LE VIOL, UN CRIME TOUJOURS BANALISE
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est cette étrange tendance de la société à accorder plus d’empathie aux bourreaux qu’aux victimes

Le viol est un crime. Un crime violent, dévastateur, qui ne laisse aucune victime indemne. Il détruit le corps, bouleverse l’esprit, érode l’estime de soi, fracture les liens familiaux et sociaux. Il peut engendrer des troubles post-traumatiques, des dépressions chroniques, de l’isolement, voire des pensées suicidaires. Et pourtant, malgré cette gravité, le viol est aujourd’hui traité comme un sujet de débat banalisé. Un fait dont chacun peut se saisir sans en comprendre ni la portée ni la douleur.
La sensibilité du sujet n’impose plus, hélas, une quelconque retenue ou maîtrise avant de s’exprimer. Dès qu’un cas de viol émerge, c’est une course à l’opinion. Comme des vautours, beaucoup se précipitent sur l’affaire, non pas pour comprendre ou compatir, mais pour juger, spéculer, et surtout jeter l’opprobre sur celle qui a osé parler. Le réflexe est trop souvent de protéger l’agresseur présumé et de culpabiliser la victime, comme si son malheur était suspect, comme si sa souffrance devait être justifiée.
La loi n°2020-05 du 10 janvier 2020, qui a renforcé la législation existante en criminalisant explicitement les actes de pédophilie et de viol, a été adoptée dans un contexte d’urgence sociale. Cette avancée législative, bien que salutaire, ne résulte ni d’un éveil soudain des institutions ni d’un simple élan humanitaire. Elle est le fruit de longues luttes menées par les organisations féminines et féministes, mais aussi -et surtout- d’une série de faits divers dramatiques, notamment des cas de viols suivis de meurtres, qui ont profondément choqué l’opinion publique. Le meurtre de Bineta Camara en 2019, tout comme d’autres affaires similaires à Thiès ou Kaolack, a mis à nu l’inaction chronique de l’Etat face à ces violences sexuelles, forçant ainsi l’Exécutif à réagir sous la pression populaire.
Nous étions tous d’accord : le viol et la pédophilie sont des réalités au Sénégal. Cette loi, bien que tardive, était devenue inévitable face à l’horreur répétée de faits divers qui mettaient en lumière notre incapacité à protéger les femmes. Mais si l’on ne prête pas attention au discours qui émerge aujourd’- hui, nous risquons de perdre ces acquis fragiles. Une partie de la population sénégalaise semble frappée d’amnésie collective : on oublie si vite la situation dramatique qui a précédé cette loi, les cris des familles brisées, l’indignation populaire et les mobilisations sans relâche des militantes. Aujourd’hui, ce que nous constatons, c’est une banalisation inquiétante du viol dans les discours publics. La manière dont les gens s’expriment sur ces sujets témoigne soit d’une ignorance totale, soit d’un mépris qui ne dit pas son nom. Cela révèle à quel point une clarification est nécessaire.
Le viol, selon la loi sénégalaise, est défini à l’article 320 du Code pénal comme «tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur une personne par la violence, la contrainte, la menace ou la surprise». Cependant, un flou persiste autour de cette notion, alimenté par des ambiguïtés juridiques, des résistances sociales et un traitement inadéquat des victimes.
Si l’on se base sur cette définition, il devient évident que la question de la virginité de la victime n’a aucune pertinence. Pourtant, dans les discussions publiques et même parfois dans les procédures, cette question revient comme un critère d’authenticité ou de gravité du viol, ce qui constitue une forme grave de stigmatisation. Cette logique perversement morale continue d’alimenter la stigmatisation des survivantes et empêche une prise en charge objective et juste des cas de violences sexuelles.
De plus, les gens semblent largement ignorer le rôle crucial du certificat médical dans la procédure. Ce document ne sert pas à juger de la moralité ou de l’historique sexuel de la victime, mais à établir des preuves médicales de violences subies : lésions, traumatismes, traces d’Adn, etc. Il est un outil juridique permettant d’appuyer la plainte et de protéger les droits de la victime.
