LE SENS DE L’ÉTOFFE
EMMANUELLE J. ADJOVI, CRÉATRICE DE MODE

On ne peut pas dire que de la pharmacie à la mode, il n’y a qu’un seul pas. Loin de là. Et pourtant, Emmannuelle Jodan Adjovi dite Emma a su franchir allègrement la ligne et sans dommages.
Il est de ces caprices du destin qui vous font prendre des chemins que vous ne vous étiez pas forcément tracés. De ces changements brusques de trajectoire qui surviennent quand vous vous y attendiez le moins mais qui, en définitive, vous mènent vers ce qui fera votre fortune et votre renommée. C’est ce qui est arrivé à Emmannuelle Jodan Adjovi, dite Emma, créatrice de mode et propriétaire de la marque Emma Style qui a fini de se coudre une belle étoffe dans le monde de mode sénégalaise, sous-régionale voire internationale.
Etudiante en 3ème année de Pharmacie à la fin des années 1990 à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, un jour, elle se réveille et abandonne les chemins de l’amphithéâtre. Les nombreux cours à réviser n’y sont pas sans doute étrangers.
« Chaque année, c’était la deuxième session et cela commençait à m’être vraiment insupportable. Je sentis que je ne pouvais pas m’épanouir dans cela, ce n’était pas ma vie », explique- t-elle.
Qu’importe si le père magistrat a boudé sa fille pendant quelque temps, mais pour Emma, c’était clair dans sa tête qu’elle n’était pas faite pour devenir pharmacienne.
Et aujourd’hui, l’avenir lui a donné raison. Persuadée d’accomplir son inévitable destin ailleurs que dans une carrière universitaire, Emma s’est imposée avec la hargne d’une ambitieuse.
Son événement Emma Style Show, dont la 6ème édition s’est tenue le week-end dernier à Dakar, est la preuve de cette réussite. Ce concept original de dîner-spectacle à but caritatif draine et mobilise le gratin des sommités et des talents en herbe de la mode sénégalaise et ouest-africaine.
Pour cet entretien, nous sommes à la terrasse d’un hôtel huppé de la capitale où Emma a pris ses quartiers. Au bout de quelques minutes d’attente, une dame habillée en robe sobre à fleurettes noir et blanc et chaussée de sandales du même ton se présente.
De loin, Emmannuelle Jodan Adjovi dégage un air de jeune fille, de près la perception change. Une certaine fatigue se lit sur son visage, ce sont les conséquences de l’organisation de la soirée de Gala, puis l’enchaînement avec un défilé le lendemain et la participation à un forum sur les Pme. Il n’empêche, cette lassitude ne masque pas les traits réguliers de cette quarantenaire au sourire affable et mère de deux enfants.
D’origine béninoise, Emma a vécu son enfance dans différents pays au gré des pérégrinations d’une mère comptable travaillant aux Nations Unies et d’un père magistrat. Elle fait l’école primaire en France où elle a vécu pendant 8 ans, entre Paris et Avignon.
Ne supportant pas les rigueurs de l’hiver car souffrant de sinusite, elle retourne au Bénin pour deux ans, avant d’aller au Togo, puis au Ghana, ensuite en Côte d’Ivoire avant de poser ses baluchons au Sénégal il y a main- tenant 17 ans.
Une passionnée de travail
A défaut de s’inscrire en Médecine, la jeune Emmannuelle s’inscrit en Pharmacie, comme quoi à défaut de grives, il faut se contenter de merles. Seulement ici, l’arbre ne portera jamais les fruits espérés.
« J’ai pris du temps à savoir que ce n’était pas ma vocation. Quand on réussit le bac, on suit les recommandations des parents même si on sent au fond de soi que ce n’est pas ce qu’on veut faire. Mais on a toujours du mal à braver les parents. Finalement, un jour, je me suis réveillée et j’ai appelé mon père pour lui dire que j’arrêtais tout. Il n’était pas content de moi et Dieu merci que j’étais loin sinon il m’aurait tuée », raconte-elle avec un grand éclat de rire.
Les amphithéâtres et autres laboratoires de l’Ucad désertés, Emma s’oriente vers les écoles de commerce. Et c’est l’Institut supérieur de management (Ism) qui lui ouvre ses portes et lui a fait dé- couvrir le marketing et les stratégies de vente. Emma vient de trouver sa voie et son créneau.
