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25 avril 2025
International
par Amadou Sarr Diop
LE MBEUKMI OU L’ILLUSION D’UN AILLEURS SUBLIME
EXCLUSIF SENEPLUS - Même si les facteurs économiques peuvent être considérés comme prépondérants, ils ne sauraient expliquer à eux seuls la dynamique migratoire ambiante avec ses milliers de morts sur la route de l’aventure
Le flux migratoire en Afrique a connu une ampleur inédite pour deux raisons essentielles. D’une part, les pays du continent noir, en particulier ceux du Sud du Sahara, se trouvent être confrontés à des crises économiques structurelles et à de multiples problèmes sociaux et politiques qui favorisent, au niveau de la variable jeune, une tendance généralisée à la mobilité. D’autre part, nous assistons, sous l’effet de la mondialisation et des nouvelles technologies de l’information, à une compression du temps et de l’espace dans le système international, de nature à rendre plus faciles les mouvements de population. Ce flux migratoire est diversement interprété. La singularité des contextes, la pluralité des variables mises en évidence et la complexité des mécanismes qui sous-tendent les prises de décision de l’acte migratoire, au niveau individuel comme au niveau communautaire, expliquent les différences d’approche dans l’analyse des déterminants.
De toutes les postures, celle axée sur la pauvreté et l’absence d’activités génératrices de revenus ou encore sur l’échec des politiques de développement, est la plus privilégiée dans l’approche du phénomène migratoire. Une telle grille d’analyse peut être pertinente si elle se démarque de la rhétorique populiste politicienne qui donne une fausse lecture du phénomène pour des raisons de manipulation politique. Même si les facteurs économiques peuvent être considérés comme prépondérants, ils ne sauraient expliquer à eux seuls la dynamique migratoire ambiante avec ses milliers de morts sur la route de l’aventure. S’en tenir à ces variables économiques ou se focaliser sur le caractère aventurier des dynamiques migratoires relève d’une méconnaissance de la complexité des mécanismes qui sous-tendent la prise de décision de l’acte migratoire et de l’environnement socioculturel dans lequel la décision de migrer est prise. Il y a un ensemble de dynamiques culturelles complexes à l’œuvre dans cet univers de mobilité permanente au niveau des jeunes.
L’objet de notre propos est une invite à approcher le phénomène migratoire au Sénégal par une grille de lecture qui recadre les arguments de passion pour une prise en compte des déterminations multiples qui poussent les jeunes à risquer leur vie. La situation est très préoccupante pour exiger des réflexions sérieuses sur un phénomène devenu dramatique. Il faut éviter de se limitera à l’analyse du facteur économique et partir d’un faisceau convergent de déterminants multi variés afin de mieux saisir, au prisme de la causalité multifactorielle, le phénomène migratoire.
Le choix d’un tel modèle d’approche vise à montrer comment à partir des constructions identitaires naissent des formes de solidarité sur lesquelles se développent des types de réseaux villageois, confrériques, ethniques, familiaux, qui contribuent à favoriser et à faciliter l’émigration dont les retombées se traduisent par des formes de solidarité communautaires, en raison d’investissement associatifs qui ont leurs impacts réels dans les dynamiques sociales en cours dans les familles concernées. Notre hypothèse présume que les déterminants sociologiques sont aussi prépondérants que l’argument de la pauvreté supposée être la raison du départ de la plupart des jeunes sénégalais vers l’Europe et les USA.
Deux regards, apparemment contradictoires, se dessinent dans les paradigmes interprétatifs du phénomène : l’absence de perspectives, du fait de la crise du travail, et le goût aventurier de l’acte migratoire.
L’approche centrée sur le caractère “aventurier” de l’acte migratoire part de l’argument des motivations individuelles, pour ne pas dire le gout de l’aventure, comme facteur de migration, surtout pour la jeunesse qui pense l’aventure comme une sorte de passage obligé pour préparer la vie adulte. Une telle approche relègue au second plan les facteurs économiques ainsi que les déterminants collectifs sous-tendus par les logiques d’appartenance communautaire. Si le rêve de découvrir l’Eldorado est motivé par l’espoir de faire vite fortune pour un retour triomphal, le gout de l’aventure n’est qu’une dimension mineure dans l’acte migratoire. Derrière la motivation à vouloir sortir de l’immobilisme, de « la retraite forcée » sans avoir droit au travail, selon l’expression utilisée par certains jeunes sénégalais pour se plaindre de leur situation, les migrants qui ont opté pour « le mbëek mi » considèrent que l’aventure n’a de sens que si elle a pour finalité un retour prometteur. En dehors du fait que la migration clandestine se conjugue avec le risque, le « mbëek mi » est un défi a la vie inactive, réussir ou mourir, « barça ou barsakh ». Il correspond à la fois au recours à une logique suicidaire et à une prise de risque bien calculée pour sortir de la situation de dénuement à laquelle sont confrontés les jeunes dans un contexte de faillite économique et politique de l’Etat postcolonial. Pour les partisans du départ : « partout ailleurs, ce sera mieux qu’ici ». Il y a donc une idéalisation, une sublimation de l’Ailleurs (l’Eldorado) pour échapper au vécu pénible d’un Ici, considéré comme l’univers du manque.
Au demeurant, l’idéalisation de l’Eldorado dans l’imaginaire du candidat à la migration est générée par le mythe du migrant de retour. A leur retour, les migrants sont vus comme des modèles de réussite où ils jouissent d’une très grande considération. L’image de la réussite sociale qu’ils affichent fait qu’ils sont considérés comme ceux qui incarnent le mieux la réussite sociale. Le mythe de l’émigré est donc un facteur incitateur d’ordre socio psychologique qui a beaucoup contribué à développer le désir de partir, quitte même à y laisser sa vie. Socialisés dans l’éthique « ceddo » ou la réussite sociale est synonyme de courage, de persévérance, les jeunes wolof ou haal pulaar ou soninke ont toujours à l’esprit l’adage qui postule qu’« il vaut mieux mourir loin que vivre pauvre chez soi ». L’aventure n’est que seulement le goût de la découverte de l’autre, elle signifie ici la confiance en soi, l’obligation de réussite pour revendiquer parmi les siens le respect et l’estime. Dans une société pervertie par des anti-valeurs dont le socle est la réussite à tout prix, où l’apparaitre a prévalu au détriment de l’éthique existentielle, l’avoir devient par conséquent ce qui conditionne l’être, parce qu’il est source de respect et de considération dans une société en perte de repères.
