DE RADIO KANKAN À "TOP CAS", LE DEGRÉ ZÉRO DU DÉBAT PUBLIC
Il y a quelques mois, nombre de Sénégalais se sont enthousiasmés pour le débat entretenu par les éminents intellectuels Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne. L’intérêt d’un tel exercice se trouvait dans le débat d’idées.

Il y a quelques mois, nombre de Sénégalais se sont enthousiasmés pour le débat entretenu par les éminents intellectuels Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne. L’intérêt d’un tel exercice se trouvait dans le débat d’idées. Des échanges d’une rare élégance autour des idées de Cheikh Anta Diop, particulièrement la question linguistique dans le panafricanisme.
À ce salon de l’excellence, se sont invités des observateurs avertis pour un ticket à zéro franc et pour le plaisir d’assister à un débat civilisé entre deux sommités de notre champ intellectuel. Il y a quelques semaines, une polémique a eu cours autour des conditions d’attribution du Grand Prix du Président de la République pour les Lettres, édition 2017. Amadou Lamine Sall, poète, Ibrahima Lô, directeur du Livre et de la Lecture et le Pr Alioune Diané de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar ont installé, le temps d’échanges de correspondances publiques, les limites d’un débat littéraire. Cela a eu un effet d’entraînement sur quelques jeunes auteurs pour aboutir, au-delà du prix littéraire, à un diagnostic de l’environnement du livre au Sénégal. Ce pays a également connu les échanges épistolaires, dans les colonnes de Wal Fadjri Quotidien, dans les années 1990, entre le défunt Mamadou Dia et le Président Abdoulaye Wade, alors opposant.
L’une des joutes intellectuelles portait sur la bonne expression : « Remonter à la nuit des temps » ou « remonter dans la nuit des temps ». Les différents usages ont été revisités, les univers syntaxiques explorés. Les deux protagonistes ont fait montre d’une grande culture. Plus que le contenu, c’est le sens du dialogue constructif qu’il faut célébrer. Le fait est devenu si rare qu’il mérite d’être souligné. Les échanges sont devenus des corps-à-corps, convoquant des invectives plutôt qu’un argumentaire-choc. La vérité partielle, voire très partiale, est délivrée en fonction de la logique de camp. Simpliste, la grille d’analyse : pour ou contre. Cette dérive est calquée sur la doctrine des thuriféraires de cette maladie infantile de la démocratie qu’est le partisanisme. La fameuse phrase de Voltaire reste sans objet : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ».
Ce principe fondamental de la liberté d’expression fait de celle-ci un rêve pluriel qu’aucune autre légitimité ne peut confisquer pour son propre confort. Notre quotidien, hélas, nous offre un espace de « débat » dans lequel opèrent des nervis d’un genre nouveau. Ils ne sont pas armés de gourdins ou de machettes. Ils ne sont pas bodybuildés, prêts à imposer leur masse à un agresseur. Rien de tout cela ! Ces nervis de la pensée nourrissent leurs mots de protéines de l’extravagance et de l’insolence. Ils cherchent leur vérité dans les caniveaux, faisant honneur à une nouvelle doctrine de l’espace démocratique : le débat, c’est à qui couvre le mieux son vis-à-vis de mots-ordures et d’expressions-venins. À côté des milices privées fort décriées sont nées des milices de la pensée. Armées d’insanités jusqu’aux dents, les faux veilleurs de la démocratie investissement les colonnes des pages « Contributions » des journaux et les forums de discussions des médias électroniques pour déchirer le manteau d’honorabilité d’honnêtes citoyens. Gare à ceux-là qui ont des choses à se reprocher ! Gare à ceux qui n’ont rien à se reprocher ! Les procureurs anonymes de ces tribunaux de la rue publique donnent le verdict sans appel de la mise à mort sociale.
L’espace numérique est souvent le tombeau de la dignité de beaucoup de personnes n’ayant que leurs larmes pour noyer leur peine. Dans cette fausse agora démocratique, la vérité n’est plus multicolore ; elle est unicolore. Ce délitement du débat public interroge la (bonne) conscience de la société. Au-delà du débat journalistes-chroniqueurs-influenceurs, il existe bien des mutations sociétales qui provoquent la réinitialisation du logiciel de notre capacité d’indignation face aux attentats à la dignité d’autrui. En vérité, il y a bien une demande ! « Radio Kankan », medium « rumorivore » du siècle dernier, apparaît, aujourd’hui, comme une caisse vide et ringarde face à la fabrique de rumeurs qui est le « Top Cas ».
Exit la mégère qui visitait les demeures en milieu de matinée, semant la zizanie dans les ménages. Place à la jeune dame et au monsieur hyperconnectés qui collectent les ragots du jour et les diffusent en très haute définition. Place à ce petit instrument de la modernité qu’est le téléphone. Il permet d’accéder aux salons des braves gens et d’en ressortir avec une bonne moisson sans prendre le risque de se faire remonter les bretelles par le maître de maison, celui-là déterminé à préserver la cohésion familiale. Nous sommes loin des interpellations cordiales sur l’héritage de Cheikh Anta Diop : « Bachir, tu permets ? » et « Je vous en prie » Boris. Les deux lumières de notre espace public mettent le monde d’accord. Boris a reçu le Prix international de Littérature Neustadt et Bachir a été célébré par l’Université de Columbia de New York lors d’une conférence internationale en son honneur. Cheikh Anta Diop serait sans doute fier de ces deux-là !