La banalisation actuelle du viol dans l’espace public est aussi le fruit d’une histoire récente qui a profondément marqué le pays. En effet, le viol s’est invité au cœur du débat politique et médiatique national, exposé à travers une affaire très médiatisée impliquant une figure politique influente. Pendant des mois, cette affaire a polarisé l’opinion, éclipsant les enjeux de fond et réduisant les violences sexuelles à un terrain de querelles partisanes. Cette politisation du viol a contribué à brouiller les repères et à affaiblir la gravité perçue de ce crime. En lieu et place d’un débat sur la protection des femmes, nous avons assisté à une lutte d’influence où les paroles des victimes ont été minimisées. Cette séquence a laissé des séquelles durables : aujourd’hui, évoquer un cas de viol dans l’espace public suscite davantage de suspicion que de solidarité.
La culture patriarcale profondément ancrée dans la société sénégalaise joue un rôle-clé dans la persistance de ce flou. Les stéréotypes de genre, le manque de sensibilisation et le tabou entourant les violences sexuelles participent à la banalisation du viol. Souvent, la victime est perçue comme responsable, qu’elle ait provoqué l’agression par son comportement, sa tenue vestimentaire ou sa manière d’interagir. C’est une culture du silence qui protège l’agresseur et culpabilise la victime.
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est cette étrange tendance de la société à accorder plus d’empathie aux bourreaux qu’aux victimes. On observe de plus en plus fréquemment des familles d’auteurs présumés de viol se présenter devant la presse, non pas pour exprimer leur compassion envers la victime, mais pour dénoncer des complots, accuser d’autres femmes ou chercher à discréditer la parole de celle qui accuse.
Il n’est pas rare de voir émerger des élans de solidarité en faveur de l’accusé : des campagnes de soutien, des collectes de fonds, des hashtags de réhabilitation. Cette inversion morale inquiète. Car, en réalité, il est extrêmement difficile d’inculper une personne de viol si elle n’a rien à se reprocher. Le système judiciaire, déjà lent et lourd, exige des preuves tangibles. Si la procédure aboutit, c’est que des éléments solides ont été retenus.
Par ailleurs, l’un des arguments les plus fréquemment brandis pour discréditer les victimes est celui des fausses accusations. Il faut pourtant rappeler que les fausses accusations de viol représentent une minorité infime des cas. Les études internationales sérieuses, notamment celles de l’Onu ou d’Amnesty International, estiment qu’elles représentent entre 2 et 8% des plaintes. En d’autres termes, plus de 90% des accusations sont fondés.
Les femmes victimes de viol, déjà souvent isolées par la violence qu’elles ont subie, doivent aussi faire face à la stigmatisation sociale. La peur du jugement, de la non-reconnaissance de leur souffrance et le manque de soutien font que de nombreuses victimes choisissent de ne pas porter plainte. Elles se retrouvent dans une situation de vulnérabilité encore plus grande, ce qui perpétue la culture de l’impunité et de la souffrance silencieuse.
Le flou persistant autour de la notion de viol au Sénégal appelle non seulement à une réforme juridique plus rigoureuse, mais surtout à un changement profond des mentalités. Il est urgent d’éduquer sur le consentement, de déconstruire les stéréotypes qui culpabilisent les victimes et de créer des espaces de parole et de protection.
La société tout entière doit se sentir concernée. Cela commence par écouter, croire, accompagner, mais surtout par refuser de banaliser.
Nous devons refuser collectivement ce glissement vers l’indifférence. Il est temps d’agir, chacun à son niveau, pour bâtir une société qui protège les corps, respecte les voix et rend justice aux silences trop longtemps ignorés. Le viol n’est pas une simple question de définition juridique : il est le reflet de résistances sociales, d’un manque de conscience collective et d’une justice souvent inadaptée aux réalités des victimes. Tant que ce flou persistera, les femmes continueront à être les premières victimes de la violence et du silence. Ce flou ne doit plus couvrir nos silences : il est temps de faire la lumière, ensemble.