LE VOYAGE DE BODIEL
ROMAN D’ALIOUNE BADARA BèYE, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES ECRIVAINS DU SÉNÉGAL

Les yeux baissés, il fixait une calebasse remplie de petits cailloux et au fond de laquelle on pouvait apercevoir l’écaille dorsale d’un reptile. D’un ton sec et ferme, le vieux Oumarou qui avait gardé jusqu’ici le silence demanda enfin :
-Vous êtes venue pour votre fille ? Bodiel, étonnée, répliqua : -Mais comment le savez-vous ? Le vieux Oumarou sourit enfin, et elles comprirent que, derrière le visage du guérisseur, se cachait un certain enthousiasme, une bonne humeur qui désarmait et assurait à la fois.
Vous savez, mes filles, répondit-il, j’ai appris dès mon jeune âge à lire entre les lignes, à entrevoir les mystères de la conscience humaine. J’ai aussi appris à traduire les significations des rêves, des projets, des nouvelles, j’ai appris à creuser et à développer les pensées des individus, leurs réflexions et surtout à déterminer les causes de leurs angoisses.
Une fois toutes les conditions réunies, je peux alors me pencher sur les remèdes, le traitement en particulier. Il va sans dire que mon diagnostic est gratuit.
Les génies refusent en effet les récompenses matérielles. Il peut arriver cependant qu’ils exigent un don, une offrande pour certains services rendus. Pour votre cas personnel, je ne crois pas qu’on en arrivera là, mais précisez-moi les maux de votre fille.
Bodiel nerveusement :
Elle est atteinte de la lèpre. Je voudrais qu’elle guérisse rapidement avant que la rumeur publique ne s’en empare. Je sais aussi que les maux dont souffre ma fille proviennent de ma rivale Dado qui a tout fait pour me détruire.
Elle nourrit à mon endroit une haine immense, et, malgré sa victoire matérialisée par les succès de Raki, elle n’est pas encore satisfaite. En réponse à toutes ses provocations, je voudrais donc qu’elle soit réduite en poussière, rejetée au plus humble rang d’un mortel ; que sa fille Raki, ne revienne plus à Saré-Lamou. Enfin, je désire ardemment retrouver l’amour et l’affection du vieux Bakar.
Pendant tout le discours de Bodiel, le vieux Oumarou avait les yeux fixés au sol. Avec sa main droite, il pilait dans un petit mortier quelques graines de gomme arabique mélangées avec de l’encens encore fumant.
Quand Bodiel finit de faire sa déposition, le vieux Oumarou s’adressa enfin à elle.
- Ma fille, je vais peut-être vous décevoir, mais je ne vous cacherai aucune vérité, tout vous sera précisé sans faiblesse. Pour la maladie de votre fille, sachez tout d’abord que votre rivale est innocente, les dieux me l’ont confirmé. C’est un mal providentiel.
Quant au traitement, je vais la suivre jour après jour jusqu’à sa guérison complète, dont je me porte garant dans trois à quatre mois au plus. Et si je vous dis que je vais vous décevoir, c’est surtout en ce qui concerne la fille de votre rivale.
-il s’agit de Raki. Sachez tout d’abord que cette fille a reçu la bénédiction des Dieux, son présent est fulgurant, son avenir radieux, dans mes rêves, les génies l’on baptisée la « lumière de Saré-Lamou ». Le Fouta l’a vu naître, le Oualo l’a baignée avec l’urine de Ninki Nanka, les deux forces occultes de ces grandes régions ne peuvent échouer.
Raki est bien une créature à part, une bénédiction des eaux que ni les vagues, ni les océans ne peuvent détruire. Raki à quelque chose de surhumain car même la nature couve à pas de velours la destinée de cette fille.
La prophétie s’est prononcée en confirmant que Raki deviendra le trait d’union de cette partie de notre pays qui a vécu plus de deux cents ans dans la tourmente et la méfiance et parfois sous le feu de la haine entre le Fouta et le Oualo. La prophétie confirmera Raki dans les annales de l’histoire comme celle qui a incarné le rapprochement entre les peuples du Oualo et du Fouta.
Après une petite pause, le vieux Oumarou continua :
Dieu a créé la nature, les êtres humains, les animaux, parmi ces êtres, il n’a pas créé d’immortels, mais il a donné vie à certains êtres qui ne connaîtront jamais l’amertume de la défaite. Raki immortalisera l’union des peuples du Oualo et du Fouta.