Il y a, en définitive, des enjeux d’ordre sociologique du phénomène migratoire qui prennent sens avec le phénomène du vide social qui encadre l’univers de vie des jeunes sénégalais. En nous inspirant de la tripartition élaborée par Foucault, nous entendons par vide social un vécu qui touche la racine de l’existence humaine saisie dans ses trois dimensions : celles de la survie, du bien-être et du droit à la citoyenneté. La notion de vide social, que nous empruntons aux sociologues de l’école de Chicago, vise à procéder à une objectivation de la situation des jeunes, confrontés à une double préoccupation : celle de l’angoisse des lendemains incertains et la précarité vécue dans l’univers familial où la survie au quotidien devient le signe révélateur d’un vécu dévalorisant. Il s’agit en fait d’une situation de crise existentielle que le sociologique Bourdieu appelle « la misère de position » à laquelle la jeunesse est confrontée. Ce drame existentiel, qui relève à la fois de l’absence de travail et du futur des incertitudes, renseigne sur l’ampleur du phénomène migratoire.
En définitive, la responsabilité du phénomène migratoire est une responsabilité sociétale qui ne saurait se limiter aux échecs des politiques publiques. Il y a une part de responsabilité des familles et de la société qui exercent une véritable pression sur les jeunes. La faillite de la socialisation par l’école et les familles, la volonté d’échapper aux contraintes sociales, le mythe du modou-modou et la fonction de réinvention identitaire et de promotion sociale que joue l’acte migratoire pour certaines couches sociales confinées dans une position d’infériorité, du fait de la précarité, sont des facteurs qui déterminent l’émigration risquée chez les jeunes. On ne saurait aussi occulter la réalité d’un monde, sous l’effet magique des nouvelles technologies de l’information, qui produit l’image d’un miroir aux alouettes où l’Eldorado est sublimé. L’Amérique est si proche et si loin, pour faire faire rêver une jeunesse qui n’a plus d’espérance pour son devenir.
Ceux qui ont la responsabilité de gouverner ce pays devraient repenser la gouvernance politique et économique pour engager des réformes qui, au-delà de leurs effets sur la question de l’emploi, redonnent espoir à la jeunesse. Il faut que les jeunes soient rassurés, au-delà des difficultés du moment, que l’avenir est plus vrai que le présent.
Professeur Amadou Sarr Diop est sociologue, enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop.
LE PASTEF JOUE LA STRATÉGIE AUDACIEUSE POUR 2024
Déboussolé par le rejet désormais quasi certain de son leader Ousmane Sonko, le parti d'opposition contre-attaque en présentant un candidat atypique encore emprisonné. Une manœuvre risquée ou un coup politique habile ?
Brice Folarinwa de SenePlus |
Publication 21/11/2023
Alors que le scénario de départ ne s'est pas déroulé comme prévu, avec l'échec d'Ousmane Sonko à voir valider sa candidature, le parti d'opposition sénégalais Pastef a décidé de prendre des risques calculés afin de rester dans la course à la présidentielle.
Plutôt que de jeter l'éponge après cet imprévu, la formation nationaliste a choisi d'activer un plan B audacieux en désignant un candidat atypique : Bassirou Diomaye Faye, actuellement incarcéré comme son mentor Sonko. Derrière les barreaux, ce proche du leader historique du mouvement endosse ainsi le costume improbable de challenger au président Macky Sall.
Alors que certains auraient pu opter pour un plan B plus consensuel, le Pastef mise délibérément sur le symbole que représente un opposant derrière les verrous, incarnation selon lui de la répression du régime. Parier sur un candidat affaibli par sa situation judiciaire est un pari risqué. Mais en jouant la carte de la provocation, le parti compte bien attiser les tensions avec le pouvoir et mobiliser un électorat radical, estime RFI.
Reste à savoir si cette stratégie inhabituelle, davantage axée sur des prises de position tranchées que sur une assise électorale, permettra au mouvement nationaliste de se remettre véritablement dans la course ou ne fera que renforcer son statut de force d'opposition contestataire, cantonnée aux franges les plus dures de l'échiquier politique sénégalais.
LA COOPÉRATION AU CŒUR DES ÉCHANGES ENTRE MACKY SALL ET OLAF SCHOLZ
En marge de la conférence « Compact With Africa », le Président Macky Sall a eu un entretien bilatéral avec le Chancelier allemand, Olaf Scholz.
En marge de la conférence « Compact With Africa », le Président Macky Sall a eu un entretien bilatéral avec le Chancelier allemand, Olaf Scholz.
Au cours de cette rencontre, les deux leaders ont discuté de la coopération économique entre le Sénégal et l’Allemagne, ainsi que des sujets d’intérêt commun.
A noter, en outre, que dans le cadre de la conférence « Compact With Africa », le Président Macky Sall a été convié à un déjeuner par le Président allemand Frank-Walter Steinmeier au Palais présidentiel Bellevue de Berlin.
