LES ÉVANGILES SELON MAGA
Milliardaires athées, théologiens réactionnaires, complotistes et évangéliques s'unissent sous la bannière du nationalisme chrétien avec un objectif : "mettre fin à la démocratie américaine telle que nous la connaissons", révèle Katherine Stewart

(SenePlus) - Katherine Stewart, journaliste américaine qui a infiltré pendant plus de quinze ans les mouvements nationalistes religieux américains, dévoile les dessous de cette puissante machine politique dans un entretien accordé au journal Le Monde paru ce 23 avril 2025. Son analyse, issue de son dernier ouvrage "Money, Lies and God: Inside the Movement to Destroy American Democracy", déconstruit méthodiquement ce mouvement qu'elle considère comme une menace réelle pour la démocratie américaine.
Le nationalisme chrétien américain, explique Stewart, réunit sous la bannière MAGA (Make America Great Again) des acteurs aux profils étonnamment divers : "des prétendus 'apôtres' de Jésus, des milliardaires athées, des théologiens catholiques réactionnaires, des intellectuels pseudo-platoniciens, des opposants à la 'gynocratie' qui détestent les femmes, des évangéliques à la tête de réseaux puissants, des pronatalistes, des complotistes du Covid-19". Malgré cette apparente hétérogénéité, la journaliste souligne que "ces groupes éclectiques peuvent sembler ne pas avoir grand-chose en commun, mais leur objectif est le même : mettre fin à la démocratie aux États-Unis telle que nous la connaissons."
Ce mouvement repose sur "quatre piliers" idéologiques : "une vision identitaire de l'Amérique, définie comme une nation fondamentalement chrétienne ; la victimisation, qui consiste à prétendre que la discrimination viserait avant tout les chrétiens conservateurs ; le catastrophisme et l'autoritarisme." Mais contrairement aux apparences, le nationalisme chrétien "ne relève pas de la spiritualité. Il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour être un nationaliste chrétien, et beaucoup de chrétiens patriotes ne veulent rien savoir de ce mouvement."
L'enquête de Katherine Stewart révèle que derrière l'image d'un mouvement populaire spontané se cache une organisation rigoureuse et extrêmement bien financée. "L'un des plus grands mythes à propos de ce mouvement est qu'il vient d'en bas", affirme-t-elle au Monde. "Bien plus qu'un simple phénomène social, c'est d'un vaste mouvement façonné par une élite déterminée qu'il s'agit."
Cette machine politique s'appuie sur trois piliers : "les bailleurs de fonds : des milliardaires, qui ont décidé d'investir leur fortune dans la destruction de la démocratie", "des penseurs [qui] fournissent l'armature intellectuelle au mouvement" et enfin "ceux que j'appelle des 'sergents', déployés sur le terrain, qui font en sorte que l'argent et les messages du mouvement permettent de gagner des votes, en s'adaptant au contexte local."
La journaliste cite notamment l'exemple de la Fondation Lindsey qui, "entre 2019 et 2022, a versé plus d'1 million de dollars (près de 880 000 euros) à une nouvelle organisation, Faith Wins, destinée à mobiliser les pasteurs des églises conservatrices dans les États pivots pour faire gagner le vote républicain pro-Trump."
La manipulation des "valeurs bibliques"
L'un des aspects les plus frappants de cette stratégie réside dans l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Les "sergents" du mouvement "sillonnent le pays, faisant des présentations dans des églises devant des dizaines, voire des centaines, de pasteurs, à qui l'on explique comment amener leurs fidèles à voter 'selon les valeurs bibliques'."
Mais Stewart souligne que "les 'valeurs bibliques' sur lesquelles ils s'appuient ne sont pas celles du christianisme, telles que beaucoup, sinon la plupart des Américains, l'entendent. Il n'est pas question d'attention portée aux plus humbles, de l'amour de son prochain." Ces valeurs sont réduites à quelques questions sociétales clivantes comme l'avortement ou le mariage homosexuel, "parce qu'ils savent que si vous pouvez amener les gens à voter sur deux ou trois questions-clés, vous pouvez contrôler leur vote."
La journaliste rappelle d'ailleurs que "le Parti républicain d'aujourd'hui, 'pro-life', est une création moderne" et que "pour comprendre cela, il faut remonter à la fin des années 1970, à une époque où la plupart des républicains soutenaient le droit à l'avortement et le considéraient comme conforme aux valeurs protestantes de responsabilité personnelle." L'opposition à l'avortement a été stratégiquement choisie comme "cheval de bataille" car touchant "à la sexualité et à l'insécurité des gens concernant l'évolution des mœurs et de la famille".
Au cœur de cette stratégie se trouve également un appareil intellectuel sophistiqué. Stewart cite notamment l'influence de théoriciens comme Carl Schmitt, philosophe nazi, dont le concept d'"état d'exception" a été repris par les penseurs de cette droite radicale : "nous serions confrontés à une situation d'urgence absolue à cause du libéralisme, du wokisme, etc. Tous les moyens sont bons pour vaincre cet ennemi intérieur [...] Nous avons donc besoin d'un homme fort."
La journaliste évoque également la communication à deux niveaux inspirée de Leo Strauss : "une 'écriture ambiguë', qui comporte un message 'entre les lignes', que seuls les initiés peuvent comprendre." Ainsi, "on transmet à la base des messages simples — ce qui est dit n'a pas vraiment d'importance, il suffit de les faire adhérer au projet. Et il y a une autre forme de compréhension, réservée à l'élite."
Cette stratégie explique, selon elle, pourquoi "la désinformation joue un rôle aussi important" et que de nombreux "électeurs républicains [...] vivent dans un monde imaginaire où Trump a remporté haut la main l'élection de 2020, qui leur a été volée."
Un nihilisme réactionnaire alimenté par les inégalités
Katherine Stewart qualifie finalement cette idéologie de "nihilisme réactionnaire" car "au lieu de promouvoir le progrès, il s'agit d'un mouvement qui met l'accent sur un retour à une version imaginaire d'un passé prétendument meilleur" et qu'il "se définit mieux en termes de ce qu'il souhaite détruire plutôt que de ce qu'il propose de créer."
L'analyse de la journaliste établit un lien entre cette montée en puissance et "l'explosion des inégalités" qui "a largement contribué à la vague de déraison qui a balayé notre vie politique et notre culture. Elle a fracturé notre foi dans le bien commun."
Stewart conclut néanmoins en pointant une contradiction potentielle au sein de cette coalition : "un conflit pourrait éclater au sein du mouvement nationaliste chrétien. La base et les bailleurs de fonds ne partagent pas les mêmes opinions. Les grands donateurs se soucient peu en vérité des guerres culturelles ou des 'valeurs familiales'. Leur priorité reste la préservation d'une politique économique qui va justifier et accroître la concentration massive de la richesse."