REFONDER LA DÉMOCRATIE SÉNÉGALAISE : ENTRE RUPTURE ET RECONSTRUCTION
Face à une société civile de plus en plus exigeante, le dialogue politique à venir représente une opportunité historique pour repenser en profondeur notre contrat social et éviter le piège de la banalisation des crises

Le Sénégal a longtemps été présenté comme un modèle démocratique en Afrique de l’Ouest. Cette réputation flatteuse, bien que partiellement méritée, ne saurait occulter les failles profondes de notre système politique. Depuis l’indépendance, notre démocratie repose sur une architecture institutionnelle fondée sur le présidentialisme fort, hérité de la Constitution gaullienne de 1958, que nous avons trop souvent reconduit sans le remettre fondamentalement en question. Ce choix historique, fait dans un contexte de construction étatique fragile, a permis d’éviter certaines dérives autoritaires visibles ailleurs. Mais il a aussi figé notre vie politique dans un déséquilibre structurel.
Le pouvoir exécutif concentre toujours l’essentiel de la décision publique, marginalisant l’Assemblée Nationale, fragilisant l’indépendance de la justice et transformant les institutions de contrôle en coquilles vides ou en instruments de régulation politique à géométrie variable. Cette hypercentralisation nourrit une logique verticale du pouvoir, où la citoyenneté se vit en position subalterne. Le président de la République reste la figure dominante de la vie politique, souvent perçu comme une providence ou un recours, dans une culture politique qui personnalise à l’excès les fonctions publiques et réduit l’État à une pyramide d’obligations et de loyautés.
Dans ce contexte, le multipartisme n’a pas produit le pluralisme espéré. Les partis politiques sénégalais, à de rares exceptions près, ne remplissent plus leur mission de médiation entre la société et l’État. Vidés de leur substance idéologique, souvent construits autour de leaders providentiels, ils sont devenus des instruments de carrière plus que de conviction. L’absence de démocratie interne, la volatilité des alliances et le phénomène récurrent de transhumance sapent la crédibilité du jeu politique. La citoyenneté, dans ce cadre, devient résignation ou colère, abstention ou fuite.
Car les alternances qui ont jalonné notre histoire récente – en 2000, 2012, et plus récemment en 2024 – n’ont pas rompu avec cette logique. Elles ont souvent servi de soupape à une société en tension, mais ont rarement enclenché des réformes structurelles. Avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000, beaucoup espéraient une nouvelle ère. Mais la promesse fut vite trahie par une série de réformes opportunistes, un tripatouillage constitutionnel permanent et des projets de succession dynastique qui ont nourri un sentiment de trahison. Macky Sall, arrivé au pouvoir en 2012 sur la base d’un discours de rupture a lui aussi contribué à renforcer les dérives du système : verrouillage du jeu politique, promotion d’un régime hyperprésidentiel étouffant les contre-pouvoirs. Le discours de rupture est devenu une rhétorique usée, où la promesse de changement masque le recyclage des pratiques anciennes. Même ceux qui se présentaient comme des adversaires du "système" se sont empressés d’en adopter les codes dès leur accession au pouvoir.
Pourtant, la demande sociale de transformation est bien réelle. Les mobilisations citoyennes, portées par des mouvements ou des collectifs de jeunes et de femmes, ont révélé une aspiration profonde à plus de justice, de transparence et de dignité. Mais cette énergie citoyenne a souvent été marginalisée par les institutions, ou cooptée par le pouvoir politique. Elle peine à s’inscrire dans des mécanismes durables de décision et de contrôle. C’est pourquoi le prochain dialogue politique national doit éviter d’être un énième exercice d’apaisement entre élites politiques. Il doit être l’occasion d’un aggiornamento démocratique, d’une réinvention concertée de notre contrat social. Refonder la démocratie sénégalaise exige de briser plusieurs tabous.