Cette invitation illustre l’excellence des relations entre le Sénégal et l’Allemagne, ainsi que leur engagement commun en faveur d’une coopération solide.
par Jean Pierre Corréa
CHRONIQUE D'UNE CERTAINE IDÉE DE LA SÉMANTIQUE
Escroc ? Parler de la sorte à une partie de ses concitoyens est une faute morale pour un président. Il peut traiter n’importe qui d'escroc, mais qualifier d'escroc le moindre ministre passé du Ndiaga Ndiaye à la Bentley, c'est le mandat de dépôt
"J'ai la prétention de ne pas être aimé par tout le monde, parce que cela signifierait qu'on est aimé par n'importa qui"- Sacha Guitry
Préambule : Flash-back sur un moment bascule de notre rapport aux hommes politiques. Le Grand Jury de RFM en 2005... Invité Idrissa Seck au faîte de sa popularité. L'homme est agile et se fait brillant client face à un Mamadou Ibra Kane plus piégeux que jamais. Il narre son enfance à Thiès, raconte les arachides de sa maman à la porte de l'école, les toitures ouvertes aux trombes pluviales d'hivernages redoutés, nous vante sa combativité, à la limite de l'opiniâtreté, ne cache rien de l'ambition qui l'a toujours habité, genre "moi, président ou rien", affine le décor qui va accueillir les propos qu'il est venu y délivrer, ébauche le contentieux avec son ex-mentor Abdoulaye Wade, et attend la question dont la réponse est bâtie pour tisser ce lien avec ses compatriotes, qui adorent écouter cet homme qui a fait de la rhétorique un art politique.
Mamadou Ibra Kane se mue en Zidane de l'interview et lui demande un tantinet goguenard : "D'où tenez-vous votre fortune ?" Tendu comme Usain Bolt dans ses starting-blocks, il délivre une sidérante réponse : " Je tiens ma fortune des fonds politiques dans lesquels j'ai puisé. J'aurais pu en faire des papillotes, y mettre le feu, mais j'ai fait avec ce que le Coran me recommande de faire, en faire profiter les pauvres et les nécessiteux"... Un ange passe... Les émotifs crient à l'erreur de communication, mais en fait la démarche confine au génie politique.
S'il avait dit après son story-telling à La Zola, qu'il n'avait pas touché à un fifrelin des milliards que Wade lui avait confiés, l'ensemble des Sénégalais auraient crié "mais ki moy dof"... Mais là, enrobé dans l'extinction du soleil qui protège son larcin, son discours en fait un rusé, un Robin des Bois, un Yadikone 2.0, et instaure la norme du politicien milliardaire, dont la seule exigence qui lui est faite, est qu'il soit partageur. "Aka tabé"...Tout est donc question de sémantique...
Un président ne devrait pas dire ça
Un président de la République ne doit pas s'emporter aussi facilement encore moins utiliser de gros mots en public. Voilà un président dont on disait en 2012 qu'il était humble, poli et peu bavard. En 2023, douze après, il est devenu querelleur, très bavard et surtout à la limite de l'arrogance et de l'amertume, alors qu'à trois mois de "la quille", il devrait plutôt être plus détendu du cortex, faire la sourde oreille, fermer les yeux, esquiver, et au final en sortir plus grandi.
« Escrocs » ?. Dixit celui qui avait dit que Wade lui aurait offert huit milliards... Voilà comment le président Macky Sall a qualifié Pierre Atepa Goudiaby et ses camarades du « Collectif des cadres casamançais ». Des mots très forts qui ont suscité l’indignation chez nombre de nos concitoyens.
Un des problèmes de notre pays réside dans le fait que le président peut traiter n’importe qui d'escroc, mais lorsque vous vous aventurez à traiter d'escroc, le moindre ministre passé du Ndiaga Ndiaye à la Bentley, c'est le mandat de dépôt assuré. Les propos tenus par le chef de l'État à l'endroit du sémillant architecte, d'ancienne et d'universelle renommée, sont d'une violence verbale terrible, et c'est regrettable.
Parler de la sorte à une partie de "ses" concitoyens est une faute morale pour un président de la République. Osons espérer que les propos du chef de l’Etat relèvent plutôt d’une réaction émotionnelle, due à une nuit agitée ou contrariante. Escroc ? Il y a un sérieux problème de sémantique entre celui qui a annonce lui même en 2012 un patrimoine de sept millards pour n'avoir occupé que des fonctions publiques au gouvernement et Atepa qui a fait sa fortune en tant qu'entrepreneur privé par la sueur de son front, au gré de son talent, au Sénégal et ailleurs...Cherchez l'escroc ?
Ce pays marche sur la tête et offre à nos neurones pétrifiés le spectacle d'hommes au CV de "faux-lions", comme un célèbre Bougazelli, n'ayant jamais donné le moindre de leurs francs à leur pays, caricatures éhontées de notre personnel politique, bombardés députés, émargeant à plusieurs millions de francs, logés, véhiculés, gas-oilisés, et qui toute honte bue, fabriquent sans frémir des milliards de faux-billets, trafiquent des faux passeports diplomatiques, et continuent d'être des convives assidus aux ndogus républicains, pour amuser la galerie.
Si Atepa est un escroc, comme le dit Macky Sall, pourquoi ne pas l'emprisonner ? A-t-on emprisonné les moins que rien, sortis de nulle part, devenus milliardaires en 12 ans ? Atepa a travaillé pour avoir ce qu'il a et être ce qu'il est. Il faut que l'on apprenne à se respecter. Un véritable leader doit avoir de la tenue en public, et "savoir s'empêcher".
Ou alors Macky Sall donne le ton d'une campagne électorale qui, à défaut de proposer un vrai débat comme le méritent des Sénégalais aux espoirs chahutés par l'indigence d'une caste politicienne atone et aphone, va nous offrir un "barnum politique" digne des bagarres de borne-fontaines. Concorde nationale ? Plan Sénégal Énervant ? Ou escroquerie politique ? Homme politique ou homme d'État ? Nous avons définitivement un problème de sémantique.
Par Mamadou Ndiaye
INDOLENCES
Tirailleurs par-ci, émigrés par-là ! Qu’y a-t-il de commun entre les deux ? À première vue, rien. L’exercice de rapprochement des deux réalités historiques s’avère risqué, périlleux voire osé.
Tirailleurs par-ci, émigrés par-là ! Qu’y a-t-il de commun entre les deux ? À première vue, rien. L’exercice de rapprochement des deux réalités historiques s’avère risqué, périlleux voire osé. Il peut même choquer au regard des dimensions qu’elles recouvrent. Les premiers sont partis sauver une patrie qui n’était pas la leur.
Jeunes, sans repères géographiques, n’ayant que leur témérité en bandoulière, ils ont débarqué en Europe dans les tranchées et affronté l’ogre allemand au grand étonnement des « poilus » français qui ont loué leur bravoure, leur farouche résistance, leur résilience au froid, aux intempéries et aux assauts de l’ennemi.
