UNE VISION GEOPOLITIQUE AU SERVICE D’UN MONDE PLUS JUSTE
L’élection du Pape François (Jorge Bergoglio) marquait une nouvelle rupture : premier pape sud-américain, premier chef de l’Église catholique issu d’un pays émergent. Un choix symbolique, et une rupture historique incarnés

En 1978, le Pape Jean Paul 2, (Karol Wojtyła) devenait le premier cardinal non italien élu pape depuis le Néerlandais Adrien VI en 1522, mais aussi le premier souverain pontife venu du bloc communiste. Trente-cinq ans plus tard, en 2013, l’élection du Pape François (Jorge Bergoglio) marquait une nouvelle rupture : premier pape sud-américain, premier chef de l’Église catholique issu d’un pays émergent. Un choix symbolique, et une rupture historique incarnés dans une promesse de transformation pour une Eglise dans un monde globalisé. Son passé jésuite, son ancrage argentin ainsi que son expérience des années sombres du Plan Cóndor ont façonné une conscience politique et spirituelle particulière, portée par l’humilité, l’austérité et un engagement fort contre l’abus de pouvoir. Le Plan Cóndor (ou opération Cóndor) désigne une alliance secrète entre les dictatures militaires d’Amérique du Sud, mise en place dans les années 1970, avec l’objectif de traquer, arrêter, torturer et éliminer les opposants politiques, au-delà des frontières nationales. Elu pour réformer une Eglise non vierge de scandales, il a engagé une refondation profonde, à la fois interne et externe. À l’intérieur, une volonté de rupture avec les dérives structurelles. À l’extérieur, une autre vision du monde, enracinée dans les périphéries, qui bouscule les équilibres. Il s’est frontalement opposé à la vision ultralibérale défendue par certains milieux conservateurs, y compris au sein même du monde catholique, ce qui lui vaut de virulentes critiques, notamment de la droite américaine.
LA FRATERNITE AU CŒUR AU MOYEN ORIENT
Dans un contexte de fractures géopolitiques et de violences au nom des religions, le Pape François a déployé une diplomatie inédite : celle de la prière, du témoignage et du dialogue. Ses déplacements au Moyen Orient – de la Terre Sainte à l’Irak, en passant par les Emirats arabes et le Liban- ont marqué une volonté affirmée d’unir les croyants de toutes confessions autour d’un idéal commun : la fraternité Le souverain pontife ne s’est pas contenté de visiter : il a interpellé. Face aux blessures de la guerre, il a invité, à construire l’unité œcuménique, et à tendre la main aux autres religions, particulièrement à l’Islam. Les gestes sont forts : signature du document sur la fraternité humaine avec le cheikh al-Tayyeb à Abu Dhabi (2019), visite historique à Najaf pour rencontrer l’ayatollah chiite Sistani (2021), ou encore la journée de prière pour le Liban au Vatican en 2021. La pensée du pape s’est enracinée dans la “théologie du peuple”, héritée de ses racines argentines. Il a conçu l’Église comme peuple de Dieu en dialogue avec les autres peuples, cultures et religions.
Cette vision l’a poussé à valoriser la “piété populaire” comme force évangélisatrice, et à reconnaître dans chaque peuple un acteur légitime de sa propre histoire, capable de contribuer à la paix mondiale. À travers ses discours et ses rencontres, le pape François a martelé que la diversité religieuse n’est pas une menace mais une richesse. Il a rejeté la violence au nom de Dieu, prôné la justice sociale, dénoncé l’indifférence, et a rappelé que tout croyant est missionnaire. Le Saint-Père a lié foi, prière, justice et engagement dans une même démarche spirituelle et politique.
