LES SOLDATS VENUS D'AFRIQUE EN PREMIÈRE LIGNE DU DÉBARQUEMENT EN PROVINCE
Tirailleurs sénégalais et algériens, goumiers et tabors marocains, pieds-noirs, marsouins du Pacifique et des Antilles : les bataillons venus d'Afrique et de l'empire colonial ont joué un rôle crucial lors du débarquement en Provence en août 1944

C'est un tournant de la Seconde Guerre mondiale en France que le président Emmanuel Macron célèbre ce jeudi 15 août à la nécropole de Boulouris, près de Saint-Raphaël, dans le Var, où reposent 464 combattants de l'armée B française. Devenue ensuite la 1re armée de l'Hexagone. À ses côtés, des vétérans, l'ancien président Nicolas Sarkozy mais aussi les présidents ivoirien Alassane Ouattaraet guinéen Alpha Condé. Ils rendront hommage aux 450 000 soldats qui participèrent au débarquement allié en Provence du 15 août 1944. L'opération a été menée par les forces américaines et françaises sous les ordres du général de Lattre de Tassigny, parties d'Afrique du Nord, de Corse et d'Italie du Sud. Traditionnellement, la commémoration du débarquement en Provence est l'occasion de saluer la contribution des soldats des anciennes colonies françaises à la Libération. « Jeunes de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie, fils de l'Afrique occidentale ou de l'Afrique équatoriale, de Madagascar ou de l'Océan indien, de l'Asie, de l'Amérique ou des territoires du Pacifique, tous se sont magnifiquement illustrés dans les combats de notre Libération. Ils paieront un très lourd tribut à la victoire », avait déclaré le président Jacques Chirac lors du 60e anniversaire du débarquement en 2004 à Toulon.
Le rôle déterminant des corps militaires africains
En effet, l'armée française, éclatée après la débâcle de 1940, se reconstitue sur le continent africain dans les mois qui suivent le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord (Maroc et Algérie) de novembre 1942. Les Forces françaises libres (FFL), qui comptent dans leur rang un fort pourcentage de coloniaux, essentiellement d'Afrique noire, fusionnent avec l'armée d'Afrique (en Algérie, en Tunisie et au Maroc) restée jusque là fidèle à Vichy. S'y ajoutent des évadés de France.
Dirigée par le général de Lattre de Tassigny sous le nom d'armée B (avant de devenir la 1re armée), elle est composée de cinq divisions d'infanterie et deux divisions blindées, équipées par les Américains à partir de printemps 1943. C'est « une armée profondément originale comme la France n'en a jamais connue, une armée qui compte moitié d'Européens et moitié de musulmans et de coloniaux », écrit Philippe Masson dans son Histoire de l'armée française de 1914 à nos jours. Fin 1944, elle compte près de 600 000 hommes, dont deux tiers venus d'Afrique du Nord, parmi lesquels 176 000 « Européens » et 233 000 « musulmans », selon la dénomination de l'époque.
Après que certaines de ses unités se sont illustrées pendant la campagne d'Italie, l'armée B joue un rôle essentiel lors du débarquement en Provence. Alors que seuls quelques hommes du commando Kieffer étaient engagés aux côtés des troupes américaines, britanniques et canadiennes lors du débarquement en Normandie du 6 juin 1944, elle est la première à participer, sous les couleurs françaises, à une opération d'envergure menée par les Alliés.
Le 15 août, peu après minuit, les premiers soldats français des commandos d'Afrique escaladent la falaise du cap Nègre, tandis que le groupe naval d'assaut français est décimé à la pointe de l'Esquillon (ouest de Cannes), minée. Le lendemain, l'armée B débarque à Cavalaire. « Sur les navires, éclate la Marseillaise la plus poignante qu'on ait jamais entendue », écrira de Lattre.