À l’arrivée, mission victorieuse des Alliés et cuisante défaite infligée aux forces de l’Axe. Ils furent très vite oubliés et, non payés de retour, ils se sentent trahis pour se morfondre à attendre meilleur jour. Paris nie leurs sacrifices. Et s’emmêle les pinceaux par des manœuvres dilatoires pour différer la reconnaissance et les indemnités dues à ces braves tirailleurs sénégalais, tous disparus aujourd’hui.
La commisération posthume ne dilue pas l’impie. Ce chapitre n’est pas clos voilà qu’un autre drame occupe les esprits. Des bras valides quittent par vagues successives le continent avec l’espoir de gagner les « beaux rivages » de l’Europe. Peu importe comment, l’essentiel est d’arriver à bon port. Piteux moyens de fortune par lesquels ces forces vives, transformées en forcenés, bravent comme des forçats des mers et des océans au péril de leur vie, dans une indifférence quasi cynique.
Ici, insouciance et inconscience se télescopent dans un indescriptible fracas au mépris des règles de bon sens. Pourquoi cet appel du large a une si forte résonnance ? Qu’espèrent-ils obtenir pour prix de cette ostentatoire bravade ? En quoi le discours qui les incite à s’en aller est-il supérieur à celui censé les retenir ? Perdent-ils foi en leur pays ? Si oui, quelle offre les séduit à ce point ?
Ils le savent certainement : « partir c’est mourir un peu. » Chez eux, le départ est synonyme de salut face au chaos social qui les inhibe en les enfermant dans un ruineux enclos. Les drames au large contrastent cependant avec l’insouciance d’une jeunesse indolente, moribonde et qui n’assouvit ses pulsions que dans les décibels à longueur d’année.
De Dakar à Kinshasa, de Lomé à Accra, de Johannesburg à Nairobi, la conscience est assoupie par une indicible indolence ? Petit à petit, l’Afrique glisse vers l’inconnu. Hélas. Un cynisme envahit les cœurs par l’effet répétitif des tragédies. L’opinion s’épuise à se scandaliser des scènes chaotiques que la décence interdit de rapporter au détail près.
Voyons-nous ce qui pourrait advenir ? Les jeunes désertent le continent non pas par conviction mais par dépit en vitupérant contre l’ordre établi. Il ne sert à rien de manipuler leur colère par un saupoudrage indigeste. L’Afrique, un endroit sans espoir ? Honni soit qui mal y pense ! Ne riez pas chers chevaliers…
Un mal profond ronge le continent à mesure que s’appauvrissent les Africains endormis par un soporifique plaidoyer en faveur de lendemains qui chantent. Si telle est la perspective qui se dessine, que vaut le présent alors ? Pourquoi songer à demain quand tout périclite sous nos yeux ?
De partout viennent des Samaritains prêts à pronostiquer une Afrique exubérante tandis que la paupérisation rampante assombrit l’aurore boréale annoncée. La lueur viendrait des peuples et de leurs éclaireurs décidés à écourter le supplice du collier. Le tableau noir des migrations cache une tragédie qui secoue les consciences, ravive les douleurs et remue le couteau dans la plaie.
Les émigrés, comparables aux « boat people » des années 70 en Asie, justifient leur quête d’ailleurs par un ardent désir de se réaliser en sortant ou en éloignant les familles de la pauvreté et du dénuement. Utile précision : les Asiatiques fuyaient les pogroms avec l’envie de sauver les générations futures en leur assurant la meilleure éducation qui soit.
Les Africains qui émigrent voient dans l’aventure sous d’autres cieux la seule alternative à leur sort misérable. Ils pensent pouvoir s’accomplir et s’épanouir en échappant aux imposteurs et aux odeurs acres de démocraties tropicales qui ont jauni. Au-delà des raisons sociales et économiques, ce « pied de nez » aux pouvoirs a valeur d’avertissement avec un sens politique aigu.
Les régressions frisent des incompétences qui ne se conçoivent guère dans la durée. Les potentats perdent toute raison et n’entendent plus les cris des citoyens. Plutôt s’accrochent-ils aux rentes de situation et aux… privilèges. Des prédateurs. Les classes moyennes se taisent.
Elles disparaissent progressivement par des tentative abouties de dépossession et surtout à cause d’une chute vertigineuse des revenus, donc de pouvoir d’achat face à une conjoncture globalement inflationniste. Si elle ne se ressaisit, elle sera rayée de la cartes des dynamiques sociétales.
Le fait majeur : l’Opinion mène une bataille d’opinion contre les détenteurs de leviers de pouvoirs qui ne consentent guère à lâcher du lest que contraints et forcés sous la pression de la rue et des contrepouvoirs. Un plus grand nombre de jeunes Africains dépeignent la démocratie comme un piège voire une habileté à tromper les citoyens considérés comme des foules irréfléchies n’accomplissant que des actes pavloviens.
Il est de plus en plus admis que les pouvoirs ne répondent plus aux angoisses. Les turbulences découlent de ces impuissances constatées mais qui ne s’avouent pas. Pour qui joue le temps ? D’aucuns considèrent que la disproportion des forces est gigantesque. La saturation pousse à l’indifférence qui s’observe dans nos sociétés écrasées par les tabous et les rigidités.
Le sort des damnés de la mer n’émeut plus grand monde. Quel gouvernement ose ignorer ce bouleversant désordre, symptôme d’un déclin qui se faufile ?
Ailleurs qu’en Afrique, le continent est perçu comme un réservoir inépuisable de forces, Pourra-t-on, un jour, mesurer les effets réels de ces coûteuses expéditions ? Les récits glaçants des rescapés nous interpellent sur les avatars de ces périlleuses odyssées avec ces vents violents, ces profondeurs marines sans fonds et ces houles indescriptibles en pleine nuit et sans boussole !