En Syrie, il a jeûné et prié contre les bombardements. En Israël et Palestine, il réunit Shimon Peres et Mahmoud Abbas au Vatican pour prier ensemble, en lui signifiant clairement, la reconnaissance de la Palestine comme État En Irak, il a exhorté les chrétiens de Qaraqosh à rebâtir les liens communautaires. Quant au Liban, le pape y a vu un “message” de pluralisme pour le monde. Il a appelé à résister au découragement, à refuser les intérêts partisans et à préserver le vivre-ensemble dans un pays meurtri mais porteur d’espérance. Ses appels à l’unité des Églises et à une solidarité active s’adressent autant aux fidèles qu’aux dirigeants. Enfin, son message d’Abu Dhabi, à l’occasion de la première visite d’un pape dans la péninsule arabique, a consacré une vision audacieuse : une humanité unie par-delà les dogmes, portée par l’éducation, la justice et la reconnaissance de la dignité de chacun. La fraternité ne serait plus un idéal abstrait, mais une condition de survie. “Ou bien nous sommes frères, ou bien tout s’écroule », avait-il dit. Sa visite à Chypre et en Grèce (décembre 2021) a illustré son attention constante aux migrants, qu’il désigne comme les nouveaux visages du Christ souffrant. Il y plaide pour une Europe fraternelle et solidaire, condamnant fermement les barbelés et les murs d’exclusion.
LA RELECTURE DES DESORDRES GLOBAUX
Avec une approche résolument « sudiste », François a relu les désordres globaux depuis les marges. Son constat d’un monde fracturé, blessé par la pauvreté, miné par des conflits incessants, indifférent à la souffrance humaine et engagé dans une course à l’auto destruction environnementale l’a fait redéfinir la diplomatie du Saint-Siège qu’il a orientée vers les enjeux sociaux, écologiques et géopolitiques. Il voit un monde fracturé, blessé par la pauvreté, miné par des conflits incessants, indifférent à la souffrance humaine, et engagé dans une course à l'autodestruction environnementale. Son message est radical : il appelle à une conversion économique, écologique, migratoire et militaire. Face à la logique de profit et de puissance, il plaide pour une solidarité internationale, une vraie éthique des relations entre États, fondée sur le dialogue, la confiance et la négociation. D’abord saluée, dans un premier temps, cette voix singulière a ensuite suscité de vives critiques, en particulier aux États-Unis, où certains milieux catholiques ont frôlé la rupture.
LE PAPE DES MIGRANTS
En septembre 2023, en visite à Marseille, le Pape a maintes fois rappelé qu’il a effectué « une visite à Marseille et non en France ». En fait, le choix de se rendre dans la cité phocéenne fut bien réfléchi : il s’inscrit dans un pèlerinage commencé à Lampedusa au début de son pontificat et dans le sillage des « Rencontres méditerranéennes », avec la volonté de promouvoir une théologie depuis la Méditerranée centrée sur le dialogue interculturel et interreligieux et sur la solidarité avec les populations les plus pauvres. Ce jour-là, au Palais du Pharo dans la ville phocéenne, le pape François a lancé un cri du cœur : « La Méditerranée, berceau de la civilisation, devient le tombeau de la dignité. » Un appel vibrant à la solidarité et à l’hospitalité, dans une Europe tentée par le repli. Pourtant, à peine avait-il tourné le dos que les dirigeants politiques, Emmanuel Macron en tête, affirmaient des politiques migratoires plus sécuritaires qu’humanistes. Le président français avait reconnu la justesse du message papal, tout en défendant un durcissement de l’asile et l’externalisation des contrôles migratoires. Un discours en total décalage avec l’appel de François à protéger les plus vulnérables. Au sein des partis de droite, certains ont vu dans ce pape venu « du Sud » un étranger à la réalité européenne.
Accusé d’angélisme, voire de complicité avec une supposée islamisation, François a été la cible de critiques virulentes, notamment de l’extrême droite. Mais son choix de Marseille n’était pas anodin : ville portuaire, marquée par l’immigration, les fractures sociales et la coexistence interreligieuse, elle incarne les « périphéries » chères au pape. Lui-même enfant de migrants italiens, il revendique une théologie de l’altérité, fondée sur l’expérience, le dialogue et la solidarité. Il rejette le cosmopolitisme naïf comme l’assimilation autoritaire, plaidant pour une intégration réciproque et humaine. Marseille, entre Nord et Sud, a incarné pour le Pape François une utopie réalisable, un laboratoire de fraternité. Une vision qu’il oppose à la fermeture, au cynisme, à la peur. Pour l’Église, confrontée à un déclin en Europe, les migrants ne sont plus seulement des figures à secourir : ils en sont devenus les piliers vivants. Par leur foi, leur jeunesse, leur engagement, ils réaniment un catholicisme en quête de souffle. Le message de Marseille, au-delà des frontières, est donc clair : il y a urgence à construire une civilisation de la rencontre, ou à sombrer dans le naufrage.