Une seule ombre apparaîtra dans sa vie, un amour qui ne sera pas accepté par son peuple, mais elle vaincra ce dernier obstacle et plus rien ne l’arrêtera. Raki sera un symbole, elle le démontrera avec une aisance et une invulnérabilité insolentes que les génies frustrés tenteront de lui disputer mais sans espoir car, comme je vous l’ai affirmé, Raki ne trouvera aucun obstacle sur son chemin. C’est une divinité absolue, venue sur terre pour triompher.
Elle survolera tous les obstacles, et son nom restera gravé dans les obélisques, dans les monuments, sur les troncs des arbres millénaires et dans les limbes de l’histoire.
Ma fille, la science du vieux Oumarou est impuissante devant cette créature bénie par les Dieux.
Bodiel ne pouvait plus cacher sa déception, ses sanglots résonnèrent dans la case du vieux Oumarou qui s’empressa de la réconforter.
Du calme ma fille ! Je ferai le maximum pour que ta fille guérisse. Quant à Dado ta rivale, essaie d’effacer la haine qui couve entre vous. Considère-la comme un havre de paix et de gaieté.
Les conseils du vieux guérisseur Oumarou réconfortèrent un peu Bodiel qui se mit subitement à regretter sa haine envers Dado. Mais tant d’années de suspicions, de désaccords, de méfiance ne pouvaient pas s’effacer en un jour.
Tant de choses se sont passées depuis la première maternité de sa rivale. Une succession de malentendus et d’accusations entretenues par la nouvelle situation de Raki.
Les yeux remplis de larmes, Bodiel qui avait l’air d’avoir vieilli de dix ans, ne voulait pas obtempérer malgré les assurances du vieux Oumarou. Elle finit quand même par lui confirmer sa haine :
- Je ne pourrai jamais plus accepter Dado, dit-elle rageusement. Elle m’a fait beaucoup trop de mal, et si vous n’y pouvez rien qu’est ce qui me reste à faire ?
- Rien ma fille sinon retourner à Saré- Lamou et attendre le verdict des cieux. En ce qui concerne ta fille, il ne faut pas tarder à me l’emmener, je sacrifierai la plupart de mes heures pour qu’elle redevienne comme avant, je vous le certifie et que Dieu vous protège.
Bodiel se leva, salua poliment le vieux Oumarou et sortit de la hutte suivie de sa tante Aïssatou qui était encore abasourdie par les révélations du guérisseur.
Elles marchèrent longtemps ensemble. Sur le chemin du retour, chacune essayait de lire dans la pensée de l’autre, mais leur impuissance devant la réalité était manifeste, car Oumarou était le dépositaire des secrets d’hier, l’homme qui était là pour analyser le bien-fondé des diseurs de louanges.
Oumarou était l’unique recours. Elles comprirent qu’elles viennent d’épuiser leurs derniers espoirs.
Tante Aïssatou savait-elle que le vieux Oumarou était devenu dans ce village le détenteur des richesses ancestrales. Cinquante années de profondes études historiques avaient fait de lui l’homme le plus vénéré de la cité. C’était l’homme clé, l’homme miracle, l’homme destin, l’homme Dieu.
L’inévitable devait donc se produire par la force des choses : arrivera-t-elle à convaincre sa fille ? Pourra-t-elle continuer à cacher la vérité à son mari ?
Sera-t-il nécessaire de le faire ?
Toutes ces questions hantaient sa conscience, et Bodiel était devenue un être vaincu, incapable de toute réaction, de toute résistance. En définitive, un rêve vaincu par la vie et par le destin.
Le retour s’annonça difficile pour Bodiel, un avenir plus qu’incertain faisait maintenant d’elle une victime, une proie facile, livrée aux forces destructrices de la vie.
Elle passa une dernière nuit à Fanaye Diéri en compagnie de tante Aïssatou, une nuit ténébreuse entrecoupée par les éclairs. Les étoiles minuscules avaient disparu dans les nuages emportant avec elles leur clarté et leur charme.
Le berger nostalgique des chaudes matinées fiévreuses songeait à son troupeau apeuré, dans cette nuit ténébreuse, les cours d’eau prosternés faisaient appel à la compréhension de cette pluie providentielle guettée par les mers océanes.