Le juge Omar Ben Khatab Sylla brise le silence

Magistrats insultés, maltraités, victimes de bulletins de renseignements biaisés, couverture du faux… Le juge Omar Boun Khatab Sylla donne un véritable coup dans la fourmilière de la police sénégalaise. M. Sylla se révolte contre les multiples bavures policières, inacceptables dans un Etat de droit. Le réquisitoire du magistrat ne s'arrête pas là. Ainsi, l'incident révélé lundi dernier par la presse quotidienne, et auquel il était partie prenante, ne serait que l'arbre qui cache la forêt de rapports peu amènes entres juges et policiers. Le juge Sylla, en poste à Matam, a décidé de briser le silence. Tirant la leçon du fait que des magistrats, victimes par le passé de violences avérées, n'avaient pas vu les enquêtes déclenchées aboutir,pour on ne sait quelle raison. Il déverse son trop-plein et dénonce les multiples bavures policières. Le diagnostic du juge, mué en procureur, est sans concession, même s'il continue de faire confiance à la police nationale en général.
Qu’est-ce qui s’est passé cette fameuse nuit près de chez vous?*
Sur les faits, je me suis déjà expliqué, via la presse. Après y avoir donné ma version des faits, des plaintes ont été déposées ; l’une par mon épouse, l’autre par le chauffeur qui a été agressé. Me concernant, j’ai saisi qui de droit. L’affaire étant désormais pendante devant la justice, je n’ai plus le droit de me prononcer sur les faits, en attendant l’aboutissement de l’enquête.
Tout de même, peut-on savoir pourquoi vous avez jugé nécessaire de prendre l’opinion à témoin dans cette affaire?
J’ai saisi la presse pour la bonne et simple raison qu’à chaque fois que des collègues magistrats avaient été insultés, battus, ou traînés dans la boue, les enquêtes entamées ne connaissaient aucune suite. A la limite même, c’est le collègue qui se retrouve avec sa famille, en train de pleurer son deuil, sans consolation objective.
Pouvez-vous nous donner des exemples de magistrats qui en ont été victimes de tels traitements?
Non, je ne dirai pas leurs noms, par respect pour eux-mêmes. Mais, dans la magistrature, tout le monde sait. Les gens ont eu à évoquer cela en réunion, en assemblées générales, mais cela n’a jamais eu de suite.
«Magistrats insultés, battus, trainés dans la boue»
Il y en a même certains (des magistrats ndlr) qui ne viennent plus aux assemblées générales de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums), parce qu’ils se sentent peut-être frustrés, abandonnés. Comme on n’a pas d’issue, par état de nécessité, moi, j’ai saisi la presse parce qu’on a une presse responsable et indépendante. On a une presse d’investigation et dans beaucoup de cas, la presse a eu à rétablir la vérité des faits, d’autant qu’en pareille circonstance…, (il ne termine pas sa phrase).
«Rapports de commissariats truffés de contrevérités»
Ce n’est pas toute la police sénégalaise qui est négative. Il y a de bons policiers au Sénégal qui sont correctes, professionnelles et qui font leur travail correctement. Pour preuve, moi-même, j’ai eu, en tant qu’ancien juge d’instruction, à travailler avec des policiers dans plusieurs affaires. En revanche, on assiste de plus en plus à des pratiques illégales. Il faut que les gens arrêtent de dénaturer les choses. Je vous donne l’exemple de la gendarmerie. D’habitude quand un gendarme commet une infraction, la brigade prévôtale enquête objectivement. La gendarmerie sénégalaise est à l’image de la gendarmerie française.
N’y a-t-il pas l’équivalence de cette brigade prévôtale dans la police?
En réalité, il y a la police des polices au Sénégal. Mais, je suis désolé, car, généralement depuis le départ, les rapports établis à partir de commissariats sont truffés de contrevérités. Ils ont l’habitude de protéger leurs agents, ils ont l’habitude de couvrir le faux et ça doit cesser. Je suis sûr qu’il y a des hauts gradés de la police que cette situation sidère parce que ce sont des hommes droits. Nous sommes dans un Etat de droit, un pays civilisé et il faut que force reste à la loi. Personne n’a le droit de frapper personne, sauf dans les cas exceptionnels prévus par la loi : légitime défense, état de nécessité, provocation etc. Le corps humain est sacré et inviolable. Quand on assiste à certaines situations et qu’on n’agit pas, on ne mérite pas d’être un être humain, encore que l’article 65 du Code de procédure pénal enjoint tout citoyen d’intervenir en cas de flagrant délit. Dans cette affaire, j’ai agi en tant que citoyen. Tout citoyen qui découvre une situation de flagrance doit intervenir et même conduire l’individu devant qui de droit. Mais, quand ce sont des policiers qui sont en infraction et qu’on intervient pour leur parler diplomatiquement, sans succès, cela explique que l’Etat de droit doit être revisité. C’est pour cette raison que j’ai décidé de briser la loi du silence.