AVOCAT DES PAYS SURENDETTES FACE A L’INDIFFERENCE GLOBALE
Dans un monde plombé par les inégalités économiques, le pape François s’est érigé en portevoix des pays les plus vulnérables, étranglés par une dette qu’ils n’ont souvent pas contractée seuls. Dès le début de son pontificat, il a multiplié les prises de position en faveur d’un allègement – voire d’une annulation – de la dette des pays pauvres, qu’il considère comme une injustice structurelle. Pour François, la dette n’est pas qu’une donnée comptable : elle est un carcan politique qui empêche des États entiers de garantir à leurs populations les droits les plus fondamentaux — santé, éducation, alimentation, dignité. Lors de sommet du G20 ou dans ses discours à l’ONU, il n’a cessé de dénoncer un système économique mondial fondé sur la spéculation et l’écrasement des plus faibles. En 2020, alors que la pandémie du Covid 19 mettait à nu les vulnérabilités du Sud global, le souverain pontife appelait à un « allègement substantiel de la dette » pour permettre aux pays touchés de se relever. « On ne peut pas demander aux peuples de payer le prix de la crise avec leur avenir », déclarait-il, fustigeant les conditionnalités draconiennes imposées par les institutions financières internationales. Sa critique du « dieu argent », du capitalisme de consommation et d’exclusion, est centrale. Il oppose à la mondialisation-sphère — uniforme, lisse, centrée sur l’intérêt économique — une mondialisation polyèdre, faite d’identités multiples et d’interdépendances respectueuses. Cette vision irrigue ses discours, voyages et encycliques, notamment Laudato Si’ (2015), qui lie écologie, justice sociale et responsabilité morale. Le Pape y dénonce la dette écologique des pays riches envers les pays pauvres et invite à une action collective au sein des institutions internationales. Son plaidoyer n’a pas été développé que lors aux grandes tribunes.
Dans Fratelli tutti, il invite à repenser la logique de domination économique au profit d’un « nouveau contrat social mondial » plus équitable. Il y accuse la dette d’être une arme de contrôle, utilisée par les puissances pour maintenir leur hégémonie sur les pays en développement. En défendant un modèle de développement centré sur l’humain, le Pape François a bousculé les certitudes du capitalisme mondialisé. Son message : aucun pays ne doit être condamné à la pauvreté pour des dettes héritées, souvent odieuses, qui empêchent toute perspective de justice et de paix durables
LE PAPE FRANÇOIS ET LES « SUD »
Pour la première fois de son histoire, l’Église catholique a un pape qui, bien qu’issu de l’émigration italienne, vient de l’hémisphère sud. Il porte dans sa trajectoire personnelle les cicatrices et les espérances des peuples du Sud : ceux d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, longtemps relégués aux marges du monde et de l’histoire. Or, c’est dans ces parties du monde que le catholicisme est en progression numérique. Cette situation provoque une évolution culturelle : privilégier les situations concrètement vécues par les personnes plutôt que les principes théoriques, universels et permanents. Mais elle révèle aussi une pluralité de sensibilités : le « Sud » est loin d’être homogène.
Le pape François, lui, engage une véritable reconfiguration de la posture géopolitique du Saint-Siège et inscrit son action dans une volonté de rendre l’Église visible, audible et influente dans un monde où les religions sont devenues des acteurs géopolitiques à part entière. L’objectif : proposer une vision alternative de la mondialisation, non comme une uniformisation stérile, mais comme une coexistence enrichie des différences. Le Pape François a dès le début de son pontificat affirmé une rupture symbolique et politique avec l’eurocentrisme de l’Église catholique. Ce regard venu « d’en bas » structure sa pensée. Il n’a cessé de rappeler que les périphéries – géographiques, sociales ou spirituelles – sont le cœur battant de l’Évangile.