D’abord celui du régime politique. Il est temps de questionner sérieusement le présidentialisme hégémonique, et d’envisager des alternatives : un régime plus équilibré, une limitation claire des pouvoirs du chef de l’État, une séparation effective des pouvoirs. Cela suppose également de renforcer l’Assemblée Nationale, de garantir son autonomie, et d’améliorer la qualité de la représentation nationale. Cette institution doit retrouver sa fonction de contrôle effectif de l’exécutif, avec une capacité d’enquête parlementaire renforcée, un droit d’initiative législative réel, et une pluralité de voix représentées. Quant à la Justice, elle ne saurait continuer à être un instrument politique. Il faut revoir en profondeur la gouvernance du Conseil supérieur de la magistrature, assurer une séparation claire entre le parquet et le pouvoir exécutif, et garantir que les juges constitutionnels soient désignés de manière indépendante. L’Ofnac, la Cour des comptes et les juridictions de contrôle doivent être protégées contre les pressions politiques et disposer de moyens réels d’action. Le débat sur le régime ne doit pas être confisqué par les juristes ou les technocrates : il concerne tous les citoyens, car il détermine le rapport de chacun à la décision publique.
Ensuite, la réforme des institutions ne saurait suffire sans une transformation profonde de la culture politique. La démocratie ne peut survivre dans un environnement où les acteurs sont corrompus, où les partis politiques sont financés de manière opaque, et où les citoyens n’ont aucun contrôle sur leurs représentants. Trop de formations politiques restent structurées autour de figures individuelles, sans idéologie claire ni fonctionnement démocratique interne. Les partis doivent redevenir des espaces de débat, d’éducation politique et de propositions. Il faut une moralisation rigoureuse de la vie publique : obligation de transparence patrimoniale, casier judiciaire vierge pour les candidats, financement public conditionné à la démocratie interne des partis. Un mandat électif ne peut être un sauf-conduit pour l’impunité. La centralisation excessive de notre système étouffe les initiatives locales et favorise l’inefficacité. Les collectivités territoriales doivent recevoir les moyens – humains, financiers, techniques – d’assumer leurs missions. Une véritable décentralisation est aussi une manière de rapprocher le citoyen de la décision publique. Il faut également garantir une représentativité plus inclusive : accès des jeunes et des ruraux à la décision, réforme électorale favorisant la diversité sociologique et non les logiques de rente politique.
Mais la démocratie ne vit pas que dans les institutions : elle se nourrit de la participation quotidienne. Il faut instaurer de nouveaux espaces de démocratie directe et délibérative : référendums citoyens, pétitions à valeur législative, budgets participatifs dans les collectivités locales. L’école, les médias, les réseaux sociaux doivent devenir des lieux d’apprentissage civique, où la citoyenneté s’exerce et se construit dès le plus jeune âge. C’est par cette dynamique que nous pourrons retisser les liens entre institutions et société.
Ce projet est ambitieux, mais il est nécessaire. Le dialogue politique qui s’annonce doit être à la hauteur de ce moment historique. Il doit écouter, inclure, transformer. Il ne s’agit pas de trouver un consensus mou entre forces partisanes, mais de repenser en profondeur notre architecture politique, en interrogeant ses fondements, ses objectifs et ses résultats. L’histoire nous enseigne que les nations qui progressent sont celles qui savent, à certains moments-clés, se réinventer sans se renier. Le Sénégal est à ce carrefour.
Rompre avec les pratiques anciennes ne signifie pas rompre avec notre histoire. Cela signifie en assumer les leçons, et tirer de nos échecs comme de nos réussites les principes d’un nouvel ordre politique. Il ne s’agit pas de faire table rase, mais de faire mieux, autrement, avec tous. La démocratie ne peut pas se contenter d’être une alternance de visages. Elle doit devenir une alternance de pratiques, de valeurs, de priorités.
Le peuple sénégalais a fait preuve, au fil des décennies, d’une maturité remarquable. Il mérite une République à sa mesure : juste, équitable, accessible. La refondation que nous appelons de nos vœux ne viendra pas d’un seul homme, ni d’un seul camp. Elle devra être l’œuvre collective d’une société qui refuse de choisir entre résignation et explosion, et qui revendique le droit de gouverner son avenir.
Le Sénégal peut être à l’avant-garde d’une nouvelle génération démocratique africaine. Mais cela passe par un sursaut. Par une rupture assumée. Par une reconstruction patiente. Ce dialogue qui vient est peut-être notre dernière chance d’échapper à la banalisation de la crise et à la dérive autoritaire. Saurons-nous la saisir ?