LA MACHINE ECONOMIQUE EST GRIPPEE
Mamour Cissé, cet homme à l'allure de dandy, est opérateur économique avant d'être un homme politique. Le leader du Parti social-démocrate (Psd/Jant-bi) est propriétaire du centre commercial El Malick et de l'eau minérale "Plaisir".

Mamour Cissé, cet homme à l'allure de dandy, est opérateur économique avant d'être un homme politique. Le leader du Parti social-démocrate (Psd/Jant-bi) est propriétaire du centre commercial El Malick et de l'eau minérale "Plaisir". Très tôt orphelin de père, il abrège ses études à 15 ans pour subir une formation professionnelle sanctionnée par un diplôme en comptabilité deux ans plus tard. Il décroche son premier emploi à Afco et y restera trois ans. En 1980, il s’envole pour la France afin d’y parfaire ses études en gestion. Depuis, il a blanchi sous le harnais. Naturellement, il nous parle de la covid-19 et du secteur privé national.
Des voix s'élèvent pour réclamer le retour du poste de Premier ministre pour coordonner la riposte contre la covid19. En tant qu'ancien ministre d'État, directeur de cabinet du Président Wade, qu'en pensez-vous ?
A cause des fonctions que vous venez de mentionner me concernant, je ne peux rien y penser puisque celles-ci me dictent une obligation de réserve et une retenue m’interdisant de m’introduire dans le domaine réservé du chef de l’Etat. Il a le pouvoir discrétionnaire non seulement de définir la politique de la Nation mais aussi et surtout de nommer aux emplois civils et militaires. L’un dans l’autre, il lui revient à lui, et à lui tout seul, de juger de l’opportunité de tenir seul le gouvernail ou de choisir quelqu’un qui va l’aider dans sa tâche de conduire cette politique de la Nation en coordonnant l’activité gouvernementale. Cette dernière option était la pratique qui prévalait jusqu’en 2019, année où le président de la République, qui venait d’être réélu pour un deuxième mandat, a décidé de supprimer le poste de Premier ministre pour des raisons qui lui sont propres. Et c’est de son ressort, une fois que le Parlement a accepté de voter la Loi. A présent, qui nous dit que les raisons objectives qui avaient fondé le chef de l’Etat à supprimer le poste de Premier ministre se sont évaporées.
Quid de la riposte au coronavirus ?
Quant à la riposte à la covid-19 ou coronavirus, le Président Macky Sall a très tôt et vite bien compris que ce n’est pas l’affaire d’un homme mais d’une équipe. Cette équipe composée d’experts éprouvés et avisés existe et s’est mise en bleu de chauffe depuis le 2 mars, date d’apparition du premier cas au Sénégal. Et cette équipe a un coordonnateur en la personne du ministre de la Santé et de l’Action sociale qui s’acquitte, à mon avis, très bien de sa mission. Toutefois, compte tenu de la gravité de la crise sanitaire, il faut se faire à l’idée que le ministre de la Santé doit régulièrement rendre compte de l’évolution de la situation au chef de l’Etat qui de ce fait est le premier coordonnateur de la riposte, et dès lors niveau ne peut être plus rassurant que le sien.
Au regard du nombre de cas à Dakar et Touba, ne faut-il pas confiner ces deux villes?
Il est vrai que ces deux localités que vous citez se trouvent dans une situation alarmante. En effet, sur les 5888 cas positifs enregistrés au Sénégal à la date du 21 juin, plus de 4000 sont détectés à Dakar et plus de 470 à Touba. Les quatre districts sanitaires de la ville de Dakar, qui sont tous passés à plus de 775 testés positifs, caracolent en tête en termes de nombre élevé de cas. A eux quatre, ils totalisent plus de 3000 cas positifs. Quant à Touba, en effet, on y relève aussi un nombre élevé de cas puisqu’on y est à plus de 470. Tout ceci ne peut manquer d’interpeller les consciences. Ce d’autant comme nous le savons, nous comptons à ce jour 84 décès enregistrés depuis le 2 mars 2020. En comparaison avec des pays, dans la même période, comme l’Afrique du Sud avec 87 715 cas, l’Egypte 52 211 le Nigeria 19 147, le Ghana 13 203, l'Algérie 11 504, le Cameroun 11 281 et le Maroc 9 801, nous nous devons de rendre grâce à Dieu. Il reste qu’il faut se rendre à l’évidence pour ce qui est des postulats relatifs à cette maladie qui sévit chez nous. Le premier postulat est que cette maladie existe et est bien là chez nous, ceci en dépit des négations de quelques incrédules irresponsables. Ensuite la maladie se propage vite et s’étend actuellement partout au Sénégal au point que les quatorze régions du pays sont toutes touchées. Enfin, la maladie tue : nous en sommes en trois mois et demi à 84 morts. A partir de ces données tangibles, il convient de considérer la situation avec plus de responsabilité, vigilance et rigueur. C’est vrai que nos personnels soignants se démènent pour contenir la maladie et limiter ses dégâts chez nous. Ils le font avec dévouement, abnégation et même avec un remarquable esprit de sacrifice, eux qui sont en première ligne. Mais ils agissent avec les moyens du bord car il n’existe pas encore de vaccin ou de traitement éprouvé et mondialement homologué, ce qui en soi constitue un autre postulat. C’est dire les prouesses que sont en train d’accomplir nos infectiologues, infirmiers et aides-soignants dans nos structures sanitaires de plus en plus bondées.
