DES «DOIGTS D’ARGILE» AU CREUX DU BOL
VEILLE DE TABASKI AU VILLAGE DES ARTS

On les imagine souvent la tête dans les nuages, comme occupés à faire quelques retouches au ciel, à coups de pinceau. Ils nous paraissent si lointains, si aériens… Les artistes partagent pourtant certaines de nos préoccupations. Comme nous, il leur arrive d’avoir des problèmes aussi concrets que l’achat d’un mouton pour la Tabaski, eux non plus n’y échappent pas. Nous sommes allés à la rencontre du céramiste Alpha Sow, pensionnaire du Village des Arts. En poussant la porte de son atelier, nous nous sommes introduits dans son quotidien et dans ses souvenirs, à quelques heures d’un voyage qui le mènera à Thiès, où il célèbrera, en famille, la Fête du Sacrifice.
Il faut bien reconnaître que Mamadou Guèye est un homme chanceux, privilégié. Il est de ceux-là à qui le céramiste Alpha Sow a ouvert les portes de son atelier, les mains sans doute encore pleines d’argile. La rencontre entre l’amateur d’art et l’artiste a quelque chose d’assez fortuit : l’un a entendu parler de l’autre et il est allé jusqu’à lui. Dans la matinée d’hier, c’est un homme «ravi, sans regrets» qui est reparti du Village des Arts, content de pouvoir enfin ramener à la maison trois pieds de lampe qui n’attendaient plus que leurs abat-jours, et qu’il a vu naître, grandir et prendre forme entre les doigts experts d’Alpha Sow. Le céramiste tenait à ce face à face avec cet homme qui, de son propre aveu, pourrait devenir un «client régulier», lui qui ne vient pourtant que pour la toute première fois. Le coup de foudre artistique ?
Entre les deux hommes, c’est une histoire de mains plus ou moins vides ou plus moins pleines : on donne et on reçoit en retour. Lorsque, dans son salon, Mamadou Guèye exhibera fièrement ses trois nouvelles venues, il songera sans doute à Alpha Sow, parti célébrer la fête de la Tabaski, avec sa famille à Thiès. Le céramiste n’achètera pas de mouton, pour lui tout au moins, car il en a déjà un. Mais, il en faut un aussi pour son jeune frère qui est aux Etats-Unis, sans compter les autres dépenses qui s’imposent à lui. On lui aurait demandé son avis, il aurait choisi une tout autre période pour ces réjouissances, entre les mois de janvier et de juin probablement, à l’heure où les touristes, européens pour la plupart, se bousculent encore à nos portes. Ceux-là sont ses principaux clients, sauf qu’en ce moment, il faut reconnaître qu’Ebola leur donne des sueurs froides. Autant dire que, pour lui, «la fête tombe assez mal cette année».
Alpha Sow est tout de même assez chanceux, puisqu’il ne vit pas que de la vente de ses œuvres. Il s’en sort aussi grâce à «des coups de gauche à droite» comme il dit. Tous les six mois par exemple, il reçoit deux groupes d’étudiants américains à qui il enseigne quelques tours de main dont il a le secret. Idem pour certains enseignants de l’Ecole Nationale des Arts (ENA) avec qui il partage son savoir. Pour «joindre les deux bouts, (il) dispense même des cours à des particuliers».
Le pensionnaire du Village des Arts se souvient qu’il y a quelques années, il lui est arrivé d’avoir peur à quelques jours de l’Aïd, peur de ne pas ramener à la maison une jolie bête cornue. Mais à chaque fois, il a eu le sentiment que du Ciel, on l’entendait : «Il suffisait parfois d’une petite commande qui changeait tout. Je suis intimement convaincu que ce n’est pas forcément parce que je suis un bon artiste. J’ai toujours senti la main, la présence de Dieu», raconte-t-il.
Le « royaume d’enfance »
Sur la route qui le mènera à Thiès, il n’y songera sans doute plus. Cette année, la fête sera belle, mais moins que celles de son enfance, les plus belles de sa vie. Ses parents étaient encore là, et Dieu sait s’il pouvait se montrer capricieux. Le jeune garçon de l’époque voulait tout :«des chaussures neuves, de beaux habits et une nouvelle coupe de cheveux». Mais à chacun son tour…chez le coiffeur. Car il y a deux ou trois jours, la plus jeune de ses enfants lui réclamait, au téléphone, de l’argent pour la tenue qu’elle mettra le jour de la fête. Avec le temps, le père de famille qu’il est devenu a perdu, avec regrets, l’insouciance de ses vertes années. A près de 70 ans-il fêtera son anniversaire le 29 octobre prochain-, et 51 ans de métier, Alpha Sow se contentera d’aller à la mosquée.
Ensuite, il tuera son mouton, que ses enfants dépèceront. Tout dans le symbole finalement, le partage et l’amour. Le lendemain, ils se retrouveront tous ensemble dans la demeure paternelle : les neveux et les oncles, les cousins et les cousines, les petits-enfants, les grands-parents…Pendant quelque temps, on ne lui rappellera pas sans cesse que c’est un artiste, mais lui n’oubliera pas. Il dit qu’ «on l’est toujours dans le sang». Il dit encore que «ce n’est pas un boubou que l’on porte et qu’on enlève aussitôt».
Pourtant, dans cette maison qui n’est pas la sienne, rien ne lui fera songer, physiquement, à son atelier du Village des Arts. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’y a pas caché d’œuvres d’art, du moins pas les siennes. Alpha Sow attendra d’être vraiment chez lui pour hanter les lieux.
Aussitôt après la fête, il rentrera : la nostalgie de ses vases, de ses statues et de ses récipients remplis d’argile peut-être…Et la peur de voir ses poches se vider. Entouré de ses objets fétiches, il pétrira la pâte vers neuf heures, mais sans se fixer d’horaire précis, s’inspirera de tout ce qui l’entoure, mettra facilement quinze jours à façonner un vase qu’il refusera ensuite de «brader à 50. 000 F.CFA». Naturellement, on frappera à sa porte. Comme si souvent, on lui dira combien ce qu’il fait est beau, on lui souhaitera même «bonne continuation, ce qui n’a jamais fait vivre un artiste».
Certains amateurs, comme Mamadou Guèye, se présenteront à lui, prêts à débourser plusieurs dizaines de milliers de francs, parce que «le beau n’a pas de prix, et (que) c’est un sacrifice que l’on fait au nom de l’art». Abraham, lui aussi, avait le sens du sacrifice.