LE VOYAGE DE BODIEL
ROMAN D’ALIOUNE BADARA BèYE, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES ECRIVAINS DU SÉNÉGAL

Bodiel passa une nuit parsemée de cauchemars, une nuit où la pleine lune absente s’effaçait devant l’arc- en- ciel dans sa courbe multicolore annonçant la colère des cieux ; tandis que les étoiles enfouies dans les planètes mystérieuses découvraient quelques sites célestes, ces rares sites dont rêvent les poètes et les guetteurs d’aurore.
Bodiel, malgré cette nuit angoissante, trouva le sommeil, mais un sommeil très léger entrecoupé de rêves. Elle rêvait d’un parc, d’un immense parc au milieu d’un ruisseau verdoyant où quelques cygnes nonchalants étalaient sous leur pâle blancheur leur insouciance et leur innocence légendaire.
Dans ce parc, Bodiel voyait l’antilope sacrée bondissant à travers quelques haies de bougainvilliers fleuris, d’une étonnante beauté, une ceinture de roses aux couleurs vives et étranges se mêlant avec le défilé des flots, une vue étrange et attirante, une vue fascinante qui faisait penser à la magie, un florilège d’images, de son et de lumière servi par un ciel paternel où régnaient les cumulus.
Le rêve de Bodiel s’arrêta au moment où elle se voyait poursuivie par un cavalier blanc, blessé et perdant abondamment son sang. Le rouge se mêlant au blanc, les images floues perdaient de leurs teintes mystiques tandis que le vent effaçait les dernières traces du cavalier solitaire.
Bodiel se leva brusquement et comprit que son rêve était terminé dans la confusion la plus nette sans verdict, ni condamnation. Ce rêve symbolisait bien son existence floue, balancée par les travers d’un ménage instable où les non dits prenaient le pas sur le réel.
Dès les premiers rayons du soleil, Bodiel quitta le village de Fanaye Dièri, un départ aussi brusque qu’improvisé, témoignage d’une certaine précipitation, d’un manque de préparation méticuleuse, mais elle n’avait pas le temps de réfléchir à tout ceci, tellement sa douleur était grande.
Elle reprit le chemin du retour aussi angoissée que le jour où elle avait pris connaissance des révélations du guérisseur, une ombre traversait de temps en temps son esprit perdu dans la sveltesse des cocotiers. Cette ombre était celle de Raki. Quelle chance pouvait bien avoir cette fille ! Si c’était sa fille ?
Quel bonheur elle aurait ressenti ! Mais hélas trois fois hélas ! Raki était la fille de sa rivale ; mais aussi la fille de tout un peuple. Réussite ne pouvait être plus grande.
Le soleil dardait ses rayons dorés, quand Bodiel presque en cachette, arrêta sa calèche devant Saré- Lamou. Il y régnait un silence de cathédrale, une ambiance de cimetière, tellement la lune de Saré-Lamou avait perdu de sa splendeur.
Rien ne pouvait être plus lugubre que la maison du vieux Bakar en ce midi de septembre. Elle prit son courage à deux mains, franchit le portail d’entrée où la silhouette imposante du vieux Bakar apparut tout de blanc vêtu.
C’était la première vision de son rêve, elle était donc sûre de retrouver vivant le vieux Bakar. Avec politesse elle s’agenouilla devant son mari : -As-tu la paix ? Lui demanda-t-elle. -Paix seulement, lui répondit-il tout en arrangeant son turban blanc.
L’accueil n’était pas trop chaud, plutôt glacial mais Bodiel était maintenant habituée aux sautes d’humeur du vieux Bakar.
Après avoir fait un tour d’horizon de certaines de ses démarches, elle mit l’accent sur les diverses péripéties de son voyage, des connaissances disparues, des jeunes filles devenues mères de familles, des jeunes garçons partis découvrir d’autres cieux, des sujets épars sans grande importance.
