QUELLE REFORME POUR LE RESPECT DE L’ETAT DE DROIT ?
La liberté d’expression est la pierre angulaire de la démocratie, et sa protection est fondamentale pour que les gens puissent bénéficier d’une société juste et équitable. Tout manquement à la protection de la liberté d’expression sape les fondamentaux...

Dans sa communication au niveau de l’Hémicycle le 14 avril 2025, Ousmane Sonko déclare, je le cite : «Désormais, la politique pénale, c’est tolérance zéro en matière de diffusion de fausses nouvelles. On garantit à tout le monde la liberté d’expression, mais on ne garantit pas ce qui va suivre après...» Comme pour dire : «Ouvrez vos yeux, vous êtes libres, mais attention, c’est l’autorité qui détermine là où vous devez orienter votre regard…»
Ces propos retentissent pour certains Sénégalais comme un rappel à l’ordre et pour d’autres comme des menaces, mais quelle que soit l’opinion choisie, la constante reste que la liberté d’expression reste un acquis démocratique non négociable.
Ces propos de Ousmane Sonko invitent également forcement au débat sur trois points relatifs à la démocratie:
Le rôle du pouvoir judiciaire dans la politique de la Nation ;
L’indépendance de la Justice ; La désinformation et la liberté d’opinion et d’expression face aux normes internationales.
Le rôle du pouvoir judiciaire dans la politique de la Nation
Si l’Etat est une continuité, cela veut dire que la politique pénale existante ne peut faire l’objet d’interprétation en vue d’une application subite dans toute sa vigueur sans aucune évaluation au préalable, suivie de réformes pouvant renforcer la politique pénale disponible. Et rappelle que la Justice n’est pas rendue pour humilier, mais pour corriger.
La politique pénale consiste à déterminer les modalités d’une application cohérente et égale de la loi pénale sur l’ensemble du territoire national. Il ne s’agit pas donc de tolérance zéro, mais plutôt d’une simple application de la loi dans son esprit et avant sa lettre par le juge, dans son intime conviction, sans aucune influence de l’Exécutif.
Pour rappel, le lundi 22 janvier 2024, devant le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies à Genève (Suisse), pour l’Examen périodique universel (Epu), des organisations de la Société civile avaient tenu à préciser «la place des droits de l’Homme dans la politique pénale» sénégalaise.
En effet, le système pénal sénégalais regorge d’incongruités qui portent atteinte aux droits humains. Par ailleurs, des spécialistes du Droit aujourd’hui au pouvoir avaient déploré, dans un passé récent, des manquements dans notre arsenal juridique qui ne concourent pas à faire respecter les droits de l’Homme au Sénégal. Cette situation causait, selon eux, l’arrestation de nombreux Sénégalais poursuivis pour avoir donné leur avis. Ce qui est «inacceptable dans un pays démocratique».
D’autres avaient même trouvé que le Sénégal n’avait pas de politique pénale ; ce qui existe, ce sont des circulaires qui sont érigées en règle pour dire que les magistrats sont obligés d’appliquer une politique pénale qu’ils n’ont pas eux-mêmes définie. Le lien hiérarchique entre le Parquet et le ministère de la Justice constitue l’un des problèmes d’un système biaisé, au point que le Procureur soit le patron de l’instruction.
François d’Aguesseau, dans une de ses mercuriales, parlant aux magistrats : «Elevés au-dessus des hommes qui environnent votre tribunal, vous n’en êtes pas moins exposés à leurs regards. Vous jugez leurs différends, ils jugent votre justice.»
Si les acteurs de la Justice ont naturellement le droit de prendre part à ce débat au nom de la crédibilité d’une institution qu’ils ont pour mission de préserver, les autres citoyens, au nom de qui la justice est rendue, peuvent aussi, légitimement, se prévaloir d’un droit de critique sur une institution qui détient entre ses mains une partie de leur destin. Mais pour ce faire, l’indépendance de la Justice devrait être garantie en amont.
L’indépendance de la Justice
L’indépendance de la Justice ne se réduit évidemment pas à l’indépendance vis-à-vis du Pouvoir exécutif. En dépit d’une consécration formelle, le principe de l’inamovibilité est complètement vidé de sa substance par le recours à deux notions : les nécessités de service et l’intérim.
S’agissant des nécessités de service, l’article 6 de la loi organique n°2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats, qui pose la règle de l’inamovibilité, précise que les juges ne peuvent, en principe, être affectés sans leur consentement, sauf en cas de nécessité de service. Dans l’esprit du texte, le recours à la notion de nécessité de service doit évidemment être exceptionnel. Or, dans la pratique, c’est plutôt la règle.
Ainsi, l’indépendance de la Justice est affirmée dans l’article 88 de la Constitution, de même que dans l’adhésion et la ratification des instruments internationaux qui y font référence comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. Malgré ce choix très clair pour un pouvoir judiciaire fort et indépendant, il est permis de s’interroger sur l’effectivité de cette indépendance. En effet, une consécration, fût-elle constitutionnelle, de l’indépendance de la Justice ne suffit pas à en faire une réalité quotidienne.
