LE VOYAGE DE BODIEL
ROMAN D’ALIOUNE BADARA BèYE, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES ECRIVAINS DU SÉNÉGAL

Il marchait désormais avec un bâton, il ne voulait plus de la vie. Il se demanda si le destin vengeur ne l’avait gardé en vie que pour qu’il sente l’immense douleur de perdre des êtres les plus chers.
Il dirigea la cérémonie funèbre et dans une solitude indescriptible gagna la mosquée, son unique lieu de recueillement.
Bodiel ne pouvait résister très longtemps à cette épreuve, elle devint folle et même dangereuse ! Elle était sujette à d’étroites surveillances.
Parfois d’immenses éclats de rire fuyaient de sa chambre ; elle avait une crise de folie hystérique. Saré-Lamou était devenu un enfer. Que de choses se sont passées depuis le départ de Raki ?
Un jour de pluie, Bodiel devenue folle, eut une crise cardiaque et rendit l’âme à Dieu. C’était la deuxième déception du vieux Bakar.
Pourquoi tant de malheur s’abattent sur lui à son âge ? Devait-il payer les années de joie, de satisfaction ? Devait-il payer de ses années de gloire ? Qu’est devenu le beau jeune homme des forêts heureuses ?
Un découragement total s’empara de lui au retour des cimetières.
-Où est Raki, qu’attend-elle pour revenir ? Pourquoi ne vient-elle pas soutenir son vieux père que le destin impitoyable frappe chaque fois de son fléau ?
Le vieux Bakar retrouva son calme devant la vieille Dado aux cheveux blanchis par l’âge.
Elle était encore beaucoup plus jeune que lui, mais les dures épreuves avaient fini par vaincre leur résistance.
« Diom Galam », lui dit-elle, repose ton esprit, Allah est seul Tout Puissant. Raki sera là bientôt.
Même si elle vient, sera-t-elle épargnée par cette malédiction qui me poursuit ?
-« Diom Galam », Dieu est grand. Repose en paix et n’y pense plus.
Un matin de très bonne heure, Raki laissa derrière elle Thillé. Elle laissa son amour derrière elle. Le voyage fut cette fois fatiguant, la chaleur était intenable.
Raki rêvait de son Meïssa. Elle devrait rester des jours sans le voir. Comment est- ce possible ? les mêmes questions revenaient sur ses pensées, mais elles restaient sans réponse, emportées dans les flots des regrets.
Elle revoyait les moments de tendresse infinie !
Elle revoyait l’immense paix des champs fleuris dans le « Bépar Gorom ».
Elle se revoyait disciple de Meïssa divulguant les secrets des sauriens dans les eaux du Oualo ! Elle avait appris à aimer cette mystérieuse terre, elle l’aima fortement et comprit pourquoi le Oualo était si glorieux et intouchable ; c’était la terre des Dieux noirs ensevelis dans les empires en ruines, le refuge éternel des êtres supérieurs.
Les vautours et les aigles partaient découvrir quelques tombes esseulées de ces cœurs éteints, ceux là même dont parle encore l’histoire. Raki pensait encore à cette concurrence justifiée. Elle avait grandi. Les temps ont vraiment changé. Elle se rendit compte maintenant que le Oualo n’était pas ce qu’elle pensait. C’était une terre de grandeur, mais surtout de fraternité et d’amour.
Perdue dans ses rêves, elle ne se rendit pas compte que Saré-Lamou se dessinait maintenant majestueusement en face du convoi. Un moment elle frissonna et s’adressa à Awa:
- Awa ! Crois-tu que mon père comprendra ?
- Peut-être répondit Awa, je sais seulement qu’il aimerait que l’étoile qui eclaire sa maison reste dans le Fouta, quel que soit son pouvoir.
-Je sais que se sera très difficile.
Raki garda le silence, décidée à défendre son amour jusqu’au bout.
