SOULEYMANE BACHIR DIAGNE, UN SAGE HUMANISTE
Son grand mérite, c’est d’avoir « réconcilié » l’Islam avec la philosophie, d’avoir montré que foi et raison ne s’opposent pas, d’avoir rendu la philosophie accueillante pour la démarche spirituelle

L’Université Columbia de New York a célébré le Pr Souleymane Bachir Diagne lors d’une conférence internationale en son honneur, du 3 au 5 avril 2025. Cet événement, faisant suite à l’hommage que lui avait rendu l’Université Cheikh Anta Diop en décembre 2017, marque le couronnement d’une carrière universitaire exceptionnelle.
Après près d’un demi-siècle consacré à l’enseignement, le philosophe sénégalais prend donc sa retraite de l’université. Mais cela ne veut pas dire qu’il arrêtera toute production intellectuelle. « Ce qui va changer, me confiait-il lors de notre dernier entretien en octobre 2024 à Dakar, c’est que je n’aurai plus un emploi du temps et des enseignements réguliers à donner et des copies à corriger, (mais) je vais continuer à être présent dans ces lieux qui ont été des lieux de ma production intellectuelle et je passerai plus de temps à Dakar ».
En effet, durant sa longue carrière universitaire, le Pr Diagne a été un pont entre ces trois continents (l’Afrique, l’Europe et l’Amérique), mais aussi entre les religions et les cultures. Son œuvre est une réflexion à la croisée des disciplines et des mondes, incarnant une forme de pensée transculturelle qui traverserait les continents comme les époques en ne cessant de les mettre en dialogue. Ce n’est sans doute pas un hasard si le concept de traduction est au cœur de son impressionnante œuvre. Il a largement contribué à réhabiliter la contribution de l’Afrique et du monde musulman dans l’histoire de la philosophie. Contre ceux qui en Occident ont voulu effectuer un « nettoyage ethnique » de l’histoire de la philosophie pour éliminer l’apport des musulmans dans la « translatio stodiorum » – la transmission de la philosophie grecque à l’époque moderne – pour en faire une histoire « proprement européenne », Diagne rétablit la vérité, en montrant que loin d’être linéaire (d’Athènes, à Paris et Berlin), cette histoire fait des détours à Bagdad et Cordoue.
Ainsi, son grand mérite, c’est d’avoir « réconcilié » l’Islam avec la philosophie, d’avoir montré que foi et raison ne s’opposent pas, d’avoir rendu la philosophie accueillante pour la démarche spirituelle. En démontrant que le pluralisme est « le meilleur signe du rôle de la raison dans la religion », il a su surmonter le piège d’une raison exclusiviste et hégémonique. Comme on l’a vu dans l’histoire de l’Islam lorsque le calife abbasside Al-Ma’mun avait voulu imposer le mutazilisme à l’ensemble de la communauté. Ce qui, historiquement, a entraîné une méfiance profonde vis-à-vis du rationalisme (la philosophie) dans le monde musulman. Diagne cultive le juste milieu qui consiste à reconnaître le rôle primordial joué par la raison dans la religion islamique, et en même temps éviter le littéralisme qui nous entraîne dans l’anthropomorphisme.
Dans son ouvrage intitulé « L’islam rationnel de Souleymane Bachir Diagne » (Riveneuve, 2023, 220 pages), le philosophe guinéen Alioune Bah a montré comment le philosophe sénégalais a contribué à la « reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam ». D’ailleurs, Diagne aime répéter que « l’Islam est une religion de la raison ». Dans un contexte de montée en puissance de l’islamophobie, de nombreux intellectuels musulmans vivant en Occident fuient le débat, un évitement qui ne fait qu’alimenter le soupçon et les invectives contre les musulmans. Lui, n’a jamais esquivé la question.
Il n’a pas peur de confronter ses idées avec d’autres intellectuels ouvertement islamophobes (Jean-Loup Amselle, Rémi Brague) pour déconstruire l’islamophobie, y compris sous sa forme dite « savante ». Mais plus que son érudition et la finesse de sa pensée, c’est l’humanisme de Souleymane Bachir Diagne qui m’a particulièrement impressionné depuis dix-sept ans que je le fréquente. Son amie Barbara Cassin a raison de le qualifier de sage. Dans un monde marqué par le retour de la haine, la brutalité et le repli identitaire, nous avons plus que jamais besoin des lumières de ce savant véritablement humaniste.