'' ON NE PEUT PAS SE DÉVELOPPER EN DÉTRUISANT LA MÉMOIRE''
HAMADY BOCOUM, DIRECTEUR DU PATRIMOINE CULTUREL

Le Sénégal à l’instar de beaucoup de pays africains se trouve aujourd’hui confronté à la conservation de son patrimoine urbain, qui est menacé par la prolifération des constructions anarchiques et une législation qui n’est plus adaptée. Dans cet entretien, le directeur du Patrimoine culturel, Hamady Bocoum, évoque le problème lié à la préservation du paysage urbain à Dakar ainsi que les grandes lignes de la conférence internationale sur le patrimoine urbain des pays de l’espace francophone qui s’est tenue du 6 au 9 juillet à Dakar.
Au terme d’un atelier sur le patrimoine urbain dans l’espace francophone, quels sont les grands axes qui ont été développés durant ces deux jours ?
Cet atelier, organisé par le ministère de la Culture et du Patri- moine en collaboration avec Wallonie-Bruxelles, s’inscrit dans le cadre du XVème sommet de la Francophonie. L’idée, c’est de mener un plaidoyer pour le patrimoine lors de ce sommet. La rencontre a regroupé une trentaine d’experts venus de différents pays. Nous avons essayé de réfléchir sur toutes les dimensions du patrimoine dans l’espace francophone, à savoir le patrimoine immobilier, immatériel et des paysages naturels. La réflexion que nous menons va aussi au-delà de l’espace francophone.
C’est une réflexion holistique. Mais, il fallait commencer quelque part. L’exercice est d’autant plus aisé qu’en termes de globalisation, il y a des instruments normatifs internationaux, notamment à l’Unesco, autour desquels se retrouvent les Etats membres de l’espace francophone. Donc, l’idée c’est d’essayer d’attirer l’attention des autorités de la Francophonie sur l’importance de maintenir le patrimoine qui est un lien.
Le patrimoine est un ensemble de valeurs matérielles et immatérielles qui fait que l’espace francophone a une identité. On ne construit pas de la même manière à Paris qu’à Washington, Dakar ou Abuja. Nous avons des villes qui ont des traditions différentes.
Mais cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas complémentaires. Actuellement, il y a une organisation qui a l’ambition de mettre tout cela en cohérence. Je pense qu’elle (l’Organisation) doit avoir une politique patrimoniale claire, précise et un agenda.
La Francophonie, elle est d’abord culturelle. Les pères-fondateurs de cette organisation l’ont d’abord fondée sur un échéancier culturel. La politique, l’économie, c’est important mais ce qui fait l’essence dans la culture, c’est le patrimoine.
Quels sont aujourd’hui les écueils auxquels se heurte le patrimoine urbain africain en général et sénégalais en particulier ?
Les problèmes sont multiples et variés. Actuellement, nos pays sont en plein aménagement. Cela suppose des contenus intelligents entre les nécessités d’aménagement du territoire et la sauvegarde du patrimoine. On ne parvient toujours pas à faire la jonction. Très souvent, ceux qui ont envie d’aménager disent que ceux qui veulent protéger le patrimoine sont des obstacles au développement. Ce qui est faux.
Aujourd’hui, toutes les instances internationales y compris la Banque mondiale savent qu’on ne peut pas faire du développement en détruisant la mémoire. Laquelle est une partie intégrante du développement parce que c’est à partir d’elle qu’on fait la liaison entre hier, aujourd’hui et qu’on se projette sur demain. Ce serait donc une erreur grave que de penser qu’en détruisant le patrimoine on fait du développement.
Aujourd’hui à Dakar, on a de véritable problème pour préserver le paysage urbain. Des immeubles poussent partout. On est en train de créer l’incohérence dans une ville qui était normée et qui avait une âme. On est en train d’agresser l’âme de la ville, en montant, sans aucune cohérence, des immeubles à gauche et à droite. Quand la ville n’a plus de cohérence, elle ne parle plus, elle n’intéresse plus personne et devient une ville quelconque.
