L'ART NÈGRE, DU MUSÉE AU COFFRE-FORT
Alors qu’en Afrique la grande misère des musées reflète la profondeur de la crise économique, les plus belles pièces trouvent les chemins des pays riches où elles risquent de terminer dans les coffre-forts des spéculateurs les plus offrants

Plus de 3 millions de francs pour une figure africaine d’ancêtre vendue à l’Hôtel Drouot au début de cette année... On est loin encore des cotes qu’atteignent certaines œuvres européennes, mais la spéculation a déjà bouleversé le marché de l’art nègre. Alors qu’en Afrique la grande misère des musées reflète la profondeur de la crise économique, les plus belles pièces trouvent les chemins des pays riches où elles risquent de terminer dans les coffre-forts des spéculateurs les plus offrants.
Longtemps tenu à l’écart des folies spéculatives internationales, le marché de l’art africain paraît désormais guetté par la fièvre inflationniste. En l’espace d’un an, deux reliquaires Kota ont ainsi atteint, dans les ventes aux enchères, des prix astronomiques par rapport à leur cote antérieure. Alors que, dans les années 70, ces pièces ne dépassaient pas 10 000 F (1), l’une d’elles, certes de facture exceptionnelle, et provenant de la collection Tristan Tzara, a été adjugée à l’Hôtel Drouot, le 16 juin 1988, 1 600 000 F. Le 27 février dernier, dans le même lieu, une autre de ces figures d’ancêtres, pourtant de moindre qualité, a été arrachée par une grande maison londonienne pour la coquette somme de 3 100 000 F (2). Seules quelques pièces de la collection Rasmussen avaient, en 1980, frôlé de tels sommets. Et la tendance ne semble pas devoir se renverser, bien au contraire, les prix étant encore très inférieurs à ceux des œuvres contemporaines.
Si cette revalorisation spectaculaire de l’art nègre ne faisait que corriger l’indigne sous-évaluation marchande qui le frappait dans le passé, elle ne pourrait que réjouir les admirateurs de cet art « à la pluralité cohérente » et féconde (3). Mais elle intervient, hélas, dans le contexte perturbé d’un marché général de l’art où se multiplient les « ventes du siècle » à caractère essentiellement spéculatif, rabaissant l’œuvre d’art au rang de vulgaire refuge financier (4) et de figuration emblématique du pouvoir.
Comme le remarquait récemment Jacques Attali, les œuvres d’art vont, dans nos sociétés, se substituer de plus en plus aux étalons monétaires défaillants (5). A l’attraction du beau et de l’unique s’ajoutent des enjeux de pouvoir et des besoins d’éternité qui rendent enchères et ventes féroces et fermées. Le flux circulatoire traditionnel de l’art africain ne risque-t-il pas alors d’être bouleversé par l’arrivée d’une clientèle plus préoccupée de profit que d’esthétique ? La raréfaction d’objets sans cesse plus coûteux ne poussera-t-elle pas certains à développer leurs pratiques douteuses de collectage et de vente, au détriment d’un patrimoine africain traditionnel déjà bien affaibli ?
DANS les revendications formulées lors de l’accession de l’Afrique à l’indépendance, dans les années 60, la dimension culturelle avait été « très présente (6) », l’Occident étant notamment accusé d’avoir pillé les richesses artistiques africaines. Aux marchands, on reprochait, pour le moins, leur complicité dans la « mise à l’encan de l’Afrique ». Les élites africaines oubliaient, dans le feu des passions, que certains membres de cette corporation contestée avaient joué un rôle notable et courageux, malgré tout, dans la diffusion de l’art nègre et la propagation de ses postulats esthétiques. Tels les commerçants nord-africains qui vendaient aux artistes de la fin du dix-neuvième siècle les masques que ceux-ci accrochaient, à titre de souvenirs ou d’accessoires insolites, dans leurs ateliers (7), et surtout les premiers marchands d’art africain, E. Heyman, le Tchèque J. Brummer, puis Paul Guillaume et Charles Ratton — pour ne citer que les plus fameux.
C’est à eux, ainsi qu’aux coloniaux de passage, que quelques artistes plasticiens révolutionnaires (Braque, Matisse, Picasso, Derain) achetèrent des objets d’art nègre. Vlaminck, dès 1905, découvrit la beauté de « deux statuettes du Dahomey, peinturlurées d’ocre rouge, d’ocre jaune et de blanc » dans un bistro d’Argenteuil (8).
Picasso, « chasseur passionné de masques africains, s’en servit passionnément, “comme d’une béquille”, avant de passer à autre chose » (Gertrude Stein). Vlaminck et Derain se constituèrent, eux, des collections importantes où ils puisèrent aussi pour leurs recherches esthétiques. Marchands, artistes et poètes (C. Einstein, Tristan Tzara, Blaise Cendrars, André Salmon) furent conjointement, en ce début du vingtième siècle, les grands découvreurs de l’art nègre. En 1917, Guillaume Apollinaire préfaça même l’ouvrage de P. Guillaume, Sculptures nègres, y louant la « véritable et simple beauté » de réalisations esthétiques encore peu connues. L’impulsion, confortée par l’avènement du cubisme puis par le dadaïsme, le surréalisme et les progrès de la science ethnologique, est donnée : l’art nègre se constitue un public, et une clientèle de collectionneurs, malgré la fluctuation des prix.