Voulez-vous dire que les magistrats sont victimes d’un certain corporatisme ?
Mais, carrément ! Un corporatisme qui ne se justifie pas. Juste après l’incident, j’ai relevé une complicité de corps à dénoncer. Or, dans la magistrature, quel que soit le degré d’implication du collègue, l’enquête est toujours menée objectivement par l’Igaj (Inspection générale de l’administration de la justice).
C’est vous dire que nous savons faire abstraction de certaines considérations, nous savons faire le distinguo lorsque nous agissons en tant que citoyen et lorsque nous agissons dans le cas de l’exercice de nos fonctions. Dans ce cas, (l’incident avec les policiers devant son domicile lougatois ndlr), ce n’est pas un magistrat qui est intervenu, mais c’est un citoyen sénégalais qui a assisté à une bavure policière et, après avoir décliné sa qualité, il a lui-même été agressé.
Donc, c’est après qu’ils ont su que vous étiez magistrat qu’ils vous ont tenu ces propos ?
Il faut faire le distinguo. Lorsqu’ils étaient en situation infractionnelle, je suis intervenu en tant que citoyen. Lorsque la situation a failli dégénérer, je me suis présenté, l’inspecteur de police est venu et leur a dit : «c’est un juge, je le connais, arrêtez, arrêtez !» Ils ne lui ont même pas obéi et ont continué à dire et faire ce que bon leur semblait, à déverser l’eau sur cet individu. C’est un mécanicien qui était en tenue de travail. Il était très mal en point. Ils l’avaient battu devant moi, ils l’ont injurié de mère devant moi. Ils lui ont déversé de l’eau et lui ont pris son sandwich. J’ai vu l’agent du Groupement mobile d’intervention (Gmi) qui avait le sandwich. Le gars s’est même rendu compte, selon sa version, qu’on lui a pris son argent. Pire encore, j’ai vu au minimum quatre éléments du Gmi à l’intérieur du véhicule, en train de le bastonner et vous voulez que je me taise.
En dehors de cette saisine de la justice avez-vous saisi d’autres structures ?
Le lendemain, deux plaintes ont été déposées au parquet de Louga, auprès du directeur de la police judiciaire, en l’occurrence, monsieur le procureur de la République. J’ai dit que je ne m’étendrai pas sur ces dossiers parce qu’il y a le secret de l’instruction. Je ne veux pas gêner ou faire semblant de procéder à une quelconque influence. J’ai préféré ne pas remettre les pieds au tribunal régional de Louga (il y était en poste il y a quelques années), de les laisser faire et je n’y remettrai pas les pieds tant que je n’y serai pas convoqué comme témoin ou je ne sais quoi encore. A ce que je sache, la procédure doit revenir au tribunal militaire mais tout cela, on verra. D’autre part, j’ai saisi la Ligue sénégalaise des droits de l’homme (Lsdh), la Rencontre africaine des droits de l’homme et des peuples (Raddho). Mais avant tout, j’ai informé, par un rapport, l’Ums tout comme ma hiérarchie.
«Rapports en coulisse contre des magistrats»
Je dois signaler que l’incident s’est déroulé en présence des jeunes du quartier. Mais, lorsqu’ils sont descendus, je leur ai dit, « restez de côté, ne commettez aucune infraction, qu’on ne puisse jamais vous reprocher d’avoir frappé des policiers ou d’avoir incendié leur véhicule. » Il y avait pas moins de 200 jeunes qui sont sortis. Ils me connaissent dans ce quartier et savent comment je suis (…).
Que pensez-vous des bulletins de renseignements et des rapports de la police ?
Je ne me mêle pas du travail de la police. Mais tout ce que je sais, c’est qu’on ne peut pas choisir un métier aussi noble que la magistrature et accepter de subir des pressions. D’ailleurs, j’imagine mal comment un policier peut faire un rapport sur un magistrat. Ils ont le droit de faire des rapports sur les magistrats, lorsque ces derniers sont impliqués dans les faits survenus. Mais, lorsqu’ils se permettent de faire des rapports en coulisse contre des magistrats, moi, je ne suis pas du genre à le cautionner.
Ça existe des rapports en coulisse contre des magistrats ?
Mais il y a beaucoup de cas. Je suis sûr qu’ils écrivent à outrance sur des magistrats. Ce sont, dans la plupart des cas, de faux rapports, des rapports biaisés. Ce que je critique, c’est le fait que certaines autorités donnent crédit à ces faux rapports.
· Le Magistrat s’était interposé suite à des bastonnades exercées sur des jeunes