La Justice doit, en effet, garder sa neutralité par rapport à toute forme de pouvoir ou de groupe de pression, face notamment aux pouvoirs d’ordre financier, religieux ou autre. Concrètement, cette indépendance comporte une dimension individuelle et institutionnelle.
Je rappelle que dans les principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la Magistrature adoptée à Milan le 26 août 1985, le Principe 2 souligne que les magistrats «règlent les affaires dont ils sont saisis impartialement, d’après les faits et conformément à la loi, sans restrictions et sans être l’objet d’influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit». Quant au Principe 4, il précise que «la Justice s’exerce à l’abri de toute intervention injustifiée ou ingérence».
La désinformation et la liberté d’opinion et d’expression face aux normes internationales
Il n’existe pas de définition universellement acceptée de la désinformation. Cette absence de consensus, qui rend difficile une réponse mondiale, découle du caractère complexe, intrinsèquement politique et controversé de cette notion.
Une partie du problème réside dans l’impossibilité de tracer des lignes claires entre faits et mensonges, et entre absence et présence de l’intention de nuire.
Les informations fallacieuses peuvent être instrumentalisées par des acteurs politiques aux objectifs diamétralement opposés.
Des universitaires ont élaboré une taxonomie du désordre informationnel qui établit une distinction entre la «désinformation», définie comme le fait de partager une information que l’on sait fausse dans l’intention de nuire, la «mésinformation», définie comme la diffusion non intentionnelle de fausses informations, et la «malinformation», définie comme le partage d’une information véridique dans l’intention de nuire. Il faut le reconnaître, la technologie numérique a permis de partager, avec de nouveaux moyens, des textes, des images et des vidéos dont des contenus «hypertruqués» (deep fake) ou «manipulés» (shallow fake) qui peuvent déformer la réalité.
Le Conseil des droits de l’Homme a affirmé que les réactions à la progression de la désinformation et de la mésinformation devaient être fondées sur le Droit international des droits de l’Homme, notamment les principes de légalité, de légitimité, de nécessité et de proportionnalité. L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantissent le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. L’Etat est tenu de s’abstenir d’interférer avec ce droit. Le droit à la liberté d’opinion a deux dimensions : une dimension interne, en lien étroit avec le droit à la vie privée et à la liberté de pensée ; une dimension externe, liée à la liberté d’expression.
Bien que les deux soient problématiques, les Nations unies, sur la désinformation et la liberté d’opinion et d’expression, ont appelé les Etats à éviter l’usage de mesures disproportionnées. Les normes internationales sur la question stipulent clairement que toute restriction de la liberté d’expression doit remplir trois conditions cumulatives :
Etre prévue par la loi (légalité) ;
Poursuivre un ou plusieurs buts légitimes (légitimité) ;
Etre nécessaire dans une société démocratique, ce qui implique qu’elle soit proportionnée à l’objectif légitime poursuivi (nécessité).
En ce qui concerne l’infraction de diffusion de fausses nouvelles à la place de la prison, nous avions, dans un passé récent, invité les autorités sénégalaises à abroger l’article 255 du Code pénal, qui criminalise la publication de fausses nouvelles, et à respecter sa conformité avec les normes internationales.
On note que l’article n’établit pas de données claires pour déterminer si une nouvelle est «fausse» ou non. Il ne précise pas non plus le seuil requis pour déterminer si le moral de la population a été atteint ou si les institutions publiques ont été discréditées.
En effet, c’est lorsque les informations sont diffusées intentionnellement pour causer un préjudice social grave, on parle de désinformation, que cela mérite une correction sévère. Par contre, quand la désinformation désigne la diffusion de fausses informations de manière non intentionnelle, cela devrait mériter une sanction plus souple.
Nous tenons à rappeler aux citoyens que liberté d’expression ne signifie point invective ou diffamation, mais plutôt s’exprimer en toute liberté, dans le respect et la courtoisie, et même par des critiques objectives.
Quant aux professionnels des médias, nous rappelons aussi leurs devoirs avant leurs droits : pour nous, être journaliste, c’est une vocation, c’est une formation, c’est une profession de foi. Quelles que soient les opinions, il y a une manière de pratiquer ce métier, d’aller chercher les faits, d’aller chercher la vérité, quel que soit son camp. Nous invitons les journalistes à agir en toute responsabilité dans le traitement de l’information au quotidien. Cependant, nous rappelons aussi que dans le préambule de la Charte des devoirs et des droits des journalistes dite «Charte de Munich», il est dit : «La responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics.»
Enfin, nous invitons l’Etat à se conformer aux normes internationales afin de permettre aux journalistes en général de faire convenablement leur travail, sans aucune tentative de musèlement.
La liberté d’expression est la pierre angulaire de la démocratie, et sa protection est fondamentale pour que les gens puissent bénéficier d’une société juste et équitable. Tout manquement à la protection de la liberté d’expression sape les fondamentaux de la démocratie.