Des politiques prétendent à plus de représentativité. On peut le leur concéder. A eux donc de se montrer plus constructifs dans l’amorce de solutions heureuses. D’aucuns ne perçoivent dans ces traumatismes que l’aspect émotionnel. Au-delà, la question nous renvoie à nos incompétences masquées par le brouillard d’initiatives plus pompeuses et brouillonnes que porteuses d’espérance.
Le monde regarde, amusé, l’Afrique qui se débat sans certitude de couler des moments de tranquillité. Pourra-t-elle revenir dans le jeu en se présentant sous une facette plus valorisante ?
MACKY SONNE LA CHARGE
À l'heure où s'ouvre la course à sa succession, le chef de l'État répond aux questions sur la compétition à venir et surtout sur son challenger le plus redoutable, Ousmane Sonko, qu'il semble déterminé à tenir à distance du palais présidentiel
Brice Folarinwa de SenePlus |
Publication 21/11/2023
Dans une interview exclusive accordée à Jeune Afrique, le président sénégalais Macky Sall est revenu sur les douze années passées à la tête du pays, à quelques mois de quitter le palais de la République. Comme le souligne le média panafricain qui a rencontré le chef de l'État à Dakar, il est rare que ce dernier accorde de longs entretiens en profondeur. Macky Sall s'est pourtant prêté au jeu de façon détendue, répondant sans détour aux questions pendant plus d'une heure.
Interrogé sur sa décision de ne pas se représenter pour un troisième mandat, annoncée en juillet dernier, Macky Sall a indiqué vouloir "respecter [son] engagement" et "apaiser les tensions", alors que cette hypothèse avait longtemps suscité la polémique. Sur le choix de son dauphin Amadou Ba, il a mis en avant sa "capacité à rassembler", face à ses concurrents Mahammed Boun Abdallah Dionne, Aly Ngouille Ndiaye et Abdoulaye Daouda Diallo.
Concernant la compétition électorale à venir, le président sortant estime qu'elle sera "la plus ouverte" de l'histoire du pays, sans lui à sa tête. Tout en concédant que le scrutin pourrait impliquer "des combinaisons politiciennes", il juge que le candidat de sa majorité, Amadou Ba, "part quand même favori". Sur la figure d'Ousmane Sonko, il dit considérer "tous ceux qui ne sont pas avec [lui] comme des adversaires politiques, rien de plus", même s'il reste "intransigeant quand on veut faire basculer le pays dans le chaos".
Interrogé sur les critiques visant des atteintes présumées aux libertés, Macky Sall a répondu que les opposants "ne seraient pas justiciables". Sur la dette du Sénégal, il souligne qu'elle a servi à "construire des infrastructures indispensables". Enfin, il a évoqué avec fierté les politiques sociales mises en place, tout en exprimant sa frustration de ne pas avoir pu lancer les travaux du Mémorial de Gorée.
Prochain retraité de la politique, Macky Sall assure qu'il s'impliquera sur des sujets comme "le leadership de l'Afrique" ou "la gouvernance mondiale". S'il dit comprendre les coups d'État qui secouent le continent, il appelle à "repenser les armées" pour éviter qu'elles ne prennent le pouvoir. Sur la montée d'un sentiment antifrançais en Afrique, il estime que si des "erreurs" ont été commises, la France "ne peut être tenue responsable de tous les maux" du continent.
LE LIBÉRIA DONNE L'EXEMPLE D'UNE TRANSITION PACIFIQUE
Leçon ouest-africaine. Reconnaissant sa défaite électorale, le président libérien George Weah salué pour son fair-play démocratique dans une région secouée par les coups d’État
Brice Folarinwa de SenePlus |
Publication 20/11/2023
La reconnaissance rapide de sa défaite par le président sortant du Liberia, George Weah, à l'issue du second tour de l'élection présidentielle, a été saluée par la communauté internationale comme un exemple rare en Afrique de l'Ouest.
"Les Libériens ont démontré une fois de plus que la démocratie est vivace dans l'espace Cedeao et que le changement par des voies pacifiques est possible", a déclaré la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) dans un communiqué, citant le Liberia comme un "modèle" à suivre dans une région secouée ces dernières années par une série de coups d'Etat militaires.
Dans une intervention télévisée le 8 décembre, George Weah a reconnu sa défaite face à son opposant et ancien vice-président Joseph Boakai, donné vainqueur par les résultats préliminaires. "Ce soir, le CDC (sa formation politique) a perdu l'élection mais le Liberia a gagné", a déclaré l'ancien footballeur, assurant avoir félicité son "adversaire, que j'appelle le président élu".
"C'est le temps de l'élégance dans la défaite", a ajouté George Weah, se disant "fier" d'avoir respecté ses engagements en matière de "justice, de paix, d'inclusivité, de transparence et de crédibilité". Il a appelé ses partisans à "accepter les résultats".
Cette annonce rapide a été saluée par la communauté internationale. La Cedeao a souligné qu'"il s'agissait des premières élections libériennes sans supervision de l'ONU depuis la fin de la guerre civile en 2003", note Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général de l'ONU.
L'ancien président nigérian Goodluck Jonathan, qui avait supervisé le scrutin, a estimé que George Weah avait "fait preuve de qualités d'homme d'État exemplaires". Le président nigérian Bola Tinubu a quant à lui loué son "leadership hors du commun" et sa "sportivité démocratique".
LES PAYS AFRICAINS INVITÉS À ASSEOIR DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES ADAPTÉS ET DURABLES
La secrétaire exécutive du Conseil national pour le développement de la nutrition (CNDN) a invité lundi les pays africains à ‘’poursuivre’’ leurs efforts ‘’visant à asseoir des systèmes alimentaires adaptés et durables’’.
Dakar, 20 nov (APS) – La secrétaire exécutive du Conseil national pour le développement de la nutrition (CNDN) a invité lundi les pays africains à ‘’poursuivre’’ leurs efforts ‘’visant à asseoir des systèmes alimentaires adaptés et durables’’.
‘’Pour une amélioration durable de la situation nutritionnelle dans nos pays, nous devons poursuivre nos efforts visant à assoir des systèmes alimentaires adaptés et durables’’, a déclaré Aminata Ndoye Diop.