Ces personnels, il faut les aider dans leur lutte pour faire reculer et disparaître la maladie au Sénégal. Comment ?
En assimilant d’abord ces postulats que je viens d’évoquer ; ensuite en observant rigoureusement les gestes-barrières, surtout le port du masque et la distanciation physique : aucune légèreté ne devrait être notée dans le respect de ces règles ; enfin demeurer vigilant à chaque instant et réduire les déplacements pour de strictes nécessités. C’est ainsi que vous pouvez répondre plutôt que de confiner les gens à Dakar et Touba. Il faut déclencher à nouveau une puissante, dynamique campagne de sensibilisation, notamment e niveau communautaire, particulièrement dans les communes avec l’appui des ASC. Malheureusement avec l’allégement du couvre-feu et la levée de l’interdiction du trafic interurbain, beaucoup de gens ont perçu tout cela comme une ode à la permissivité et ne prennent plus garde au risque de contaminer d’autres gens du fait de leur seule irresponsabilité. C’est pourquoi, sans cruauté inutile mais sans faiblesse coupable, les autorités doivent veiller avec vigueur à ce que les règles les plus élémentaires qui peuvent être salutaires soient constamment observées jusqu’à ce que le mal se dissipe. Les besoins de survie qui taraudent l’esprit de pas mal de ménages et les difficultés économiques et financières du moment militent contre le confinement dont vous parlez. Une telle mesure signifierait accentuer la tension sociale latente, qui couve. Il ne faut donc pas attiser les braises.
Mais que faire alors devant les récalcitrants et ces incrédules irresponsables dont vous parliez tantôt ?
Mais c’est à l’Etat d’assumer ses responsabilités en faisant comprendre à ceux-là, que s’ils ont le droit de ne pas croire à la réalité de la maladie, ils n’ont pas pour autant celui de la passer à d’autres par contamination. Il y a forcément un moment où il faudra de l’intransigeance puisqu’il s’agit de la vie des gens et la survie d’une Nation, la nôtre. Il y a le libre arbitre que l’on ne doit pas dissimuler derrière la fatalité. C’est trop facile.
Jusqu'ici les prévisions alarmistes contre l'Afrique ne se sont pas réalisées. Comment l'expliquez-vous?
Il faut le dire et le saluer, beaucoup d’Etats africains ont été proactifs dès les premières alertes venues de Chine ensuite d’Europe où la maladie s’est répandue très vite. Ils ont donc pu voir venir. En dépit de la fragilité des systèmes de santé dans la plupart des pays africains et la modicité ou l’inexistence de moyens matériels et hospitaliers, les experts africains en santé, généralement très compétents, ont su faire preuve d’imagination, de courage et d’engagement exemplaire pour contenir la maladie comme c’est le cas au Sénégal. Pour l’heure, les prévisions alarmistes des Nations unies et de l’OMS ne se sont pas concrétisées en Afrique. Pour autant, il n’existe non plus à l’heure actuelle aucun motif qui doive prêter à la jubilation. Bien au contraire, nos Etats doivent redoubler de vigilance et s’ingénier à dégager des fonds conséquents destinés à la lutte contre la pandémie afin de la maintenir à un niveau encore supportable en attendant d’obtenir le traitement ou le vaccin permettant son éradication. Dans le même temps, je le répète, il faudra accentuer les campagnes de sensibilisation pour l’adoption généralisée et régulière des gestes-barrières sinon les prévisions risquent de s’avérer exactes dans un proche avenir.
