TRUMP AFFOLE L’AFRIQUE
Face à l’onde de choc créée par les nouvelles surtaxes américaines, les économistes Souleymane Keita et Demba Moussa Dembélé sonnent l’alerte

Face à l’onde de choc créée par les nouvelles surtaxes américaines, les économistes Souleymane Keita et Demba Moussa Dembélé sonnent l’alerte : l’urgence, pour les économies africaines, selon eux, c’est de rompre avec la dépendance structurelle vis-à-vis des marchés extérieurs. Tous deux plaident en faveur d’un modèle économique plus résilient, reposant sur l’intégration régionale, la transformation locale des ressources et la diversification des partenariats commerciaux. Pour le Sénégal, cette crise apparaît non seulement comme une menace sérieuse à court terme, mais également comme un catalyseur potentiel d’une refondation économique stratégique à l’échelle nationale et continentale.
SOULEYMANE KEITA, ENSEIGNANT-CHERCHEUR A L’UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR : « Des initiatives de diversification des partenaires commerciaux s’avèrent inéluctables »
L’annonce de l’entrée en vigueur depuis, hier mercredi 9 avril 2025, d’une nouvelle série de surtaxes douanières décidée par l’administration américaine de Donald Trump, suivie du retropedalage de ce dernier, marque une inflexion majeure dans les échanges commerciaux internationaux. Sur le plan diplomatique, les autorités sénégalaises demeurent prudentes. Cependant, le Premier ministre a affirmé la volonté du gouvernement de défendre la souveraineté économique du pays. Cette position ouvre la voie à des initiatives de diversification des partenaires commerciaux, de renforcement des chaînes de valeurs locales, et de redéfinition stratégique des priorités commerciales.
Ces mesures, qui visent plusieurs puissances économiques ainsi que des nations émergentes, concernent également le Sénégal, avec l’instauration d’un droit de douane minimal de 10 % sur les produits en provenance du pays.
Cette orientation protectionniste du gouvernement américain s’inscrit dans une volonté affichée de « "rééquilibrer" des relations commerciales jugées historiquement désavantageuses pour les États-Unis », analyse l’économiste industriel, Souleymane Keita, enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Outre la Chine (34 %), l’Union européenne (20 %), le Japon (24 %), la Corée du Sud (25 %) et l’Inde (26 %), certains pays comme le Viêt Nam (46 %) et le Cambodge (49 %) sont particulièrement ciblés, en raison de leur dynamisme industriel croissant.
« CONJONCTURE DELICATE » EN AFRIQUE
Selon lui : « Les pays africains, pour leur part, se trouvent plongés dans une conjoncture délicate, marquée par une forte vulnérabilité liée à leur dépendance à un nombre restreint de marchés d’exportation. Le Sénégal, partenaire commercial des ÉtatsUnis dans le cadre de l’AGOA (African Growth and Opportunity Act), est directement concerné par cette évolution ».
EFFETS DIRECTS SUR L’ECONOMIE SENEGALAISE
Dans le cas où l’AGOA est maintenu sans modifications, « les produits sénégalais textiles, produits agricoles transformés, ressources halieutiques continueront de bénéficier d’une exonération de droits de douane, limitant ainsi les impacts immédiats de la décision américaine », indique l’économiste industriel. Toutefois, si certaines surtaxes venaient à s’appliquer même partiellement en dehors du cadre de l’AGOA, « la compétitivité du Sénégal serait sévèrement affectée par rapport à d’autres exportateurs, notamment asiatiques ou latino-américains », précise-t-il.
En scénario pessimiste, « une éventuelle exclusion du Sénégal de l’AGOA entraînerait une baisse significative des exportations textiles, pouvant atteindre 30 %, avec à la clé la suppression de milliers d’emplois et une contraction sensible des recettes en devises », prévient-il, non sans rappeler que les États-Unis représentent près de 15 % des exportations sénégalaises bénéficiant de l’AGOA.
EFFETS INDIRECTS : CHAINES D’APPROVISIONNEMENT ET INVESTISSEMENTS
Les conséquences de ces mesures dépassent le cadre strict des exportations. Certaines entreprises sénégalaises, qui importent des matières premières américaines (médicaments, équipements technologiques, etc.), pourraient voir leurs coûts de production grimper, affectant l’ensemble du tissu industriel. Par ailleurs, l’incertitude réglementaire générée pourrait freiner les investissements directs étrangers, notamment dans les secteurs clés des hydrocarbures et des infrastructures, où interviennent des firmes américaines telles qu’Exxon Mobil ou Kosmos Energy
Enfin, dans un contexte de guerre commerciale globale (USA-ChineUE), les perturbations sur les chaînes logistiques mondiales pourraient entraîner une flambée des prix à l’importation, touchant des produits stratégiques comme le pétrole, le blé ou les machines-outils.
RIPOSTES AFRICAINES : ENTRE ISOLEMENT STRATEGIQUE ET QUETE D’UNITE COMMERCIALE
Face à cette tourmente commerciale sans précédent, le professeur dira que les réactions des pays africains demeurent fragmentées, révélant l’absence d’une politique commerciale continentale véritablement coordonnée, en dépit des ambitions affichées de la Zone de libreéchange continentale africaine (ZLECAf).
DES REPONSES NATIONALES CONTRASTEES
Pour s’en convaincre, l’expert industriel donne en exemple le cas du Zimbabwe. A l’en croire, le président Emmerson Mnangagwa a pris l’initiative de suspendre les droits de douane sur les importations américaines, dans le but de stimuler le commerce bilatéral. Cette décision, motivée par une volonté d’apaisement et de coopération, reflète une orientation pragmatique face à un relèvement tarifaire de 18 %.
