DES PIERRES ET DES HOMMES
Un déluge de réactions africaines s’est abattu sur les réseaux sociaux après l’incendie de Notre-Dame de Paris - Les uns saluent l’exemplarité de la France, dans la valeur qu’elle accorde à son patrimoine - Les autres sont scandalisés des sommes annoncées

Un déluge de réactions africaines s’est abattu sur les réseaux sociaux après l’incendie de Notre-Dame de Paris. Les uns ont pointé l’exemplarité de la France, dans la valeur qu’elle accorde à son patrimoine. Les autres se sont scandalisés des sommes annoncées par de grands groupes privés pour réparer les dégâts, ou de la solidarité manifestée jusqu’au plan financier par des chefs d’État africains. Au total, pas moins de 800 millions d’euros s’annoncent sous forme de dons — soit un huitième du PIB du Niger, l’un des pays les plus pauvres du monde. Et plus qu’il n’en faut pour les travaux de rénovation.
Beaucoup d’internautes d’Afrique francophone ont fait le parallèle avec les migrants. « Des pierres d’un côté, des vies de l’autre. Sur quoi devons-nous pleurer ? », s’interroge ainsi un artiste, qui place côte à côte une photo de la cathédrale en flammes et une embarcation chargée d’Africains en plein naufrage. « J’ai du ciment à donner, mais pas le visa »,plaisante un Dakarois. « Notre Dame de Paris ne doit pas mourir. Notre Dame d’Alep peut crever. Certaines sont plus Dames que d’autres », s’indigne un chrétien du Sénégal.
Accents populistes
Faut-il voir dans ces commentaires un soupçon de populisme ? Une pensée binaire d’abord épidermique ? Le danger est pointé depuis Kigali par Dorcy Rugamba, écrivain et dramaturge rwandais. « Suggérer qu’il faut financer les hommes et non les pierres revient à la même logique que l’extrême-droite en France, qui dit qu’il faut bloquer les migrants parce qu’il y a trop de sans domicile fixe. Le problème ne porte pas sur les migrants, mais les SDF ! Il ne faut pas opposer les deux, hommes et pierres. Il faut à la fois réhabiliter Notre-Dame et revoir la politique migratoire. »
Si débat il doit y avoir, il devrait rester sur le sujet des œuvres d’art, estime cet artiste qui a organisé en mars un forum à Kigali sur l’architecture et les lieux culturels en Afrique. « L’incendie rappelle à quel point le patrimoine compte. L’intérêt pour le patrimoine français contraste avec le mépris manifesté pour les œuvres des pays africains, dont on veut faire barrage à la restitution. De ce point de vue, il y a deux poids, deux mesures. Le cœur de la France se trouve à Notre-Dame, nous dit-on. C’est la même chose pour les œuvres d’art africaines, où se trouve aussi le cœur de l’Afrique. »
« Un narcissisme qui ne dit pas son nom »
Felwine Sarr, écrivain et économiste sénégalais, co-auteur d’un rapport sur la restitution qui a fait grand bruit à sa publication en octobre, fait lui aussi le lien avec cette question depuis Saint-Louis du Sénégal. « Si le patrimoine est important pour les Européens, ils devraient comprendre que les autres nations y soient tout autant attachées. Que l’Europe applique aux autres ce qu’elle s’applique à elle-même et se montre plus encline à restituer les objets pris par la force durant l’époque coloniale ». Il estime aussi que l’incendie montre à quel point les « communautés sont celles de l’imaginaire, d’où l’importance des symboles, des traces, de tout ce qui signifie l’histoire et le vécu, au-delà des choses matérielles ».
Il remarque néanmoins que « dans le traitement médiatique qui a été fait de l’incendie, tout se passe comme si le pays cherchait à vérifier que le monde entier partage son émotion et exprime de la compassion. C’est une forme de narcissisme qui ne dit pas son nom. Tout ce qui touche l’Europe doit résonner aux confins du monde, ce qui signifie qu’elle est centrée sur elle-même. Il s’agit d’un vieil imaginaire de l’Empire, où lorsque le prince a froid, tout le monde grelotte. » L’un des aspects de l’indignation africaine après l’incendie tient au fait que « les Africains ne vivent pas le même niveau de compassion ». Par exemple lorsqu’un navire sombre avec 2000 personnes à bord, comme le Joola au Sénégal en 2002 — un accident encore plus mortel que celui du Titanic.
Quant aux manifestations d’émotion et de solidarité des chefs d’État africains, elles répondent selon Felwine Sarr à « cette demande de compassion de l’Europe » et relèvent d’une forme de « soumission ». « Nos chefs d’État n’osent pas dire ce qu’ils pensent vraiment : c’est dommage, mais il n’y a pas eu mort d’homme et la France a les moyens de reconstruire. »
Les « personnages du rêve des autres »
L’anthropologue et sociologue gabonais Joseph Tonda, à Libreville, relève de son côté l’absence de réaction en Afrique aux 130 millions de dollars trouvés dans les caves d’Omar el-Béchir, l’ancien président du Soudan.
Il voit dans les réactions de chefs d’État africains émus par l’incendie un lien fortement post-colonial. « Eux qui organisent la mort de milliers de leurs compatriotes en achetant des maisons, des appartements, des voitures de luxe, en vivant ailleurs que chez eux, en se soignant en Suisse ou en France, eux qui sont si indifférents au sort de leur peuple — sauf pendant les campagnes électorales —, les voilà atteints dans leur âme de néocolonisés par l’incendie de Notre-Dame. Les réactions africaines qui rappellent le sort des migrants et se scandalisent de l’argent déversé sur le toit de Notre-Dame traduisent une réalité profonde : celle de gens qui savent, peut-être inconsciemment, où se trouvent les ressorts du lieu de leur malheur. Ils sont encore et toujours les personnages du rêve des autres ». Les autres étant les ex-colonisateurs. Et Paris, l’ancienne métropole coloniale.
Une question morale
Pour la philosophe française d’origine algérienne Seloua Luste Boulbina, auteure de L’Afrique et ses fantômes (Présence Africaine, 2015) et Les arabes peuvent-ils parler ? (BlackJack Editions, 2011), ces réactions signalent également la force du « face-à-face post-colonial, dans ce couple maudit de l’ex-colonisateur et l’ex-colonisé ». L’indignation suscitée par l’argent mobilisé pour rénover Notre-Dame lui paraît indissociable du contexte actuel.
« Le gouvernement a passé son temps ces derniers mois, face au mouvement des Gilets jaunes, à dire qu’il n’y a pas d’argent, alors qu’il y en a manifestement. La clameur n’est pas politique, elle est morale. Elle se produit aussi en France, et pas seulement du côté de l’opinion africaine. Quant un post Facebook met face à face la cathédrale en flammes et un navire de migrants qui sombre, il rappelle que le drame humain n’offense personne. Le mécanisme de défense, en Europe, face aux tragédies de la migration, consiste à se dégager de l’interrogation morale qui peut rendre malheureux. »
Pour boucler la boucle, Seloua Luste Boulbina estime que « le mécénat culturel est totalement distinct des causes humanitaires. C’est moralement que préférer la pierre à l’homme choque ».