"LE MOMENT POUR L'AFRIQUE DE RÉINVENTER LES MODALITÉS DE SA PRÉSENCE AU MONDE"
L'économiste, écrivain et enseignant Felwine Sarr, évoque cette période inédite et la façon dont elle résonne avec les préoccupations à l'œuvre dans son travail

Enseignant, économiste et écrivain, Felwine Sarr devait voir son texte Traces – Discours aux nations africaines, écrit en 2018, mis en scène au festival d'Avignon en juillet 2020. La pandémie mondiale en a décidé autrement, l'événement a été annulé, mais le penseur continue à interroger l'avenir du continent et du monde. Depuis Dakar, il évoque cette période inédite et la façon dont elle résonne avec les préoccupations à l'œuvre dans son travail.
En tant que penseur, vous êtes très impliqué dans les réflexions autour de la crise actuelle. Quel regard portez-vous sur le moment que nous vivons ?
Cette crise est importante, inédite et constituera probablement un marqueur historique pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'elle est globale, qu'elle touche tous les pays du monde sans distinction. Au-delà du fait sanitaire, elle possède une dimension sociétale, écologique, voire civilisationnelle. Elle révèle également de manière criante les inégalités de notre monde. Mais, ce qui me semble intéressant, c'est qu'elle rouvre la contingence de l'histoire. Nous avions, depuis longtemps, le sentiment d'être embarqués dans un train qui ne s'arrêterait jamais. Quelles que soient les utopies que certains d'entre nous pouvaient élaborer, la réalité semblait immuable. Or la crise crée une brèche dans le temps. Nul ne sait ce qui va advenir, mais le chantier historique semble à nouveau modelable. Des possibles nouveaux s'offrent à nous.
Cette crise globale dit-elle aussi quelque chose sur nos imaginaires et la façon dont ils se confrontent ?
La première réaction des peuples a été de se replier sur eux-mêmes, de se comporter en tribus, en clans. Nous nous identifions à ceux qui ont la même histoire, la même géographie, la même « culture » entre guillemets. Nous sommes Français, Italiens ou Africains, mais, pour l'instant, nous sommes encore incapables de faire communauté humaine. De ce point de vue, la situation de l'Afrique est un révélateur. Face à la crise, beaucoup nous prédisaient de funestes lendemains, des hécatombes, comme si personne ne se satisfaisait de ce que nous soyons moins atteints par la létalité du virus. Si nous avions fait humanité, nous aurions dû nous réjouir de ce moindre coût en vies humaines. Pourtant, les clichés sur le Continent sont réapparus, ne laissant aucun doute sur le fait que nous ne formions pas encore une communauté.
Dans le « pandemic diary » que vous tenez à l’heure actuelle pour un média allemand, vous écrivez que « l’Afrique est une réalité imaginaire dont la force des représentations qui lui sont accolées congédie sa réalité ». Le continent africain possède-t-il aujourd'hui des ressources culturelles, intellectuelles et humaines dont les pays occidentaux semblent manquer face au virus ?
Depuis la nuit des temps, l'Afrique a fait face à de nombreux chocs, qu'ils soient culturels, civilisationnels ou sanitaires. L'expérience en matière de lutte contre les épidémies nous a, par exemple, permis de mettre en place des centres de traitement et des équipes médicales capables d'organiser plusieurs formes de réponses face à ce type de crise. C'est un fait : le Continent possède une grande capacité de résilience. Dire cela n'implique pas que les Africains acceptent les calamités ou les encouragent, mais plutôt qu'ils ont dû développer des stratégies de survie. Il y a, dans la mémoire longue des sociétés africaines, une vague de vie, une volonté de se battre qui renaît face au défi. Entendons-nous bien : ces hommes et ces femmes n'ont rien d'exceptionnel, ce sont des êtres humains comme les autres. Néanmoins, on ne peut pas nier le capital expérience issu de leur histoire.