Elle s’exprimait à l’ouverture de la 5e Conférence de la Fédération africaine des sociétés de nutrition, qui se tient du 19 au 24 novembre à Dakar.
Le thème de la conférence est : ‘’Approche multisectorielle pour renforcer les systèmes alimentaires et atteindre les objectifs nutritionnels durables en Afrique’’.
Elle a indiqué que ‘’pour matérialiser notre appropriation de l’objectif mondial visant à disposer d’un capital humain durable, le Sénégal a élaboré (…) la politique nationale de développement de la nutrition ainsi que le plan stratégique multisectorielle de la nutrition’’.
Les deux documents ont été conçus ‘’dans le sillage du Plan Sénégal émergent (PSE), cadre de référence de nos politiques publiques’’, a-t-elle précisé.
Elle estime que la garantie d’une bonne nutrition des populations africaines passe par l’agro-industrie face à la croissance démographique, à l’urbanisation et au changement climatique.
Cela requiert aussi la mise en place de politiques publiques capables de développer des systèmes alimentaires durables et simples.
La mobilisation des ressources, principal défi
‘’Aujourd’hui, nous sommes dans une approche multisectorielle pour pouvoir mieux adresser les déterminants de la malnutrition’’, a informé la secrétaire exécutive du CNDN.
Elle estime que la ‘’mobilisation des ressources pour la nutrition’’ constitue aujourd’hui le principal défi à relever.
‘’Cela montre que le plan n’était pas mis en œuvre en intégralité. Donc, le défi aujourd’hui, c’est la mobilisation des ressources destinées à la nutrition’’, a-t-elle insisté.
Le docteur Valérie Ndiaye, présidente de l’Association de nutrition et d’alimentation du Sénégal (ANAS), affirme que compte tenu de l’existence au Sénégal d’’’une approche multisectorielle’’, il convient de ‘’passer au financement de tous ces plans qu’on élabore et mettre en pratique ce qu’on a écrit dans les plans d’actions’’.
Elle relève que ‘’la nutrition n’est pas bien financée’’, contrairement à d’autres programmes comme ceux relatifs à la vaccination, au paludisme, au sida.
Cette situation semble paradoxale à ses yeux, étant donné qu’’’une personne bien nourrie, bien alimentée pourrait résister correctement à beaucoup de maladies’’.
‘’Nous lançons un appel aux partenaires pour qu’ils financent les programmes, parce qu’il s’agit du gros défi aujourd’hui’’, a conclu le docteur Ndiaye.
MACKY SALL RÉPOND À SES DÉTRACTEURS
Le président de la République affirme n'avoir "aucun regret" concernant le traitement judiciaire réservé à l'opposant Ousmane Sonko, mettant notamment en garde "ceux qui veulent l'anarchie et le chaos pour assouvir leurs ambitions"
Brice Folarinwa de SenePlus |
Publication 20/11/2023
Dans un entretien accordé à Jeune Afrique cette semaine, le président Macky Sall affirme n'avoir "aucun regret" concernant le traitement judiciaire réservé à l'opposant Ousmane Sonko.
Interrogé sur les critiques pointant un acharnement du pouvoir à l'encontre de ses principaux adversaires politiques, le chef de l'Etat a fermement réfuté ces accusations. "Les opposants, ou les hommes politiques de façon générale, ne seraient pas justiciables ?", a-t-il demandé au journaliste.
Macky Sall a notamment rappelé les "menaces de mort" et les appels "à me destituer ou à l'insurrection" lancés à son encontre par Ousmane Sonko. "Si le Sénégal était une dictature, comme certains veulent le faire croire, pensez-vous sincèrement qu'il aurait pu passer une seule journée à m'insulter en boucle ?", a-t-il interrogé.
Le président sénégalais a par ailleurs dénoncé avec vigueur les violences commises lors des manifestations en soutien à l'opposant en mars 2021. "De soi-disant militants de son parti ont tué des femmes innocentes en lançant des cocktails Molotov contre un bus de transport public dont ils avaient bloqué la porte", a-t-il déploré.
Citant ces "atrocités", Macky Sall s'est dit déterminé à ne pas céder à "ceux qui veulent l'anarchie et le chaos pour assouvir leurs ambitions". "Force doit rester à la loi", a-t-il martelé, réaffirmant que "tout ce qui a été fait" dans cette affaire s'était déroulé "selon les normes démocratiques les plus élevées".
Cet entretien confirme la fermeté du chef de l'État face aux critiques récurrentes sur la judiciarisation de la vie politique sous son régime, qu'il continue de rejeter avec vigueur.
par Jacques Habib Sy
QUELQUES REPÈRES DANS LA PENSÉE POLITIQUE DE CHEIKH ANTA DIOP
EXCLUSIF SENEPLUS - L'acculturation des intellectuels nègres a été d'une violence telle que même lorsqu'ils sont dotés des meilleures dispositions à la réflexion et l’organisation, ils se sentent mal à l'aise sans une tutelle (3/5)
A trente ans, et alors qu'il préside aux destinées de l'A.E.-R.D.A. Cheikh Anta Diop conçoit dans le feu de l'action anticolonialiste et antiimpérialiste un projet politique capital.
En février 1952, il en présente les conclusions de façon ramassée et limpide dans l'organe mensuel de l'Association, "La Voix de l'Afrique Noire". L'article est intitulé "Vers une idéologie politique africaine".
Cheikh Anta Diop restitue ainsi qu'il suit la dimension historique de ces moments :
« C'est en février 1952, écrit-il dans "Les fondements économiques et culturels d'un Etat fédéral d'Afrique noire", alors que j'étais Secrétaire général des Étudiants du R.D.A. que nous avons posé le problème de l'indépendance politique du continent noir et celui de la création d'un futur État fédéral.
« Cet article qui n'était que le résumé de "Nations Nègres", en cours de publication, traitait des aspects politique, linguistique, historique, social, etc., de la question.
« Il est certain qu'à l'époque, les députés malgaches et le leader camerounais, Ruben Um Nyobe, mis à part, aucun homme politique africain noir francophone n'osait encore parler d'indépendance, de culture, oui de culture et de Nations africaines. Les déclarations qui ont cours aujourd'hui, à ce sujet, frisent l'imposture et sont, pour le moins, des contre-vérités flagrantes ».