Une véritable armée française reconstituée pour libérer son sol
La majorité des plus de 250 000 hommes qui participent à la libération de la Provence sous les couleurs de la France foulent la terre de la métropole pour la première fois. Avec plusieurs jours d'avance sur le calendrier prévu, ils libèrent Toulon, le 27 août, et Marseille le lendemain, avant de remonter la vallée du Rhône et de faire la jonction avec la 2e Division blindée venue de Normandie, le 12 septembre en Bourgogne. « Sans son empire, la France ne serait qu'un pays libéré. Grâce à son empire, la France est un pays vainqueur », lance le député de Guyane Gaston Monnerville au lendemain de la victoire contre l'Allemagne.
Les troupes coloniales de l'Empire français ont payé un lourd tribut : de 1940 à 1945, 55 000 soldats tunisiens, marocains, algériens et africains de l'Afrique occidentale française (AOF) et de l'Afrique équatoriale française (AEF) sont morts.
Une histoire longtemps occultée
Leur histoire a pourtant longtemps été occultée, les troupes africaines ayant été retirées du terrain dès l'hiver 1944-45 et ces soldats « indigènes » moins bien traités que leurs frères d'armes.
Au début du mois d'août 2019, un collectif de 22 personnalités, dont l'historien Pascal Blanchar, l'ancien footballeur Lilian Thuram, Rachid Bouchareb ou Alain Mabanckou, s'est inquiété dans une tribune publiée dans Le Monde du peu d'intérêt montré par les autorités françaises envers ce 75e anniversaire. Pour les historiens, deux explications sont avancées. Premièrement, il y a la concurrence du Jour-J, le débarquement de Normandie le 6 juin 1944 avec le soft power américain, et toute la communication qui l'accompagne. Une propagande qu'il faut replacer dans le contexte américain de la ségrégation raciale. Et deuxièmement, certains avancent l'idée d'une volonté du général de Gaulle de montrer une France résistante et métropolitaine. L'idée du blanchiment des troupes s'est accentuée sous l'influence américaine qui refusait qu'on montre alors des hommes de couleur au combat.
En 1959 au moment de la décolonisation, un décret gèle le montant des pensions des ressortissants des anciennes colonies ayant servi dans l'administration ou l'armée française. En 2002, le gouvernement français débloque partiellement la revalorisation de la pension de ces soldats « oubliés ». Mais celle-ci, calculée en fonction du niveau de vie du pays de résidence, reste inférieure à celle des combattants français. Il faudra encore huit ans pour que le président Nicolas Sarkozy annonce l'alignement des pensions de tous les anciens combattants, quels que soient leur nationalité et leur lieu de résidence. Lors du 50e anniversaire, 18 pays africains avaient été représentés et pour le 60e, une quinzaine de chefs d'État d'Afrique et du Maghreb étaient présents.
De l'autre côté, à partir des années 2000, les Africains commencent à se réapproprier cette histoire et surtout à voir ces tirailleurs différemment de leurs aînés qui ont pu les considérer, aux indépendances, comme des collaborateurs de l'État colonial. Le Sénégal a notamment mis en avant cet héritage militaire. Au musée des Forces armées à Dakar, plusieurs sections leur sont consacrées. L'ancien président Abdoulaye Wade (2000-2012), dont le père était tirailleur, a initié en 2004 une « Journée du tirailleur ».
« C'est une façon pour le président de revenir sur les liens majeurs qui existent entre la France et le continent africain », explique-t-on dans l'entourage du chef de l'État, Emmanuel Macron. Outre le traditionnel honneur au drapeau, la cérémonie prévoit la lecture d'un texte par l'écrivain franco-sénégalais David Diop et d'un témoignage de vétéran par une lycéenne. À l'automne dernier, pour les cérémonies de la fin de la Première Guerre mondiale, Emmanuel Macron et son homologue malien Ibrahim Boubakar Keïta avaient, eux aussi, rendu hommage aux quelque 200 000 Africains qui avaient combattu dans l'armée française durant la Première Guerre mondiale.