J'ETAIS TROUBLÉ
Major Kandji raconte l'identification des corps 18 ans après le naufrage du bateau Joola

Major gendarme à la retraite, Aliou Kandji, spécialisé en police technique et scientifique et plus particulièrement dans l’identification était au cœur de l’enquête du naufrage de « Le Joola ». Il était chargé d’identifier les corps des victimes acheminés au port de Dakar. Des images qui sont toujours ancrés dans son esprit et qu’il n’est pas prêt à oublier. En cette 18e anniversaire de la plus grande catastrophe maritime du Sénégal, major Kandj rejoue le film de cette triste journée. Entretien.
Vous étiez chargé d’identifier les corps des victimes du bateau le Joola en 2002. Comment vous vous étiez organisé à l’époque pour réussir votre mission ?
La gendarmerie est une institution qui est très bien organisée. Elle forme ses hommes dans toutes les éventualités. Ce jour-là, nous étions à l’état-major de la gendarmerie. Tout se passait bien. L’ambiance était bon enfant. Tout d’un coup, le haut commandant de la gendarmerie a appelé pour nous demander de se rendre immédiatement au port de Dakar. Le Commandant GT m’a, sur ce, demandé de pendre un stylo et des fiches. Il m’a embarqué dans son véhicule et, en trombe, nous avons pris la direction du port. Je ne savais pas ce qui se passait. A notre arrivée sur les lieux, nous y avons trouvé l’ancien Premier ministre, Mame Madior Boye ainsi que les autres ministres de la république de l’époque. Le général m’a demandé de prendre mes dispositions parce que « Le Joola » avait coulé et, il fallait qu’on fasse le mea-culpa d’autant plus que l’accident avait eu lieu dans zone de compétence territoriale de la gendarmerie. J’étais chargé d’identifier les corps mais il y avait tout un dispositif qui a été mis en place. Il y avait des photographes de la gendarmerie, du matériel pour les scellés des objets qui sont trouvés par devers les victimes. Nous avions aussi des conteneurs modernes où on mettait les corps. Tout était préparé. Et comme le bateau s’était renversé d’une manière extraordinaire et rapide, les victimes étaient éparses. Ça dérivait de tout bord. Pour les secours, il y avait des bateaux de pêche. En sus de la marine nationale et celle française. C’est le soir, vers 19h, que les bateaux secours avaient commencer à arriver. Ils étaient tous remplis de corps. La première victime que j’ai reçue était une jeune fille qui s’appelait Ndèye Astou Gueye. Elle était bien habillée et devait rentrer en France. Son vol devait décoller à 20h.
Quel procédé aviez-vous utilisé pour l’identification des corps des victimes ?
Quand je recevais un corps je l’indexais d’abord. Ensuite je fais le reportage autrement dit la palpation pour voir s’il n’y avait pas des objets ou de l’argent dans ses poches de ses habits. On le prenait en photo, déterminer son sexe avant de faire une petite description. Ce jour-là, on a reçu des corps de victimes jusqu’à 3heures du matin. Il fallait tout faire la nuit pour que leurs proches puissent les identifier le lendemain, au petit matin. On les avait ensuite mis dans des conteneurs bien refroidis, bien conservé. On avait restitué 95 corps qui ont été formellement identifiés à Dakar dont 6 étrangers. J’ai enterré 139 corps sans compter ceux qui sont enterrés en Gambie et à Ziguinchor. Donc, au total, j’avais reçu 234 corps parmi, il y a aussi 6 gendarmes.
Et les 64 rescapés, ils étaient dans quel état d’esprit ?
Ils étaient évasifs. Ils avaient tous perdu la connaissance. Le seul gendarme rescapé en l’occurrence Ousmane Gningue a vite repris ses esprits et il nous avait expliqué les circonstances de l’accident. Ce gendarme était un plongeur en apnée très expérimenté. Il a sauvé, à lui seul, 16 personnes. C’est d’ailleurs lui qui a sauvé le chanteur Youssou Ndour 2. Il était dans l’habitacle au moment du naufrage. Il a suivi les lumières et les tranchées parce qu’il connaissait le bateau. Il a ouvert les portes pour se sauver. Il s’en est sorti sain et sauf par chance.
Recevoir et identifier autant de morts en seul jour ne devrait être chose facile. Cela ne vous a pas traumatisé ?
