AS DANS TOUT
ORCHESTRE NUMBER ONE

De la fin 1976 au début des années 1980, un groupe, eu égard aux qualités de ses membres et de sa capacité à produire de belles notes, a fait danser tout Dakar et même au-delà. Le Number One, les numéros Un comme se définissaient ses membres, a, grâce à la combinaison de tous les talents qui le composaient, donné une autre dimension à la musique sénégalaise. Avec une humilité sans pareil de ses artistes de talent, ce groupe a été le premier orchestre sénégalais à se produire en Europe et à y enregistrer deux albums.
Mai 1978, sur la Cannebière. Un printemps tout en soleil allait incessamment laisser la place à un été lumineux, comme d’habitude. Marseille, la ville métisse, bercée par les courants de la Méditerranée, s’apprêtait à vivre l’une de ses plus grandes soirées de musique africaine. Le mythique groupe sénégalais Number One y était annoncé. Et naturellement depuis quelques temps, la multiculturelle cité phocéenne ne bruissait que de la venue de cet orchestre qui faisait danser tout Dakar.
En ce temps, Guissé Pène, actuel Secrétaire général de l’Association des Métiers de la Musique (Ams), vice-président de la Femecs (Fédération des Métiers de la Culture), parolier, consultant et spécialiste dans l’environnement juridique de la musique, croquait la vie à pleines dents. Le jeune, qui vivait dans l’Hexagone avec sa famille, ne pouvait manquer cette rencontre mélodieuse inédite.
Aujourd’hui encore quand il aborde ce rendez-vous à l’hôtel Frantal de Marseille avec le Number One, l’émotion est toujours là. Ce fut tout simplement « magnifique », consent-il. Car, même après trente-cinq années, rien qu’à voir la manière dont il en parle, on devine que ce fut une belle soirée.
En fait, la présence du Number One à Marseille fut tout un symbole. D’abord, c’était la première fois qu’un groupe sénégalais venait se produire en France. En- suite, l’occasion était belle pour toute la colonie sénégalaise que comptait l’Europe de faire cap vers le Sud. Et enfin, cette soirée fut un trait d’union entre le pays et la Diaspora.
Ce fut aussi une occasion pour les Sénégalais de réfléchir sur la constitution d’associations regroupant les émigrés. Les connexions furent faites, et même au-delà du concert chacun a tenu à les garder intactes.
À cette époque où la technologie n’était pas très poussée, et que radio Sénégal n’était disponible qu’en ondes courtes et longues vers 23 heures. À cette époque où les informations musicales venant du pays n’étaient que parcellaires. À cette époque où le Number One faisait des ravages à Dakar, « les accueillir était une aubaine à ne point rater », rappelle Guissé Pène.
Un ensemble de fortes personnalités
L’histoire bégaie encore pour la naissance du Number One. En effet, comme on le voit souvent quand des groupes se disloquent, les rivalités et incompréhensions commencèrent à prendre une place prépondérante au sein du Star Band. Cette structure est celle d’origine de la plupart des ténors qui vont mettre sur pied le Number One.
Sous le joug du vieux Ibra Kassé, patron incontestable et inamovible du Star Band, des talents vont intégrer sa structure pour des soirées féeriques au Miami. En fait, Ibra Kassé, au-delà de sa rigueur, avait un club et le matériel nécessaire pour les soirées. C’est pourquoi il avait la crème des musiciens avec lui, se souvient Guissé Pène.
Ibra Kassé, à cheval sur les principes, était dépeint comme un leader à poigne qui tenait à la ponctualité de ses musiciens, et qui régentait même la consommation de boissons de ces derniers lors des soirées. Mais, des ténors comme Pape Seck et Yakhya Fall finirent par quitter le Star Band.
Dans le journal « Le Populaire » du 28 septembre 2013, Yakhya Fall expliquait cette séparation : « Nous avons été humiliés un jour, parce qu’il voulait qu’on joue avec un mauvais matériel... Le résultat n'a pas été bon et nous avons été hués. Il savait que nous étions meurtris dans notre chair. Ensuite, il a voulu se séparer de certains en leur donnant des congés fictifs. Nous avons fait bloc avec des signatures d’honneur. Le soir même, nous sommes venus pour jouer. Il a ciblé des musiciens en leur disant qu’ils ne peuvent pas se produire, prétextant qu’ils sont en congé. C’est ce soir-là qu’il y a eu cette cassure entre le Star Band et nous les musiciens ».
La césure entre le groupe de Pape Seck, Yakhya Fall et Ibra Kassé est ainsi consommée. Mais la réalité est que la survie de toutes ces fortes personnalités dans une seule et même entité était devenue très difficile.
Dualité Star Band-Number One
Suite à cette séparation, les rapports entre le Star Band et les « rebelles » seront très tendus. D’abord, rien que pour la dénomination, il y avait des quiproquos. Dans la foulée de la cassure, les fractionnaires mirent sur pied un groupe et se firent appeler Star Band 1. Parce que, dans leur entendement, Yakhya Fall, Pape Seck et compagnie pensaient qu’eux, musiciens, étaient les têtes de proue du groupe.
