LES CHOSES NE PEUVENT LUS CONTINUER COMME AVANT
Sollicité par le président Macron pour préparer son échange avec la société civile africaine au sommet Afrique-France de Montpellier, Achille Mbembe explique

La dernière actualité est l'illustration parfaite que la relation entre la France et l'Afrique est véritablement en zone de turbulences. Au-delà de la défiance d'une certaine frange de l'opinion publique africaine dans des théâtres d'opérations où l'Hexagone est engagé, notamment dans le Sahel, il y a une forte incompréhension à voir la France soutenir par exemple le Conseil militaire de transition (CMT) tchadien à la suite de la mort d'Idriss Déby. Beaucoup estiment en effet que ce CMT a simplement fait un coup d'État puisqu'il a suspendu la Constitution et créé une situation d'exception qu'il a qualifiée lui-même de « transition ». L'explication de la nécessité de maintenir une certaine « stabilité » du Tchad pour mieux assurer la sécurité dans la région ne semble pas avoir fait l'unanimité chez nombre d'observateurs. Ceux-ci, ont vu là une nouvelle illustration de la connivence qu'ils dénoncent régulièrement entre certains pouvoirs africains, fussent-ils dictatoriaux, et la France. Au nom de la realpolitik liée à la situation dans le Sahel, la démocratie et la voix des populations sont sacrifiées, se disent beaucoup d'Africains qui poussent leur raisonnement jusqu'à émettre des doutes sur les objectifs de l'opération Barkhane.
Pourtant, au vu des dernières déclarations d'Emmanuel Macron, le soutien est surtout pour « une transition pacifique et inclusive ». Et ce n'est là qu'un exemple des points de vue divergents qui nourrissent soupçons, méfiance et crise de confiance entre la France et certains Africains. Dans un tel contexte, l'analyse du Camerounais Achille Mbembe ne peut être que la bienvenue, et ce d'autant que le philosophe, politologue, historien, professeur à l'université du Witwatersrand de Johannesburg sera aux premières loges de l'échange que le président Macron entend avoir avec la société civile africaine lors du prochain sommet Afrique-France de Montpellier. Entretien.
Le Point Afrique : Qu'est-ce qui peut expliquer que le président Emmanuel Macron fasse appel à vous pour préparer l'échange qu'il entend avoir avec la société civile lors du prochain sommet Afrique-France ?
Achille Mbembe : Pour accompagner ce processus, j'imagine que le président voulait quelqu'un de crédible. Ni complaisant, ni obséquieux, ni cynique. Quelqu'un qui serait capable de dresser des constats nouveaux parce qu'il en faut, mais aussi de passer de la critique à des propositions, car c'est de cela que nous avons le plus besoin en ce moment. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que je n'y vais pas tout seul. J'ai mis en place un collège composé de femmes et d'hommes honnêtes et impeccables, dont l'intégrité et l'indépendance intellectuelle ne souffrent d'aucun doute. Ensemble, nous sommes là pour témoigner d'une urgence. Changer les rapports entre l'Afrique et la France est une cause politique éminente pour les jeunes générations d'Africains. Mais c'est aussi dans l'intérêt de la France elle-même, faute de quoi sa présence en Afrique deviendra l'une des causes décisives de son affaiblissement sur la scène du monde.
Après sa rencontre avec les étudiants de l'université de Ouagadougou en novembre 2017, le président Macron va aller au-devant de la société civile africaine en cette année 2021. Qu'est-ce qui peut justifier cette urgence à échanger avec la société civile africaine maintenant ?
Nous sommes au bout d'un cycle historique qui aura duré près de 60 ans. Le pacte supposé régir les relations entre la France et ses anciennes colonies au lendemain des indépendances menace désormais la France elle-même d'affaiblissement et l'empêche d'affronter les nouveaux dangers ou de saisir les nouvelles opportunités à partir d'une position de force.
Par ailleurs, aussi bien ces nouveaux dangers que ce pacte conduisent droit au mur les pays africains qui y ont souscrit. Ils encouragent l'émergence et la cristallisation de pouvoirs foncièrement prédateurs responsables de la fragmentation sociale, de la destruction des capacités et de pratiques de cruauté incompatibles avec l'État de droit. D'un côté comme de l'autre, les choses ne peuvent plus continuer comme avant. Il est urgent que l'on change radicalement d'objectifs, d'approche, de grilles de lecture, de formes de présence et de méthodes d'action.
Qu'est-ce qui vous pousse à dresser ce constat ?
J'ai passé les deux derniers mois à écouter toutes sortes de gens. Des vieux, des jeunes, des experts et des non-experts, toutes professions confondues. Une chose revient sans cesse dans la bouche des uns et des autres. Le continent est en proie à une crise systémique. Celle-ci n'est pas la conséquence d'un grand accident. Elle est fomentée et entretenue par des systèmes politiques et économiques qui fonctionnent à la violence, à l'excès et à la brutalité. À la faveur du néolibéralisme, un nouveau cycle de la destruction a été engagé dès les années 1990. La destruction de l'environnement, l'extraction intensive des ressources naturelles, l'accaparement et le gaspillage de colossales richesses, une dette aussi fictive qu'insolvable en sont les manifestations. Tout cela entraîne des pertes continues en vies humaines, que l'on aurait pourtant pu éviter.
Ce n'est pas tout. Je suis surpris par le nombre de gens honnêtes et raisonnables qui accusent la France d'être complice de cette logique infernale. La majorité d'entre eux, ce sont des jeunes qui n'ont pas connu la colonisation. La plupart n'ont plus qu'une chose en tête, partir, quel que soit le prix à payer. Ils rêvent d'une vie autre, ailleurs, peu importe où, sauf chez eux. Ils disent que les terres, les forêts, les eaux, les ressources du sol, du sous-sol et celles qui sont enfouies dans les océans ont été gagées. Certains sont convaincus que ce sont leurs vies qui ont été gagées aux fins de paiement d'insolvables dettes fictives qui ne profiteront jamais à l'Afrique elle-même. Le procès fait contre la France ne l'est pas tant pour la colonisation que pour ce qu'elle continue de faire au lendemain de celle-ci. Évidemment, ce procès est le plus virulent dans les pays dits francophones où un véritable basculement culturel est en cours et où, grâce à l'activisme d'une lumpen-intelligentsia locale arc-boutée sur les réseaux sociaux, être par principe contre la France est en train de revêtir les traits d'un devoir moral.