Après un long moment d’hésitation, elle changea de sujets pour s’adresser solennellement au vieux : « Diom Galé », pour la première fois de ma vie j’ai menti, mais je l’ai fait pour votre fille et pour toi, j’ai voulu souffrir seule, t’épargner cette nouvelle épreuve mais hélas, trois fois hélas, mon silence fut vain, mon voyage presque inutile. -Soit brève, s’énerva Bakar.
-Oui « Diom Galé », reprit Bodiel, la révélation que je ne voulais pas te faire était si dure à accepter que j’ai dû prendre des initiatives personnelles avant de t’en informer. Notre fille est gravement malade.
-Ce n’est donc pas toi qui étais malade ? -Non « Diom Galé ». -Mais la maladie de notre fille est une malédiction du bon Dieu. Allah détient notre santé entre les lignes de ses mains, nul ne peut lutter contre lui.
-Oui, réplique Bakar -Je sais « Diom Galé ». Ma fille a une maladie qui déshonore toute une famille, une maladie dont on parle avec honte. Quelle maladie ? La lèpre, comprends-tu maintenant, la lèpre ! Oulèye est lépreuse. Elle doit même aller se faire soigner à Fanaye Diéri.
La porte céda brusquement sous la poussée de Oulèye qui était derrière. Elle et avait tout entendu.
Pétrifiée par cette révélation si brusque et inattendue, Oulèye resta figée devant le seuil de la porte. Ses larmes tombèrent sur ses joues ! Des larmes d’impuissance ! Des larmes d’innocence, des larmes de détresse.
La pauvre fille comprit à l’instant qu’elle avait perdu la dernière bataille livrée au destin. Elle retourna brusquement sur ses pas, bouscula la porte et s’enfuit dans la nuit.
Les cris de Bodiel se perdirent dans l’écho des vents. Oulèye courait encore, elle courait toujours. Rien ne pouvait l’arrêter, la nuit servait de refuge à sa douleur. Voilà des heures qu’elle courait, elle ignorait la piété des hiboux attentifs.
La complicité des bêtes dans leurs tanières. Seul le vent glacial accompagnait sa course. Elle commença à marcher. Arrivée au milieu de la forêt tranquille, elle rassembla quelques branches desséchées et alluma un grand brasier.
Quand les premières flammes prirent forme, elle éleva la voix comme un sorong : Feu ! Te voila conquérant et dévastateur ! Te voilà témoin de ma malédiction ! Feu, te voilà souvenir de la terre violée ! Fais de moi en cette nuit ivre, la proie de tes flammes ! Fais de moi l’alliance de tes braises. Si tu veux encore de mon corps que nul humain ne touche. Fais de moi la nourrice des tes cendres.
Avec une assurance froide et un courage légendaire, elle s’avança vers le feu, les flammes avaient l’air de refuser cette offrande martyre, mais elle avança toujours, sans aucune plainte, sans un cri, elle gagna le centre du feu. Les flammes augmentèrent d’un coup et les lambeaux de sa chair se confondirent à la rougeur des braises.
Déjà le feu reprenait son allure mystérieuse elle venait de dérober celle qui l’a provoqué. C’est la sentence légendaire du feu : il avale et dévore tout ce qui se met à l’encontre de son chemin. Le feu tolère point l’adversité et Oulèye en était une. Depuis les cris de Bodiel, tous les habitants du village suivaient avec des torches les traces de Oulèye.
De loin les hommes aperçurent les flammes et se dirigèrent vers les lieux signalés par la fumée. Nul parmi eux, ne pouvait prévoir ce qui les attendait.
Arrivés à quelques mètres, leur surprise fut totale. Ils ne découvrirent que les chaussures et les habits de Oulèye. Ils découvrirent un feu meurtrier, attisé par les vents en colère. Il n’y a pas de doute, Oulèye s’est brulée vive. Ces cendres retournées à Saré-Lamou, Bodiel avait perdu l’usage de sa langue. Elle avait subi un tel choc qu’une lueur de folie se lisait sur son visage.
Le vieux Bakar était lui aussi secoué. Ne venait-il pas de perdre tragiquement sa première fille, celle qui les Dieux lui avaient offerte devant les larmes d’une autre femme ?