« J’aime le métier de contact, le marketing et la vente me le permettent. Après avoir décroché mon bachelor puis mon master, j’ai commencé à travailler tout de suite en entreprise comme consultante junior. J’étais chargée d’élaborer les stratégies marketing, d’événements et de communication. Quand vous aimez quelque chose, vous essayez de le développer », dit-elle.
Des propos qui font échos à ceux de son père qui, un jour, lui a conseillé : « Quand tu le veux vraiment, tu te sacrifies pour et tu l’auras ».
Depuis, armée de cette conviction, Emma n’a de cesse de se donner corps et âme pour arriver à ses fins. Spécialiste en élaboration de business-plan et de coaching, elle rachète un salon de coiffure qui, dans le temps, se trouvait à la rue Carnot. Elle vient de poser le premier acte de l’aventure qui fera sa renommée.
Dans la foulée, Emma ouvre son cabinet de marketing, lance sa maison de mode et met dans les kiosques Emma Mag. Ce magazine trimestriel fait la promotion des pays africains et surtout de l’entreprenariat féminin.
« Les gens me demandent aujourd’hui comment je fais pour gérer tout cela à la fois et pour tenir le rythme. Cela, je le dois beaucoup à mon père. En tant que magistrat, il a fait l’école de police, donc pour lui, c’était exécution avant réclamation », explique cette bête de travail.
Et d’ajouter : « Je suis une hyperactive, j’aime bien avoir un planning chargé.
La reine du wax
En 2006, quand Emma a lancé sa marque de vêtement, ce n’était pas gagné d’avance puisque son tissu de prédilection, c’est le wax, une étoffe qui, pendant longtemps, a été considérée comme un produit pour la petite classe. Mais Emma a su contribuer à donner à ce tissu typiquement africain une valeur, au point qu’aujourd’hui, mêmes les Occidentaux le portent.
« Notre heure a sonné avec le wax. On n’avait pas de jeunes créateurs qui osaient utiliser ce tissu pour faire des trucs modernes. Aujourd’hui, on en a plein. A Dakar, on voit beaucoup de mannequins porter des vêtements en wax absolument magnifiques. Et cela donne envie à l’autre de découvrir. Avant, le wax était utilisé pour le pagne ou pour la jupe longue. Les blancs ne pouvaient pas porter cela parce que ce n’est pas pratique pour eux. Aujourd’hui, on fait des shorts, des jupes courtes et c’est cela qui l’a fait se développer », explique-t-elle.
Avant de se réjouir qu’aujourd’hui, Emma Style, c’est « plus de 7.000 clientes dont 50 % de fidèles ».
Sur les conseils de ses clientes et de quelques stylistes, Emma se lance dans des défilés pour présenter ses collections. C’est comme cela qu’a commencé le concept du dîner-spectacle Emma Style Show. La première édition a été organisée en 2007 avec pour thème « Secrets d’Afrique ».
Après cinq éditions consécutives, une pause de deux ans est observée à partir de 2011, avant que cet événement tant attendu ne revienne au-devant de la scène cette année. Profitant de cette pause stratégique, Emma a ouvert des filiales en Côte d’Ivoire et au Ghana.
Emma n’a jamais fait d’école de stylisme, mais si elle en est arrivée là, c’est parce qu’elle a su s’entourer de professionnels. Le succès de la marque Emma Style est bâti sur la capacité de son propriétaire à innover, à rafraîchir et à moderniser les collections.
D’ailleurs, elle vient de lancer une deuxième marque «EandE» basée aux Etats-Unis. La cérémonie de lancement s’est tenue au mois d’avril dernier à Washington.
Où s’arrêtera donc Emma ? Pour le moment, elle n’envisage pas d’explorer d’autres créneaux. Avec les filiales à gérer, les ventes en ligne, la clientèle à fidéliser, les collections à renouveler tous les trois mois, « c’est épuisant », pense-t-elle.
Son seul objectif, pour l’instant, c’est le renforcement de la position de la marque Emma Style dans la sous-région. Là également, ce n’est pas gagné d’avance, mais avec l’abnégation dont elle a fait montre jusque-là, nul doute qu’Emmanuelle Jodan Adjovi a les épaules assez larges pour réussir son pari.