Je suis plus traumatisé les familles des victimes. Les images ne me quittent jamais. Elles défilent toujours dans ma tête. Je vois toujours les corps de ces hommes, femmes, enfants et jeunes filles, nourrissons allongés devant moi. Certains étaient bien habillés et bien parés. Les corps des gendarmes avec qui j’avais partagé le même camp. Ce n’était pas du tout facile. Et, je vais vous faire une révélation. Certaines des victimes avaient fait des attaques cardiaques avant de mourir. Dans la peur et choc, d’autres ont été paralysés avant de rendre l’âme. On le constatait sur leurs corps. C’est pour vous dire que le choc était violent et l’évènement terrifiant. Je ne peux jamais oublier ces images.
Est-ce qu’il vous arrivait de rester des nuits blanches ?
Certes j’avais l’habitude d’identifier les corps mais pour « Le Joola », après l’identification et l’enterrement des corps, je ne dormais plus. Je n’avais en aucun moment pleuré mais, je suis resté plus de 6 jours sans dormir. Les images étaient ancrées dans ma tête. J’étais troublé. C’est à cette époque là que j’ai réalisé qu’entre la vie et le trépas, il n’y avait qu’un trait d’union.
18 ans après ce naufrage, les familles des victimes demandent toujours que les responsabilités soient situées...
L’Etat du Sénégal est, civilement, entièrement responsable dans cette affaire. Maintenant, ce que les gens doivent savoir, c’est que les aéronefs, qu’ils soient des avions, des bateaux, on ne peut pas les jeter dans l’eau ou dans les airs, sans qu’il ait une autorisation technique. Ils sont certifiés. Un bateau marche avec la force des hélices et une propulsion. Dans l’eau, le bateau ne peut pas se renverser si les moteurs ne fonctionnent pas. Cependant, le commandant de bord d’un bateau responsable de tout ce qui arrive s’il plonge à l’eau. Ce, parce qu’avant de partir, il reçoit des fiches techniques et les différentes aptitudes du bateau et, il a la faculté de tout vérifier. Si le commandant du bateau le Joola n’était pas mort, tout allait retomber sur lui. Toute la responsabilité l’incomberait. On l’aurait mis en prison pour homicide involontaire.
Vous dites qu’il est mort mais certains en doutent toujours...
Je vous dis qu’il est mort. Il n’est même pas sorti du bateau. Vous savez, le commandant de bord sort par l’arrière du bateau. Mais, il était coincé. Parce qu’il faisait des premiers à se renverser et il ne pouvait pas sortir. Il faut que les gens aient une vision positive des choses. Il faut qu’on raisonne positivement. Ce commandant a laissé une jeune et deux enfants. Il était un soutien de famille. On ne peut pas lâcher sa famille, sa femme et ses enfants pendant 18 ans. Dire qu’il n’est pas décédé relève de conneries. Il faut que les gens arrêtent parce que cela fait mal à sa famille.
Une veille doléances des familles des victimes : le renflouement du bateau. Pensez-vous que cela est possible ?
Techniquement, le renflouement n’est pas possible. Mais c’est normal que ceux qui ont perdu leurs mères, leurs pères, leurs enfants, leurs frères et sœurs fassent cette demande. Mais si c’était techniquement possible, s’il n’y avait pas des aléas négatifs, le président Macky Sall l’aurait fait.
Pourquoi vous dites que techniquement le renflouement n’est pas possible ? Expliquez-nous davantage ?
Le Joola est un ancien bateau à coq et, il s’est renversé dans des eaux saumâtres, la salinité est à un niveau très élevé. Et le bateau, dans les eaux où il est naufragé, le sable mole. C’est des pâtes. Le bateau s’est englouti à plus de 50 mètres de profondeurs. Les sondes ne répondent plus. Les bateaux peuvent passer dessus et s’en aller sans aucun problème. Donc, son renflouement est impossible. Je dis toujours que Dieu a bien enterré ceux qui sont restés dans le bateau. Ceux là ne disputent pas pour aller au paradis. Leur visa est indiscutable. C’est sûr qu’ils vont aller au paradis parce que, en quelque sorte, ils ont été tués. Le commandant de bord qui a conduit le bateau et tous ceux qui avaient des responsabilités sur le bateau ont provoqué leur mort. Ce que l’Etat doit faire, c’est de mettre là-bas une bouée intelligente et que chaque année, les navettes partent là-bas pour permettre aux familles des victimes d’y faire leur prière.