Plus tard, l’autorité leur fit comprendre qu’ils n’avaient pas le droit de prendre ce nom. Et, pour mettre davantage de piment à cette confrontation sémantique, rappelle Guissé Pène, « ils adoptèrent le nom de Number One car, pour eux, ils étaient les numéros un ».
Cette dualité se fera sentir même dans la musique. Les clashs ou querelles par voie de micro n’étaient pas rares. Aucun lead-vocal ne ratait une occasion de lancer des piques à l’autre partie. Pour la petite histoire, Guissé Pène rappelle quelques joutes verbales de cette dualité.
Pape Seck et compagnie chantaient : « Gnoune Number One gnougui ci bine bine, kougnou dieuloul perte ngua (« nous du Number One, sommes incontournables, celui qui n’est pas avec nous va s’enliser»). Youssou Ndour, alors chanteur du Star Band, soulignait : « kouye lapi lapi fi gua diare (« tous ceux qui font les malins sont passés par le Star Band »).
Une boutade qui devait rappeler, à la bande à Pape Seck, leur passage dans le groupe d’Ibra Kassé. Yakhya Fall, dans la presse, recadrait ce débat autour des échanges aigres-doux. Pour lui, cette dualité est une histoire fabriquée mais, réellement, il n’en était rien. Pour la petite anecdote, il a évoqué cette dame Touty Dieng, en quelque sorte marraine de Youssou Ndour, très sympathique du reste, qui fréquentait souvent le Miami.
Dans ses propos, Yakhya Fall rappelait « qu’elle a tout fait pour que Youssou regagne le Number One, car il était l’orchestre-phare, l’université de la musique. Malheureusement, il était trop jeune. C’est le public qui a créé cette histoire. Car, Youssou avait dit : «Wo yaay sama ceeli nawna, kouye lapi lapi fi ngua diare». Automatiquement, les gens ont interprété qu’il s'adressait au groupe du Number One. Je ne lui ai jamais posé la question, mais je suis persuadé qu’il ne s’adressait pas à nous ».
Néanmoins, soutient Guissé Pène, « cette période coïncide avec l’avènement de Youssou Ndour qui a profité du vide laissé par Pape Seck et autres pour faire son trou».
Ce soir-là, j’avais fait le mur.
Cette fameuse première sortie du Number One à Bargny, un soir de 1976, j’y étais. Mais le guichetier préposé à la vente des tickets d’entrée au « Ndogal », le dancing branché où se produisaient Pape Seck et ses potes, n’a pas eu l’occasion d’apercevoir ma bouille.
Pour cause, j’avais fait le mur ! Alors lycéens, avec ma bande de copains, on avait décidé de voir, sans bourse délier bien sûr, ces musiciens « rebelles » qui avaient osé défier le mythique Ibra Kassé. Le subterfuge avait auparavant été plusieurs fois testé avec succès : attendre que la nuit soit assez avancée et que l’ambiance soit surchauffée pour profiter des zones d’ombres créées par les nombreux arbres qui constituaient le décor du « Ndogal » pour escalader le mur et s’inviter à la fête !
Et une fête, c’en fut vraiment une ! Le Number One tenait à réussir sa première grande sortie. Et il l’avait bel et bien réussi. Voir à l’œuvre les Doudou Sow, superbe chanteur et très bon danseur, Pape Seck qui passait allègrement du chant à la flûte, Blin qui faisait corps avec sa basse, Lynx (avec qui j’avais même réussi à me faire photographier sur l’estrade, à côté de ses tumbas), Mamané Fall et autres Maguette Ndiaye « né en 1944 dans la Petite Côte à Mbour » et qui se disait « le meilleur, le plus fort », alors présentés par un talentueux animateur radio surnommé Francis Cheikhna Bâ ! C’était un régal dont je me souviens parfaitement et me délecte encore près de 40 ans après.
Je me rappelle tout aussi bien le moment où Doudou Sow lança sa fameuse boutade « Khaley Bargny mathie tangal » ! J’en étais bien fier jusqu’au moment où certains camarades rufisquois, pikinois ou thiaroyois du Lycée Abdoulaye Sadji, se l’approprièrent pour mieux se moquer des Bargnois qui étaient déjà leurs têtes de turcs favorites.
Je me rappelle qu’en une autre occasion également, Doudou Sow, apostrophé sur la question, m’avait assuré qu’il n’y avait pas matière à s’offusquer de cette phrase lancée à la cantonade. Et qu’il fallait plutôt s’en féliciter parce que « khalé bou yarouwoul dou mathie tangal ». Une explication sous forme de vérité de la sagesse populaire dont je me suis bien accommodé depuis.
Même si, ce soir de 1976, je m’étais permis une incartade. Vivre ce moment unique où le « Thielly » Number One avait définitivement pris son envol, cela en valait le coup, non ?