LE VOYAGE DE BODIEL
ROMAN D’ALIOUNE BADARA BèYE, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES ECRIVAINS DU SÉNÉGAL

Le lendemain matin, de très bonne heure, elle alla dire au revoir à son mari, le vieux Bakar, connu pour son calme légendaire. C’était la qualité des grands hommes. Après un dernier salut, elle s’engouffra dans la chambre de sa fille. Oulèye dormait encore quand elle la tapotait presque en pleurant :
- Binguel, Binguel !
La petite Oulèye sursauta et s’agrippa au cou de sa maman. Elle aimait beaucoup sa mère, d’un amour infini.
Tendrement, mais franchement Bodiel lui expliqua :
- Binguel, tu sais bien que je pars pour toi seulement, je vais consulter un vieux sage de mon village natal. J’en ai parlé à ton père très brièvement mais il ne faut surtout pas lui dire que c’est toi qui es malade, s’il plaît à Dieu, tu guériras bientôt. Puisse Allah entendre mes prières !
Elle embrassa longuement sa fille et sortit les yeux remplis de larmes.
Sa tristesse était infinie mais son courage énorme. Elle sentit que la lutte serait dure, mais la vie est ainsi faite puisqu’elle constitue un perpétuel combat, une lutte sans merci. Avec un grand effort, Oulèye fixa sa mère en pleurant :
- Maman, je jure de t’attendre et de garder le secret.
Elles s’étreignirent longuement, puis finalement Bodiel se détacha en s’adressant à sa fille :
- « Binguel, Inch Allah », nous nous retrouverons bientôt.
Sans coup férir, elle sortit de la chambre de sa fille et prit la calèche qui l’attendait. Elle n’avait rien perdu des reflexes bourgeois qu’elle avait depuis sa naissance et que son mariage avec le vieux Bakar ne lui avait pas fait perdre. Même reléguée au second rang depuis quelques temps, elle gardait néanmoins toujours sa personnalité et sa fierté d’alors.
Elle avait connu dans un passé encore récent la gloire et le succès, le bonheur et la tendresse. Maintenant qu’elle subissait les rigueurs de la généreuse loi des contraintes, elle se disait, croyante, que la vie est ainsi faite.
La gracieuse Bodiel n’avait comme escorte que deux esclaves et un garde du corps. Quel contraste avec la fameuse escorte de la fille de Dado, sa rivale. Mais Raki, c’était autre chose.
C’est une créature fabuleuse, qui ne pouvait être comparée à aucune autre fille. C’était une créature unique que les Dieux ont purifiée avant de l’autoriser à défier les forces de la nature. Les existences sans souffle du fond de leurs antres l’avaient façonnée avec leurs doigts divins. Raki était d’une autre planète.
Le voyage de Bodiel fut long et harassant, mais elle était décidée à soigner sa fille. Pour cela, elle ira jusqu’à la limite des possibilités, rien ne l’arrêtera.
Le soleil était au zénith quand l’escorte de Bodiel franchit les derniers remparts du Diéri, le Fouta « Tague » s’annonçait déjà par une fraîcheur passagère, un paysage verdoyant, une beauté certes disparate, mais combien attirante. La nature du Fouta était son principal atout.
Fanay Dièry était un village toucouleur historique et calme. C’était un beau village perdu au milieu des sites touristiques, situé à la frontière entre le Oualo et le Fouta et qui présentait les vertus pieuses et traditionnelles propres au toucouleur.
Une grande mosquée au milieu du village, une arène pour la lutte traditionnelle, une école coranique en pleine expansion, le tout complété par la bénédiction de l’arbre à palabres des anciens, rien ne manquait à ce village toucouleur, sa beauté était d’une simplicité rare complétée par un aspect exotique qui ne trompe guère.
Bodiel fût, dès son arrivée à Fanay, submergée de questions, mais elle resta avare en confidence. Vingt quatre heures de séjour lui rappelaient quelques agréables souvenirs.
Sa modestie avait fini par lui créer certains ennemis parmi les membres de sa famille, parmi les Torrodos de son village. Le sens humanitaire avait pris le dessus sur ses possibilités réelles, mais tout ceci ne faisait qu’accentuer les incompréhensions de ce peuple très attaché aux vertus traditionnelles.