À travers ses voyages, ses discours et ses gestes, le pape François a donné un visage aux invisibles: les favelas brésiliennes, les bidonvilles africains, (le Congo compte la plus grande communauté de Catholiques des pays d’Afrique : plus de 70 millions) les camps de migrants en Asie. Il s’est fait l’avocat des peuples oubliés, dénonçant le cynisme d’un système mondial qui « sacrifie des vies humaines sur l’autel du profit ». Il s’est attaqué au néocolonialisme économique, aux dettes écrasantes, aux ingérences politiques et à l’exploitation des ressources naturelles au détriment des populations locales. La Pape François n’a jamais caché sa méfiance envers les logiques de domination imposées par le Nord global. Il a appelé à une mondialisation plus humaine, fondée sur la solidarité, le dialogue interreligieux et la justice sociale. Son concept d’« Église pauvre pour les pauvres » s’enracine profondément dans les luttes populaires d’Amérique latine, mais résonne aussi dans les espoirs des Africains et des communautés d’Asie. Il Plus qu’un chef spirituel, le pape François s’est imposé comme une conscience morale pour un monde fracturé. Et son message est clair : il est temps que les peuples du Sud cessent d’être les oubliés du développement, et deviennent les acteurs d’un avenir partagé. Le Pape François ne s’est pas limité pas aux mots. Sa diplomatie active s’est illustrée dans le rétablissement des relations entre Cuba et les États-Unis.
APOTRE D’UNE ECOLOGIE INTEGRALE FACE AU DEREGLEMENT CLIMATIQUE
Dès son élection en 2013, le pape François s’est imposé comme l’une des voix les plus fortes et les plus singulières sur la scène internationale face à l’urgence climatique. Dès 2015, avec l’encyclique Laudato si’, il a redéfini le rapport entre l’homme, la nature et Dieu, appelant à une « écologie intégrale » où la sauvegarde de la planète est indissociable de la justice sociale. Pour lui, la crise écologique n’est pas seulement une question de pollution ou de climat : elle est aussi morale et spirituelle. La dégradation de la nature est le reflet d’un modèle économique prédateur qui sacrifie les pauvres et les générations futures sur l’autel du profit immédiat. « Tout est lié », a-t-il martelé, en insistant sur la solidarité entre les êtres humains et la Terre, notre « maison commune ».
À chaque sommet international, le souverain pontife multiplie les appels à une conversion écologique radicale. Lors de la COP28, il n’a pas hésité à dénoncer l’inaction des puissances économiques, accusées de « discours creux » face à des catastrophes qui frappent en premier lieu les plus vulnérables. Il exhorte les décideurs à sortir d’une logique d’exploitation pour entrer dans une logique de soin et de partage. La Méditerranée, qu’il a choisie comme symbole lors de sa visite à Marseille, incarne ce cri d’alarme : berceau de civilisations, elle est aujourd’hui menacée par le changement climatique, les migrations forcées et la désertification. François y a vu le signe d’un naufrage civilisationnel si rien n’est entrepris. À travers ses paroles et ses gestes, le Pape a rappelé que l’enjeu climatique est aussi un enjeu de fraternité. Il a invité croyants et noncroyants à s’engager ensemble pour sauver ce monde que nous partageons.
Son message est clair : lutter contre le dérèglement climatique, c’est aussi lutter contre l’indifférence, l’injustice et l’exclusion. Son projet est clair : inscrire l’Église dans une géopolitique des peuples, et non des puissances. En cela, François s’inscrit dans une tradition spirituelle mais aussi stratégique, où la foi ne se dérobe pas aux réalités du monde, mais en propose une lecture engagée, tournée vers les périphéries, les exclus et les oubliés. Une Église moins dogmatique, plus incarnée, et profondément ancrée dans les contradictions du temps présent. Avec François, la géopolitique du Vatican devient un laboratoire moral et diplomatique qui pèse, dialogue et dérange. Et si cette Église-là dérange, c’est peut-être qu’elle est enfin de retour dans l’histoire Tout au long de son pontificat, François, loin de se laisser intimider, a assumé son rôle de médiateur planétaire. Il a engagé l’Église sur le front des grands bouleversements du XXIe siècle : dérèglement climatique, migration, pauvreté, fractures Nord-Sud. Il a appelé à une mondialisation construite par les peuples et les cultures, et non subie. Dans ce cadre, les pays du Sud doivent faire entendre leurs voix, avec leurs douleurs, leurs richesses et leurs combats.