La France est actuellement le pays le plus visité au monde parce qu’il a maintenu des cohérences. Aux Champs Elysées, ceux qui ont une propriété ont la possibilité de faire des gratte-ciels mais les gens ont maintenu une certaine cohérence. Et c’est ce qui fait que cet endroit constitue l’une des belles avenues du monde. Quand certains ont voulu construire des villes neuves, on leur a dit : aller à la défense.
Ils ont construit une nouvelle ville qui a sa personnalité et qui dialogue avec la ville ancienne. Par exemple, au Quartier latin, il y a des rues qui ne comptent même pas trois mètres. On pouvait les casser et faire des boulevards mais, on sait que le Quartier latin a une âme. C’est tout cela qui fait qu’aujourd’hui, la France est la principale destination du monde. Il faut relativiser les choses, Dakar avait un avantage comparatif incroyable.
C’était la capitale de l’Afrique occidentale française (Aof). Le patrimoine urbain dakarois est un patrimoine partagé. C’est celui de toute l’Afrique et ce serait dommage de le voir partir en lambeau avec des immeubles aussi inélégants les uns que les autres qui poussent sans aucune harmonie et qui sont en train d’étouffer la ville.
Ils auront fini de poser un problème de mobilité urbaine insurmontable, et surtout qu’on aura enlevé à la ville ce qui faisait sa particularité et qui faisait d’elle une ville où il était agréable de se promener, de balader et de découvrir, au niveau de chaque coin de rue, quelque chose de particulier.
Et pourquoi en est-on arrivé là?
Je pense que nous avons une législation qui n’est plus adaptée. Aussi, nous avons une faiblesse au niveau des structures qui sont chargées de veiller à la réglementation. La Direction du patrimoine, organiquement, n’a plus les moyens de faire face à tout ce pouvoir de l’argent qui est à mesure de mettre les gens devant les faits accomplis. Il y a une nécessité de revoir tout cela et de faire de telle sorte que le ministre de la Culture ait plus de poids, plus d’autorité dans les décisions qui concernent les espaces protégés.
Au vu de tout cela, quelle politique faudrait-il adopter pour arriver à mettre définitivement un terme à ce désordre ?
La politique, c’est la réglementation. Déjà, il y a une législation qui existe, il faut la respecter. Malheureusement, ce n’est pas le cas et nous n’avons aucun moyen d’agir.
En outre, il faudrait accroître davantage la capacité des services étatiques en charge du patrimoine, faire de telle sorte que la délinquance dans ce domaine soit punie.
N’y a-t-il pas lieu de penser à une gestion collective du patrimoine entre l’Etat, la collectivité et les populations ?
Il y a toujours un plaidoyer, un travail à faire, en dehors de sensibiliser davantage. Je peux dire que ceux qui s’attaquent le plus au patrimoine, ce sont ceux qui le connaissent le plus. Ce sont eux qui ont de l’argent et qui ont envie de détruire des sites pour mettre autre chose. Les gens qui détruisent le plus, ce ne sont pas les populations.
Le patrimoine de l’Ile de Gorée est menacé... Ce qui se passe à l’Ile de Gorée est un problème sérieux. Le climat a changé. On y observe des houles de plus de 4 mètres. Le système de protection, qui existait, est détruit faute d’entretien. Il se pose un véritable problème. L’Ile est menacée dans son intégrité physique. Des études ont été faites et on connaît à peu près les solutions à mettre en œuvre.
Je pense que le gouvernement est en train de chercher des partenariats et de mettre en place les solutions qui s’imposent pour protéger Gorée.
Par ailleurs, au niveau de l’Ile, la trame urbaine est relativement bien conservée contrairement à Saint-Louis où elle est agressée parce qu’il y a des constructions qui sont tout à fait en porte à faux avec la trame urbaine qui est le socle des valeurs universelles exceptionnelles pour lesquelles cette ville a été inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco.
Qu’en est-il de Kermel ?
Kermel, c’est une catastrophe. C’est le centre urbain le plus représentatif de la ville et l’un des plus anciens de toute l’Afrique de l’Ouest en termes de ville moderne, qui est en train d’être détruit. Malgré les protections, les gens parviennent à obtenir des dérogations. Ils ne respectent pas la réglementation, la- quelle y est quotidiennement violée.
