VIDEOREBAPTISER POUR DÉCOLONISER
Entre "colonial, décolonial et incolonisé", Michel Ben Arrous décortique la stratégie du Sénégal qui redessine sa cartographie urbaine, révélant comment la toponymie devient un "instrument politique international" dans les relations avec l'ancien colon

(SenePlus) - Le Sénégal s'engage dans un processus de renomination de ses rues portant des noms français, rejoignant ainsi le Mali, le Niger et le Burkina Faso dans cette démarche de réappropriation mémorielle. À Dakar, le boulevard Général-de-Gaulle devient boulevard Mamadou-Dia, un changement hautement symbolique. Michel Ben Arrous, géographe et chercheur associé aux universités de Genève et de Saint-Louis du Sénégal, analyse ce phénomène et ses implications pour RFI.
"C'est un symbole et c'est une boucle qui se referme," explique Ben Arrous. Mamadou Dia, opposé au général de Gaulle lors du référendum de 1958, représentait la rupture avec la France tandis que Senghor soutenait la participation à la communauté française.
Ce changement s'inscrit dans une tendance régionale. "Au Niger, le nouveau régime a rebaptisé le boulevard Charles de Gaulle, boulevard Djibo Bakary," rappelle le chercheur. La place de la Francophonie à Niamey est devenue "place de l'AES" (Alliance des États du Sahel).
Ces renominations constituent-elles une véritable décolonisation symbolique? "Oui, certains vont même jusqu'à parler de décolonisation symbolique," reconnaît Ben Arrous. "L'histoire des sociétés colonisées qui avait été occultée par cette toponymie coloniale... revient au-devant de la scène."
Paradoxalement, le principe même de nommer des rues est "une importation totalement coloniale" qui rompt avec les pratiques traditionnelles. "Ce qu'on peut décoloniser maintenant, c'est seulement ce qui était colonisé autrefois," souligne-t-il, rappelant que seul le plateau de Dakar (3% de l'agglomération) possédait véritablement des noms de rues à l'époque coloniale.
Lorsqu'il était maire de Ziguinchor, Ousmane Sonko avait débaptisé cinq avenues aux noms français, déclarant qu'"en France, vous ne verrez jamais une rue Hitler." Pour Ben Arrous, cette comparaison révèle deux aspects: "Il utilise la toponymie comme un instrument politique international" et cette démarche s'inscrit dans une évolution administrative complexe.
Le projet actuel prévoit une commission nationale associant pouvoir central et collectivités locales. "Ces questions sont trop sensibles... pour être confiées soit simplement aux collectivités locales, soit simplement aux pouvoirs centraux," explique le chercheur.
Cette entreprise mémorielle se heurte parfois à des résistances, comme à Saint-Louis où la statue de Faidherbe demeure, mais révèle surtout la persistance d'une mémoire incolonisée: "Il y a le colonial, il y a le décolonial, mais il y a l'incolonisé aussi sur lequel on n'insiste pas toujours assez."