Tous les pays se préparent à l'après covid. Au Sénégal, la croissance sera de moins de 3%. Quelles seront les conséquences d'une telle crise économique ?
Il est bien vrai que le président de la République, le 3 avril dernier, lors de son traditionnel message à la Nation à l’occasion de la célébration de la date d’indépendance, a clairement indiqué que la croissance économique du Sénégal a été brusquement freinée et passera de 6,8% à moins de 3%. Imaginez, sans verser dans l’apocalyptique, ce que va être la situation économique et sociale du Sénégal avec ce taux de moins 3%, taux au demeurant estimé à 1% en Afrique dans les années qui viennent. Malgré un taux d’un peu plus de 6 % régulièrement enregistré ces six dernières années avec un dynamisme économique incontestablement porté par des investissements publics hardis, l’amélioration de l’environnement des affaires et la mise en œuvre du Pse, de nombreuses entreprises ont néanmoins fermé. Pis, le chômage est resté endémique, des ménages ont été gagnés par la pauvreté tandis que l’Etat croule sous le poids de ses dettes intérieures et extérieures et affiche un taux d’endettement bien élevé même s’il n’a pas encore franchi la limite retenue par l’UEMOA. Le déficit budgétaire a du mal jusqu’ici à être résorbé même si des améliorations y sont apportées tout comme pour la maîtrise de l’inflation. C’est dans ce contexte qu’est survenue dans le monde entier la pandémie liée à la covid-19 balayant tout sur son passage, déréglant l’économie mondiale et donnant chez nous un sérieux coup d’arrêt aux politiques jusqu’ici engagées dans le cadre de ce Pse.
Avec quelles conséquences ?
Il faut comprendre que si l’activité économique est en cessation ou au ralenti comme cela a été un peu partout le cas de mars à fin mai, la productivité est affectée provoquant un manque à gagner pour les entreprises en termes de retour sur investissements ou bénéfices ainsi que pour l’Etat en termes de recettes douanières et fiscales. A cause de ces manques, les entreprises n’investissent et n’embauchent pas tandis que l’Etat a du mal à s’acquitter des nécessaires investissements pour les infrastructures socio-économiques de base, financer la santé et l’éducation, soutenir davantage les personnes vulnérables, apurer la dette intérieure et consolider les voies d’un développement économique et social harmonieux. De ce fait, la machine économique qui est un tout est grippée avec ses conséquences sociales relatives à l’insertion retardée des jeunes diplômés en quête d’emploi ou d’expérience professionnelle par un stage. Si nous avons connu de sérieuses difficultés à des taux à plus de 6% l’an, vous pensez bien que ce sera autrement plus difficile avec un taux de croissance de moins de 3%. Ce sera d’autant plus difficile que, comme jamais, il nous faudra davantage compter sur et avec nous-mêmes. La coopération bilatérale comme multilatérale, également plombée par la crise sanitaire risque de se rétrécir considérablement comme peu de chagrin. Tout ceci, conjugué avec les méfaits du virus dans l’activité de la diaspora privant ainsi les pays d’origine de flux financiers, la fermeture des frontières pendant des mois donnant un coup d’arrêt au tourisme du reste déserté à cause de la pandémie, le dérèglement de la chaîne d’approvisionnement mondial, ne peut qu’être annonciateur de lendemains économiques et sociaux moroses.
N’est-ce pas réaliste de la part du Président Macky Sall d’anticiper en annonçant la couleur si tôt ?
En annonçant cette baisse à moins de 3% du taux de croissance au Sénégal, le chef de l’Etat a voulu sans doute marquer les esprits et inciter d’ores et déjà à une prise de conscience de tous pour qu’ensemble nous dessinions les contours d’un Sénégal d’après coronavirus. Ceci passera forcément par la solidarité à tous les niveaux, par le sens du sacrifice, par la réduction du train de vie de l’Etat et les fortes compressions des dépenses de fonctionnement. Il faudra aussi inciter davantage les jeunes à plus d’imagination, de créativité et d’initiative. Tout comme les chefs d’entreprise également. Dans les mois et années qui viennent le sens de cerner les priorités connaîtra toute sa valeur parce que c’est à cela que tout le monde sera confronté, pays, Etats, entreprises comme ménages et individus. Il faudra savoir déterminer ce qui est prioritaire et ce qui ne l’est pas. Il dépendra de nous tous pour que l’après-coronavirus soit une réussite ou un échec. C’est en quoi le Programme de résilience économique et sociale mis en place en mars dernier par le Président Macky Sall peut servir de laboratoire d’expérimentation en vue du saut vers l’après-covid-19. Il lui faudra convaincre pour ce qui est de sa bonne mise en œuvre et de son efficience.