Déjà, les premiers guides étaient au village, les enfants dans leur insouciance légendaire s’exerçaient à des courses folles à la rencontre des chevaux.
Raki sortit de sa tente, l’air fatigué et découragé ; elle ne comprenait pas pourquoi ses parents ne sont pas venus à sa rencontre. Elle se dirigea directement dans la maison et vit son Baba Bakar que la souffrance avait vieilli de plusieurs années.
Voyant la seconde partie de la maison fermée, elle demanda à son père :
-Baba ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
-Raki ma fille ! Comment as-tu fait pour rester si longtemps sans me voir ?
-Papa, je tenais compagnie à grand-mère ! Maintenant ! Mais pourquoi ce silence ?
-Ma fille ! Répondit Bakar, depuis ton départ, deux drames se sont passés derrière toi : Oulèye s’est suicidée, elle s’est brulée vive. Bodiel est morte folle ! Cela en était trop pour ton vieux père.
Raki était désarmée, venue parler de son amour, elle trouva un double deuil et un père abattu.
Pendant un moment, elle oublia ses joies passées, ses victoires encore récentes, elle oublia son Meïssa ! Elle demanda sa mère. Le vieux Bakar l’emmena jusqu’au lit de Dado.
Elle regardait le lit, Dado était allongée, le regard livide. Raki embrassa chaleureusement sa mère :
-Maman, tu es malade ?
-Un peu seulement, répondit sa mère, j’étais très inquiète à ton sujet, je croyais même, qu’un certain malheur t’était arrivé ? Tu n’as écrit qu’une seule fois. Ce n’était pas gentil ma fille.
-Excuse-moi maman.
-De rien ma fille, et ta grand-mère ?
-« Al ham doulilahi » reprit Raki.
-Bien maintenant va te reposer, nous reparlerons de tout cela demain.
-Maman et Oulèye ?
-Paix à son âme, elle a beaucoup souffert ta sœur, elle s’est suicidée. -Parce qu’elle était atteinte de la lèpre.
Raki sursauta, les yeux déjà remplis de larmes, elle tomba sur le lit et pleura à chaudes larmes. Elle oublia très vite les réprimandes, les jalousies, les méchancetés lancées à son égard, elle oublia les souffrances de sa mère. Raki était incapable de haïr comme toutes les grandes âmes, elle pardonnait facilement.
Toute sa pensée était maintenant vers sa sœur disparue, une sœur qui ne l’a jamais acceptée comme telle, elle ne put s’empêcher de penser que le destin était allé trop loin.
Sa sœur avait trop souffert avant de mourir, à son âge, c’était trop injuste. Le destin n’avait pas été trop tendre avec sa sœur, il avait frappé trop fort. Elle regagna sa chambre et continua à pleurer, la nuit recueillait ses larmes perdues sous le grondement du tonnerre insensible à sa douleur.
Raki passa l’une de ses plus longues nuits. Elle pensait à peine à son Meïssa retenu dans les rives du Oualo, elle comprenait déjà que la vie n’était qu’un fétu de paille qui se brise au moindre coup de vent.
Elle se demandait à quoi cela servait d’être si belle si les messagers des ténèbres pouvaient venir à tout moment prendre ton souffle ? Elle se demandait puérilement pourquoi la personne devait mourir, pourquoi ne pas vivre éternellement comme le vent invisible ?
Cette nuit passa muette et obscure. La lune dans son onde cristalline avait regagné sa cachette. Le village gardait un calme inquiétant.
Les jours passèrent rapidement et Saré Lamou avait repris son visage d’alors. La pluie avait été bénéfique, les champs fleurissaient sous la joie des cultivateurs, les bétails satisfaits rentraient tous les soirs sous la surveillance des éleveurs amusés par la lourdeur de leur bas ventre.
Les nuits reprenaient leurs veillées sublimes sous le clair de lune royale enveloppé. Son étoile était désormais là pour protéger son ciel qui commençait à oublier sa pâleur.