique de Balla Gaye et qui sont déclinés en musique.
Des jeunes qui sont donc dans le milieu du hip hop créent des expressions comme ‘’Galsen’’ Sénégal, ‘’tekk thi brique’’ (accélérer la cadence, le rythme ou la vitesse) que les jeunes apprentis de transport urbain utilisaient et les autres ont récupéré. Mais, le langage populaire le plus fun sort souvent de la bouche des femmes. C’est une évolution très populiste et qui n’enrichit pas la syntaxe de la langue wolof. Il y a une rupture dans la pratique de la langue.
Nous sommes dans une société où qui a la parole détient une partie du pouvoir. Par contre, ces paroles dévergondées-là, moi je ne les agrée pas. On ne peut rien contre le développement d’une langue. Néanmoins, ce sont des ruptures contre notre espace de pudeur. C’était d’habitude des langages de jargon, confinés à un groupe qui se le disait ; cela ne sortait pas de l’arrière-cour, de la case, du champ, etc.
Aujourd’hui, ces types de parole sont adressés aux marabouts, à n’importe qui. Les gens ne savent plus distinguer leur auditoire. Je ne me réjouis pas de ce développement linguistique ».
Est-ce demain la disparition de ces jargons ?
« Non, jamais ! Une langue évolue par son caractère populaire. Il ne faut pas se tromper. Tant que l’éducation sera en rupture avec la pudeur, tant que les gens vont se dénuder en continuant de s’habiller, tant qu’ils vont continuer à extérioriser avec un voyeurisme, il faudra s’attendre à ce que le langage soit déshabillé, si notre pudeur interne n’est pas réinstallée ».
Que faut-il faire pour que ces dérapages s’arrêtent ?
«C’est dans les familles qu’il faut sensibiliser très tôt les enfants à utiliser une bonne parole. Une belle parole n’est pas forcément une bonne parole. C’est juste qu’il faut très tôt installer des caractères liés à la pudeur. Il existe des gens qui, jamais au monde, n’utiliseront ces expressions-là.
Les médias aussi doivent faire la sensibilisation et non un travail de promotion. Si une animatrice de télé passe tout son temps à utiliser ces mots-là, ses fans se le relayeront pour sûr. »