Acteur politique, homme d’affaires, vous êtes sur pas mal de fronts. Peut-on savoir si M.Cissé a un ou des modèles, des références.
A dire vrai, mon modèle à tous points de vue, c’est mon père qui, toute sa vie durant, s’est toujours mis au service des plus humbles, un grand homme, travailleur, de vertu et de générosité qui n’a jamais voulu s’impliquer en politique malgré des invites incessantes de son ami, Me Lamine Guéye. Bien sûr, il y a des hommes publics qui m’ont aussi marqué. Ce sont, pêle-mêle :Cheikh Anta Diop, ce prodigieux intellectuel africain, le chantre de l’antériorité de la civilisation noire qui est au cœur de nos pensées en ces temps de racisme ambiant contre les noirs dans le monde ; le Président Mamadou Dia, un grand patriote, un économiste clairvoyant qui aurait pu faire énormément pour notre pays mais que le colonialisme a brisé ; Me Abdoulaye Wade, un autre panafricaniste, un bâtisseur et un homme d’une générosité proverbiale ; Mamoudou Touré, ancien ministre de l’Economie et des Finances du Sénégal à qui notre pays doit l’essor de sa minoterie, secteur qu’il a su promouvoir par une déprotection courageuse. Tous ces hommes sont des références en matière de nationalisme lucide et courageux, rempart contre la destruction de nos valeurs et le pillage de nos ressources.
À votre avis le secteur privé national sénégalais est-il marginalisé par l'Etat?
Il est effectivement marginalisé et cet état de fait semble s’accentuer. Les sociétés étrangères accaparent tout, investissent vite du fait des commodités et autres avantages offerts par le Sénégal, amortissent en peu de temps leurs investissements avec des prix élevés de leurs produits ou services et plient bagages pour nous laisser accomplir nous nationaux la tâche de Sisyphe, c’est à dire l’éternel recommencement de la construction de notre économie. Et pourtant quand les marchés se présentent, l’Etat oublie les nationaux dans le privé. Pourtant nombreux sont parmi ces derniers qui sont dans la logique du patriotisme économique consistant, en contrepartie des avantages consentis par l’Etat en termes d'assouplissement des relations du travail avec un peu plus de flexibilité et de diminution raisonnable des impôts et taxes, à se plier en quatre pour faciliter au moins l’accès à un premier emploi aux jeunes ou à une formation en entreprise. L’Etat du Sénégal n’aurait-il pas compris tout ceci ? La promotion réelle et soutenue du privé national dans le circuit de production participe d‘une trilogie qui doit guider à chaque instant l’Etat. Ce sont des entreprises viables qui créent la richesse et l’emploi; de la sorte, elles sont en mesure de verser davantage de recettes fiscales à l’Etat qui encaisse par ailleurs des impôts sur le revenu des travailleurs qui, du fait de leur pouvoir d’achat décent, consomment plus et boostent la demande et donc la relance économique. Ceci, seul le privé national est en mesure de le susciter durablement et d’accompagner comme il se doit l’Etat dans la réalisation de ses projets économiques et sociaux. C’est en fait le privé national qui est le véritable acteur de l’Emergence au Sénégal. C’est cela qu’il faut comprendre et si c’est bien compris, alors le Sénégal connaîtra des lendemains meilleurs. Ce qui se passe avec l’Autoroute à péage doit inciter tout le monde à une introspection patriotique profonde afin que nous dégagions les voies et moyens qui nous permettront ici au Sénégal d’impliquer des entrepreneurs sénégalais dans des ouvrages lourds tels que les ponts, les autoroutes modernes ou dans des services stratégiques tels que le satellitaire, les télécommunications, etc. Il convient de dire cependant que le secteur privé national ne réglera le problème de sa marginalisation que s'il fait preuve d’imagination et d’esprit de regroupement pour tendre vers la mise sur pied de solides consortiums. Mais tout cela sera vain si nous ne nous efforçons pas en plus de doter notre pays, par des ressources fortes mobilisées par des privés entreprenants, d’instruments financiers capables d’accompagner et d'aider au développement de l’initiative privée nationale. Il nous faut des banques privées nationales capables de venir en aide aux entreprises nationales. Cela aussi est l’affaire des nationaux qui doivent en prendre conscience.