Le souvenir des funérailles de sa grand- mère resta dans son esprit. C’était un jour de vendredi et les sages qui furent témoins de cette ultime cérémonie rejoignirent les imams dans leur recueillement. La mère de Bodiel élira domicile au paradis.
Elle en était convaincue, maintenant que cette jeune femme tant adorée n’était plus de ce monde. Bodiel avait perdu son père à l’âge de trois ans.
Elle garda vaguement le souvenir de ce père qu’elle n’a pas eu le temps de connaître encore moins d’aimer ; tant de souvenirs se confondaient dans son esprit, mais ne l’éloignaient guère du but de son voyage.
Bodiel était descendue chez sa tante Aïssatou, la petite sœur de sa mère. Ne voulant pas perdre de temps, elle avait dès les premiers entretiens, exposé le problème qui motivait sa visite dans sa globalité, en insistant bien sûr, sur le caractère confidentiel :
-Tante ! Lui dit-elle, ma visite doit te surprendre, car cela fait bientôt vingt ans que je n’ai pas foulé le sol de ce village. J’ai toujours gardé un souvenir mémorable de mon enfance. Jamais un seul instant, je n’ai pensé à vous oublier, seul mon devoir de femme dévouée à son ménage m’avait empêché de faire le déplacement, mais maintenant, je viens solliciter ton aide.
-Que puis-je faire pour toi ?répondit sa tante. Je sais que ton ménage ne marche pas très bien, mais ne t’en fais pas, tout ce qu’une main crée, peut être défait par une autre main. Cette loi humaine est impitoyable mais réelle et incontournable.
C’était une menace à peine voilée contre la mère de Raki, et Bodiel s’empressa de préciser :
-Une telle malédiction, ma tante, ne pouvait en effet être dirigée providen- tiellement par la main du Seigneur, mais par un génie du mal. Dado, non contente de me ravir l’amour du vieux Bakar, le prestige de Saré- Lamou, vient maintenant d’attirer les foudres de la malédiction sur ma fille.
- Oulèye ? Sursauta la tante Aïssatou.
- Oui ! Tante, la même qui m’apporta jadis la joie, le bonheur, le réconfort moral, la gaieté, l’ambiance familiale. Oui tante, c’est Oulèye que Dado a choisie pour atteindre mon cœur. Elle ne pouvait mieux choisir. C’est vrai que le bon Dieu ne fût pas très tendre avec ma fille.
C’est vrai aussi que depuis son jeune âge, elle grandissait sous l’ombre de Raki. Cependant, je pense que cette punition était suffisante, mais hélas, trois fois hélas, Dado est sans pitié, une femme sans cœur, dépourvue de tout sentiment humain.
Comment pouvait- elle haïr autant ma fille ? N’était-elle pas satisfaite de la manière dont le destin l’a favorisée ?
C’est une vipère, cette Dado ! Coupa tante Aïssatou. Mais qu’est ce qu’est ce qu’elle a donc, la petite ?
Un silence, puis Bodiel prit son courage à deux mains :
- Tante, ma fille est atteinte de la lèpre. Les premiers signes commencent déjà à se manifester et le temps ne joue pas à notre faveur.
- Ma fille, je crois qu’il faut faire vite, car c’est vrai, c’est une maladie qui n’attend point.
Tante Aïssatou pensive, se leva brusquement de sa natte et déclara, tout en fixant Bodiel :
Ma fille, il n’y a pas de temps à perdre, allons voir rapidement le vieux guérisseur Oumarou.
Elles sortirent ensemble d’un pas lourd et hésitant, traversèrent le village.
Arrivées en face d’une case perchée sur une masse de terre rouge, elles s’arrêtèrent un instant pour implorer la miséricorde divine, et finirent par frapper à la porte. Puis sans attendre, elles entrèrent à pas lents.
En face d’elles, était assis un vieil homme, le cou entouré d’un collier portant des cauris, la tête cernée d’un bandeau blanc sur lequel était fixée une plume d’oiseau.
Il porte des talismans qui croisaient sur son thorax, une ceinture de perles à la taille amincie, une mixture de peintures recouvrait son boubou sur lequel étaient gravés des signes indescriptibles désignant des animaux, des symboles etc.
Juste en face de ses jambes croisées il y’avait deux flacons contenant du lait caillé et où somnolaient d’innocentes petites bestioles.