Prise de conscience africaine
De nombreux témoins encore vivants de cette période reconnaissent qu'entre 1946 et 1954, Cheikh Anta Diop s'est dépensé sans compter dans le mouvement politique et syndical africain en Europe et au cours de rencontres internationales réunissant l'intelligentsia nègre mondiale ou pendant les réunions parisiennes de la salle de conférence surchauffée du Palais de la Mutualité. Et souvent, c'est sur les terrasses du Petit Cluny en plein cœur du Quartier Latin de Paris que venaient le retrouver des étudiants de plus en plus nombreux avides d'entendre son message politico-culturel sur la fédération et l'indépendance africaines, l'héritage égypto-nubien de l'Afrique, la réhabilitation des langues nationales, le danger nucléaire Sud-africain, et les fondements de l'unité africaine, thème repris par Nkrumah en 1963 lors de la création de l'Organisation de ]'Unité Africaine et en 1964 dans "L'Afrique doit s'unir".
Écrit d'un jet, "Vers une Idéologie Politique Africaine" représente une ligne programmatique, mais surtout une véritable doctrine politique doublée d'un manifeste du colonisé africain. Le texte pose de façon remarquable tous les problèmes politiques, économiques et culturels que Cheikh Anta va s'appliquer pendant plus de quarante ans à développer dans ses écrits ultérieurs. C'est à partir de la même charpente qu'il se mobilise concrètement sur le terrain politique panafricain (AE-RDA, FEANF, soutien aux fronts de libération nationale algérien (FNLA) et sénégalais (Bloc des Masses Sénégalaises ; Front National Sénégalais ; Rassemblement National Démocratique).
D'entrée de jeu, Cheikh Anta va à l'essentiel. Notre objectif central en tant qu'opprimés luttant pour le salut national, écrit-il, est d'œuvrer à la prise de conscience populaire parmi les classes qui ont intérêt au changement. Celles-ci englobent ouvriers et paysans, notables et artisans, fonctionnaires, chrétiens, musulmans et adeptes des "religions paléonigritiques". Les objectifs centraux de ce front de salut national se posent contre l'exploitation capitaliste, pour "la suppression totale du colonialisme", le bienfondé de la confiance en la force et la primauté du peuple, l'utilisation du progrès scientifique comme arme de transformation de l'environnement socio-culturel, la lutte collective dirigée par une avant-garde contrôlée par la vigilance populaire, la nécessité historique de lutter jusqu'à "l'indépendance nationale du continent noir" et, par conséquent, le bannissement du culte de la personnalité et de toute tentative "d'un retour à un passé féodal et d'une domination du Nègre par le Nègre".
Vaste programme qui recentre la tragédie africaine en plein cœur de la problématique du développement humain vu sous l'angle de la libération nationale et du progrès social !
Il faut, insiste Cheikh Anta, amener la conscience populaire à atteindre ces objectifs. Faire comprendre au peuple qu'« il est maître de son sort et qu'il peut l'améliorer par des moyens naturels dont il est convaincu de l'efficacité pour les avoir expérimentés équivaudra à lui faire faire un saut qualitatif, une découverte dont l'importance sur le plan africain est comparable à celle de la découverte de l'énergie atomique dans le domaine scientifique ».
Pour déclencher la prise de conscience souhaitée chez l'Africain, « il convient d'abord d'identifier et d'analyser les obstacles sociaux et psychologiques qui s'opposent ( ... ) à une prise de conscience ». Cheikh Anta résume ces obstacles à travers les facteurs suivants :
« 1. Flottement de la personnalité de l'Africain ;
« 2. Barrières ethniques, sociales, linguistiques et liées à l'éducation populaire parascolaire ;
« 3. Contraintes liées à l'action politique sur le terrain africain et l'absence d'une véritable idéologie politique africaine ».
Le premier obstacle à la prise de conscience, que ce soit chez l'élite intellectuelle ou parmi les masses travailleuses, est d'ordre psychologique. Comme le constatera Fanon une décennie après dans ses "Damnés de la Terre", "la revendication d'une culture nationale passée ne réhabilite pas seulement, ne fait pas que justifier une culture nationale future. Sur le plan de l'équilibre psycho-affectif elle provoque chez le colonisé une mutation d'une importance fondamentale (... ). Le colonialisme ne se satisfait pas d'enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau du colonisé de toute forme et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s'oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l'anéantit" (voir « Les damnés de la Terre », ouvrage lucide de cet auteur).
Dans ces conditions il faut restaurer au peuple la conscience de sa dignité, de la force irrésistible qu'il représenterait en décidant de s'impliquer totalement dans la lutte de libération nationale et d'imprimer au mouvement démocratique la marque indélébile de ses aspirations les plus profondes à la justice sociale et à la construction d'une nation fondée hors des canons de l'oppression sociale et de l'exploitation de l'homme par l'homme. Face au panorama culturel émacié que présente le tableau continental, d'Alger au Cap, il faut lui substituer de nouvelles tensions prenant racine dans la maîtrise des réalités historiques et culturelles nationales. Dans cette formidable entreprise de transmutation de la culture autochtone en une culture nationale désaliénée, il est vital de comprendre que tel un fauve à l'affût de sa proie, l'impérialisme envisage depuis trois siècles de tuer la culture africaine pour mieux asservir le peuple qui en a la charge historique.
"La personnalité de l'Africain, écrit Cheikh Anta Diop, ne se rattache plus à un passé historique et culturel reconnu par une conscience nationale. Les puissances colonisatrices ont compris dès le début que la culture nationale est un rempart de sécurité, le plus solide que puisse se construire un peuple au cours de son histoire et que tant qu'on ne l'a pas atrophiée, ou désintégrée, on ne peut pas être sûr des réactions du peuple dominé, de l'achèvement de son assimilation et de son asservissement total. Aussi le colonialisme a-t-il introduit l'aliénation, sous toutes ses formes, depuis l'école jusqu'au chantier. Diop en conclut que :
« (...) Il en résulte un manque de confiance en soi et en ses propres possibilités, ce qui est fatal à une œuvre aussi positive qu'une lutte de libération nationale. Il nous a paru donc nécessaire de tenter un travail qui, en permettant à l'Africain de retrouver la continuité de son histoire et la consistance de sa culture, en même temps que les moyens d'adapter celle-ci aux exigences modernes, lui permette de reconquérir cette assurance et cette plénitude intérieure différentes de la suffisance et sans lesquelles l'effort humain est difficilement efficace ».