Aujourd’hui, la trame urbaine à Kermel est désarticulée et s’il n’y a pas une réaction forte des autorités, dans dix ans, il n’y aura plus de centre urbain historique. On aura perdu, on aura banalisé, on aura vendangé la mémoire de la ville.
Et Dakar deviendra une ville quelconque où il n’y aura plus rien à voir, où la mobilité urbaine sera réduite à sa plus simple expression parce que tous ces immeubles qu’on est en train de construire seront totalement vides. On aura détruit pour rien.
La direction du Patrimoine culturel a-t-elle les moyens pour de dissuader tous ceux qui font des constructions anarchiques et portent atteinte à toute cette richesse historique ?
Malheureusement non. Nous n’avons ni les moyens matériels ni les moyens humains pour remplir cette mission avec efficacité. Mais, ce que nous pouvons faire quand nous constatons un désordre, c’est d’adresser une sommation, une de- mande d’arrêt des travaux. Seulement, cela se multiplie dans tous les sens. Avant que le préfet arrive pour constater, les dégâts sont déjà faits.
Les gens marquent souvent un temps de pause et ils reprennent nuitamment à construire. Je pense qu’il y a une véritable culture génocidaire vis-à-vis du patrimoine menée par des gens qui ont de l’argent.
Il y a nécessité de renforcer les compétences de la Direction. Je pense que si on veut sauver le patrimoine dakarois, sauver le patrimoine sénégalais, il faudrait qu’on change la législation. Vous savez, ce n’est pas seulement les villes qu’il faut sauver. Le Sénégal est un pays qui doit se développer. On doit construire des infrastructures lourdes, des routes, des aéroports, des autoroutes, des ports. Je ne dis pas au détriment du patrimoine. Mais, cela doit être une opportunité de tout mettre en valeur.
Le patrimoine qui est parfois invisible pour le profane, il faut le préserver comme cela se fait dans tous les pays actuellement et faire en sorte que l’aménagement du territoire soit une opportunité pour l’aménagement culturelle du territoire. Faire de telle sorte que la culture soit au sommet du développement. Les Etats-Unis sont le pays qui vend le plus de culture au monde et qui n’a même pas de ministère de la Culture.
Et la France, le pays qui a la plus forte concentration touristique au monde, n’a pas de ministère du Tourisme. Ce n’est pas dans l’existence de structures, c’est dans l’existence de politiques. Nous avons besoin de politiques fortes pour développer notre pays.
Le tourisme est un facteur de développement universellement connu... Les points forts de notre patrimoine culturel et naturel doivent être protégés. A Dakar, on a le point le plus occidental de l’ancien monde, en l’occurrence la pointe des Almadies.
Quel lien existe-t-il entre le patrimoine urbain et le développement ?
La culture, à travers le patrimoine, est le plus puissant moteur de développement partout dans le monde. Aujourd’hui, en France, ils sont plus de 42 sites inscrits dans le patrimoine mondial. Ils ont préservé tous les terroirs depuis la loi Malraux en 1949. C’est pourquoi si quelqu’un veut visiter la France, il a l’embarras du choix... Par conséquent, un touriste qui vient dans ce pays, il y passe 10 jours. Ici, il n’y passe à peine que 3 à 4 jours.
Je pense que l’articulation entre le patrimoine et le développement est évidente. Malheureusement, chez nous, on voit tout le contraire. Ce n’est pas par hasard que le tourisme décline ; nous n’avons pas d’offre. Notre offre balnéaire n’est pas le plus reluisant en Afrique. Si nous voulons aujourd’hui développer le pays, nous devons le faire de manière holistique, en faisant en sorte que notre patrimoine soit mis avec efficacité et intelligence.
Par exemple, au Cambodge, ils ont un seul site classé patrimoine mondial, le site archéologique d'Angkor.
Mais, ils ont décidé d’en faire un moteur du développement. Ce site accueille, chaque année, 4 millions de visiteurs. Le Sénégal fait à peine un demi-million avec ses 7 sites classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Si chaque site faisait le dixième d’Angkor, les objectifs du Plan Sénégal émergent (Pse) seraient atteints.