CE MOMENT DE NOTRE HISTOIRE
Nous sommes un petit pays. Mais refusons d’être un petit État, car la valeur d’une nation ne se mesure pas à sa taille. Soyons cette grande nation, habitée par l’humilité et portée par une foi inébranlable dans l’effort collectif et la discipline

« Nous traversons le présent les yeux bandés », nous avertit Milan Kundera. C’est sans doute la raison pour laquelle nous peinons à percevoir l’ampleur des transformations qui s’opèrent, souvent en silence, dans notre pays, notamment dans un domaine aussi stratégique que l’énergie.
Le 8 juillet 2023, Senelec a joué un rôle déterminant dans l’interconnexion des réseaux électriques des quinze pays membres de la CEDEAO à l’exception du Cap Vert, dans le cadre du West African Power Pool (WAPP), une initiative régionale visant à instaurer un véritable marché de l’électricité en Afrique de l’Ouest. Les implications socioéconomiques et géostratégiques de cette avancée sont majeures, et il faudra du recul pour en saisir pleinement la portée : baisse des coûts, meilleur accès à l’énergie, et intégration économique renforcée. Il est désormais techniquement possible de produire de l’électricité au Ghana et de l’acheminer jusqu’au Sénégal, ou inversement, de fournir le Burkina Faso depuis notre propre réseau. Au-delà de la prouesse technique se dessinent, à terme, des vies changées : une couturière de Tambacounda qui pourra désormais travailler tard dans le soir sans craindre les coupures ; un centre de santé à Bignona bientôt alimenté en continu ou un jeune développeur à Thiès, confiant de pouvoir coder sans interruption. L’énergie devient ainsi un levier puissant de convergence régionale avec des retombées économiques considérables, à l’image de ce que l’Union européenne a su réaliser.
Un peu plus tôt dans ce même mois de juillet, la demande électrique du Sénégal atteignait pour la première fois le seuil symbolique d’un Gigawatt, nous plaçant aux côtés du Ghana, de la Côte d’Ivoire et du Nigeria dans le cercle restreint des puissances énergétiques régionales. Le 1er juin 2024 marque une autre étape historique : notre pays produit son premier baril de pétrole. Six mois plus tard, en décembre, les premiers mètres cubes de gaz sont extraits du site GTA, à la frontière maritime avec la Mauritanie. En ce mois d’avril, le premier chargement de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) quitte le port de Dakar, amorçant notre entrée sur la scène énergétique mondiale.
Ces développements dépassent la seule ambition d’un accès universel à l’électricité – objectif désormais à portée de main. Ils reconfigurent notre place sur l’échiquier international. Le Sénégal devient membre à part entière d’un club exclusif de nations capables d’influer sur les grandes dynamiques mondiales.
Oui, nous sommes un petit pays. Mais refusons d’être un petit État, car la valeur d’une nation ne se mesure pas à sa taille, mais à son caractère et à sa volonté. Soyons donc cette grande nation, habitée par l’humilité protectrice et portée par une foi inébranlable dans l’effort collectif et la discipline. Dans un monde troublé, le leadership, dans sa forme la plus inclusive, est plus que jamais nécessaire. Un leadership qui réveille le goût de l’effort, qui fédère au-delà des ambitions individuelles, et qui s’enracine dans le destin commun d’une société consciente que son avenir ne peut être fragmenté. Chaque citoyen a un rôle à jouer, qu’il soit sans diplôme mais animé du désir de contribuer, ou professeur au pinacle de son art. À chaque fois qu’un individu foule aux pieds nos valeurs culturelles, un autre, issu du même socle, rappelle la noblesse de notre peuple.
En définitive, ces lignes de l'ouvrage "Les promesses d'une devise" s'imposent encore une fois : « Il n’y a rien de mal ni de mauvais dans ce peuple qui ne puisse être corrigé et guéri par tout ce qu’il y a de bien et de noble dans ce même peuple. »
Le Sénégal traverse aujourd’hui un moment de test grandeur-nature dans sa marche vers son destin : un défi narratif d’envergure. Quelle histoire voulons-nous raconter ? Quel récit portera notre identité ? Devons-nous concentrer nos énergies sur notre potentiel, ou devrons-nous nous épier à la recherche de défauts disqualifiants voire fatals chez l’autre ?
Un immense espoir, celui d’une nation et d’une génération entière, repose sur les épaules de ce nouveau leadership à la tête du pays. Ce ne sera pas une sinécure, mais une période d’épreuves presque permanentes où les prières pour sa réussite croiseront les souhaits de son échec. La rupture proposée suscite autant d’attentes que d’inquiétudes. Le peuple le soutiendra parce qu’il a souhaité, et attendu son avènement et s’est battu pour cela, mais il l’observera aussi.
Dans cette conjoncture difficile, notre force collective sera mise à l’épreuve. Il nous faudra dire non aux raccourcis, et oui à la douleur de l’effort intellectuel, de l’effort moral, de l’effort professionnel. Un peuple capable de réalisations telles que celles accomplies, entre autres, dans le domaine énergétique ne doit ni trembler ni douter face aux défis présents, aussi formidables soient-ils. Car ces défis ne sont qu’une occasion de mettre en lumière notre résilience et notre désir intarissable de sursaut collectif. Ce ne sera pas facile.
Mais c’est précisément parce que c’est difficile qu’il faut se mettre au travail, les manches retroussées.
Aziz Fall est écrivain.