VIDEODERRIÈRE LES RAILS DU TER, L'HUMANITÉ BROYÉE
Pendant que le "Sénégal émergent" de Macky Sall célébrait son Train Express Régional, Mamadou Khouma Gueye filmait l'autre réalité : celle des expulsions massives. Son film "Liti Liti" documente avec sensibilité le déracinement de plusieurs impactés

(SenePlus) - Dans le paysage cinématographique sénégalais, une œuvre singulière fait son apparition. Le réalisateur Mamadou Khouma Gueye signe son premier long-métrage, « Liti Liti », un documentaire intime qui aborde frontalement les conséquences humaines des grands projets d'infrastructure au Sénégal, comme le rapporte RFI.
L'œuvre suit le parcours de Sokhna Ndiaye, la propre mère du cinéaste, contrainte de quitter sa maison située dans le quartier de Guinaw Rail, en banlieue de Dakar, après y avoir passé quarante années de sa vie. Cette expulsion n'est pas un cas isolé : elle s'inscrit dans le vaste programme de déplacement qui a touché près de 250 000 riverains pour permettre la construction du Train Express Régional (TER) reliant Dakar à Diamniadio.
« Pendant plus de cinq ans, le réalisateur capte des images à la fois intimes et marquées par la froideur des grands travaux, interrogeant au fil du récit le sens du progrès et la mémoire des lieux », souligne la correspondante de RFI à Dakar, Juliette Dubois. Ce contraste entre l'humanité des récits personnels et la rigidité technique du chantier constitue l'une des forces du film.
Le TER, présenté comme l'un des symboles phares du « Sénégal émergent » promu par l'ancien président Macky Sall, illustre parfaitement cette tension entre développement national et destins individuels. Dans le film, Sokhna Ndiaye « évoque toutes les péripéties liées au déguerpissement dont elle et ses voisins ont été victimes, pour les besoins de la réalisation des infrastructures du TER », précise RFI.
Au-delà du simple témoignage, « Liti Liti » se veut une réflexion profonde sur le coût humain du progrès. Comment concilier modernisation des infrastructures et respect des communautés établies ? Quelle place accorder à la mémoire des lieux dans une vision du développement parfois technocratique ? Le film ne prétend pas apporter de réponses définitives, mais pose ces questions essentielles à travers le prisme d'une histoire familiale.
Cette démarche documentaire, qui mêle l'intime et le politique, s'inscrit dans une tradition cinématographique sénégalaise riche, héritière d'Ousmane Sembène et Djibril Diop Mambéty. Mamadou Khouma Gueye y apporte sa sensibilité propre, transformant l'expérience douloureuse du déracinement en une œuvre artistique qui interroge les fondements même du développement urbain.
À l'heure où de nombreux pays africains intensifient leurs projets d'infrastructures, « Liti Liti » offre un contrepoint nécessaire aux discours triomphalistes sur le progrès, rappelant que derrière chaque grand chantier se cachent des histoires humaines, des souvenirs et des attachements que nul dédommagement ne peut totalement compenser.
Le film a été présenté au festival Visions du Réel, comme l'indique RFI, confirmant l'intérêt international pour cette œuvre qui dépasse le cadre sénégalais pour toucher à l'universalité des questions d'aménagement du territoire et de mémoire collective face aux impératifs de modernisation.