Face aux surtaxes américaines, plusieurs pays africains adoptent des stratégies différenciées. Le Lesotho, dont les exportations textiles vers les États-Unis représentent 45% de ses ventes extérieures et plus de 10 % de son PIB, a dépêché une délégation pour négocier un allègement tarifaire. L’Afrique du Sud, pour sa part, opte pour une réponse prudente et privilégie le dialogue, bien que ses exportations soient frappées d’un tarif de 31%, remettant en question les acquis de l’AGOA. Madagascar, confronté à une surtaxe de 47 % sur des produits clés comme la vanille, les métaux et les vêtements, a entamé une démarche diplomatique pour obtenir une révision des mesures. Quant au Nigeria, tout en valorisant le partenariat stratégique avec Washington, sa ministre du Commerce appelle à accélérer le commerce intra-africain à travers la ZLECAf et le PAPSS, afin de réduire la vulnérabilité économique du continent.
DEMBA MOUSSA DEMBELE, ECONOMISTE : «Des pays comme le Sénégal seront très affectés »
La récente décision de l’administration Trump d’instaurer des surtaxes douanières constitue un tournant décisif dans les relations commerciales entre les États-Unis et l’Afrique. L’African Growth and Opportunity Act (AGOA), qui visait à faciliter l’accès des produits africains au marché américain en les exemptant de droits de douane, semble désormais remis en cause. Dès lors, plusieurs observateurs, dont l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé, estiment que cette orientation marque la fin de l’AGOA tel qu’on le connaissait
La décision du président américain Donald Trump de fouler aux pieds et de manière unilatérale les règles de l’Organisation de Mondiale du Commerce (OMC) ne sera pas sans conséquences pour tous les pays singulièrement les pays africains les moins avancés (PMA). Comme l’a souligné le Premier ministre de Singapour, c’est même l’ensemble du système de libre-échange qui vacille. Interrogé sur les effets immédiats de ces droits de douane dont un taux de 10 % est appliqué au Sénégal, Demba Moussa Dembélé reconnaît la difficulté à quantifier, à ce stade, l’impact précis sur les exportations sénégalaises. Il précise que ces mesures toucheront non seulement les produits précédemment éligibles à l’AGOA, mais également l’ensemble des exportations à destination des États-Unis. Cependant, nuance-t-il, l’ampleur des échanges commerciaux entre le Sénégal et les États-Unis demeure modeste. Selon les données de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), les États-Unis ne figuraient qu’au dixième rang des partenaires à l’importation du Sénégal en 2024. En comparaison, la Chine s’impose désormais comme le premier partenaire commercial du pays.
UN IMPACT GENERALISE A L’ECHELLE DU CONTINENT
Au-delà du cas sénégalais, tous les pays africains seront touchés. L’imposition d’un tarif d’au moins 10 % sur la majorité des exportations africaines vers les ÉtatsUnis signifie une érosion de leur compétitivité, surtout pour les produits qui étaient déjà soumis à des taxes, et qui le seront désormais davantage. Les produits les plus exposés sont : le pétrole brut, les minerais et les denrées agricoles. Ainsi, les grands exportateurs de pétrole comme l’Algérie, l’Angola ou le Nigeria subiront de plein fouet cette réforme tarifaire. La Côte d’Ivoire, dont une part importante du cacao est écoulée sur le marché américain, figure également parmi les pays à risque. Quant aux pays les moins avancés (PMA) – parmi lesquels figure le Sénégal – leur vulnérabilité est accentuée par leur forte dépendance au régime préférentiel de l’AGOA. Demba Moussa Dembélé cite les exemples de Madagascar, frappé de 47 % de taxes sur la vanille et les métaux, ou du Lesotho, confronté à un tarif de 50 % sur ses exportations de diamants et de textiles. Ce dernier envisage d’ailleurs l’envoi d’une délégation à Washington pour tenter d’amortir le choc.
UNE REPONSE AFRICAINE FRAGMENTEE ET PEU CONCERTEE
Face à cette reconfiguration des échanges mondiaux, « l’Afrique ne semble pas en mesure d’apporter une réponse unifiée, à la différence de blocs régionaux tels que l’Union européenne ou l’ASEAN », constate l’économiste pour s’en désoler. Chaque pays adopte sa propre stratégie, parfois prudente, parfois offensive. À titre d’exemple, l’Afrique du Sud a déclaré qu’elle n’imposerait pas de mesures de rétorsion, bien qu’elle soit durement frappée (31 % de taxes supplémentaires, en plus des 24 % sur ses exportations de véhicules électriques). Cette prudence semble être partagée par plusieurs autres pays africains, soucieux de ne pas aggraver les tensions commerciales ou de compromettre d’éventuelles négociations bilatérales.
DES CONSEQUENCES ECONOMIQUES ET SOCIALES MAJEURES A PREVOIR
Demba Moussa Dembélé d’alerter sur la multiplicité des répercussions que ces mesures douanières entraîneront sur les économies africaines. Selon lui : « On peut s’attendre à une baisse des recettes d’exportation en raison de la diminution de la demande américaine; à une hausse des coûts à l’importation pour les produits industriels américains ; à un creusement des déficits de la balance des paiements ; et à une aggravation de l’endettement extérieur, en particulier pour les PMA ». À terme, « certaines nations pourraient sombrer dans une crise économique et sociale profonde, si des mesures d’ajustement ne sont pas prises rapidement », conclut M. Dembélé.