Dès cette époque, il ne fait aucun doute aux yeux de Cheikh Anta que les finalités positives d'une dénonciation sans compromission de "la plus monstrueuse falsification de l'humanité", falsification liée "aux nécessités de l’exploitation impérialiste" par le biais d'idéologues historiens et d'égyptologues sans scrupules, vont permettre à l'Africain "de retrouver une confiance en soi" et d'acquérir une fierté légitime incompatible avec l'idée d'un joug étranger sous quelque forme que ce soit".
En 1952, Cheikh Anta a déjà construit la charpente théorique et méthodologique de sa démonstration que l'Égypte pharaonique est d'essence africaine et que les Africains ont le devoir de s'inspirer de cette donnée fondamentale pour guider leurs choix de société, rédiger leur propre histoire et atteindre la plénitude intellectuelle en élaborant les "humanités africaines à base d'égyptien ancien". Mais il répète en insistant que la contemplation inquisitrice du passé ne devrait pas déboucher sur la capitulation politique, le snobisme, l'arrogance et le mimétisme intellectuels alors largement répandus sous des formes différentes certes mais convergentes parmi les grands pontes du parlementarisme colonial, les tenants d'une négritude de service courbant l'échine devant l'oppresseur étranger, et les jeunes activistes marxisants qui "ont oublié de soigner leur formation" politique et substituent à la connaissance objective des faits un langage cacophonique d'autant plus prompt au recours à l'injure. L'ambiguïté sur le plan des objectifs stratégiques à assigner à la lutte pour la révolution démocratique africaine est donc absente dès les premiers pas politiques de Cheikh Anta.
A la seconde série de barrières nées de l'exploitation capitaliste qui ne peut cesser qu'avec la lutte du peuple tout entier "pour la suppression totale de cette exploitation", il oppose la démonstration de l'unité linguistique africaine basée sur la parenté génétique et généalogique entre l'égyptien pharaonique et les langues africaines. Mais aussitôt posé cet axiome Cheikh Anta se meut sur le terrain de la lutte dans l'Afrique contemporaine : "En démontrant d'une façon indiscutable, écrit-il, la parenté des Sérères, des Valafs, des Saras (...), des Sarakolés, des Toucouleurs, des Peuls, des Laobés, je rends désormais ridicule tout préjugé ethnique entre les ressortissants conscients de ces différents groupements. Ce principe doit être étendu à toute l'Afrique par nos frères des autres régions". A cette action sur le terrain linguistique, il convient d'ajouter celle visant à décloisonner la société de ses barrières sociales et de sa stratification en castes afin que tous s'impliquent dans la résistance anti-impérialiste.
Impérium des langues nationales
Jetant un regard cru sur les exigences de l'agitation et la propagande politiques, il stigmatise "l'absence de moyens d'expression modernes à l'échelle du peuple" et suggère qu'il faudrait envisager sans délai "I' étude et le développement des langues africaines de façon à rendre celles-ci aptes à exprimer les sciences exactes ( ... ), la technique, la philosophie" et les concepts politiques les plus complexes visant à rendre au peuple le pouvoir, tout le pouvoir.
Dans cet ordre d'idées, la voie royale pour faire accéder le peuple à la nécessité de prendre en charge son propre destin, c'est l'éducation populaire parascolaire et l'utilisation des langues nationales à tous les échelons de la vie sociopolitique. La langue doit être le catalyseur d'une vie politique nationale autocentrée. Elle n'est pas seulement un attribut de la culture, elle est aussi fondamentalement le vecteur principal de la démocratie populaire. Sans langues nationales en tant que catalyseur de la vie constitutionnelle et politique nationales, il n'y a pas de démocratie. L'absence des langues nationales du champ scientifique et technologique équivaut à tuer l'esprit d'innovation scientifique et donc tout progrès social. La langue nationale est le capital le plus précieux qui puisse appartenir à un peuple.
En utilisant sa propre langue dans l'action politique, l'Africain conscient rompt par là même avec les siècles antérieurs de négation de son histoire et donc de sa langue par le colonisateur. La politique d'assimilation colonialiste va même plus loin en interdisant l'utilisation des langues autochtones dans les écoles qu'elle crée en vue de rationaliser son projet d'abrutissement culturel. Grâce à l'appui criminel des missionnaires chrétiens Blancs à la politique d'assimilation culturelle, le colonialisme en vient à détruire les autels traditionnels séculaires où les Africains communiaient naguère avec l'ancêtre des temps premiers, dans la transcendance de l'Esprit Absolu immanent au Noun et au Maat égypto-nubiens. Lorsque les autels sacrés, véhicules d'une pensée religieuse vitaliste authentiquement nationale, sont foulés au pied, on convainc l'Africain "évolué" de n'utiliser sa langue ni au foyer familial encore moins sur les lieux de travail. Il doit désormais prier, étudier, travailler, penser, spéculer et même roter en se servant des langues de l'envahisseur étranger. La boucle est ainsi bouclée.
Et l'impérialisme peut tranquillement, dans le cynisme le plus révoltant, couper l'Africain de son soubassement culturel égypto-nubien, lui faire croire que ses "ancêtres sont des Gaulois" et que ceux du Blanc sont des égyptiens anciens, les mêmes reconnus par Hérodote plusieurs siècles auparavant comme des créatures "à la peau noire et aux cheveux crépus" (voir les écrits d’Hérodote). L'impérialisme tente ainsi de faire prendre à l'Africain les vessies pour des lanternes. C'est contre cette politique d'asservissement, d'oppression et d'exploitation que s'élève Cheikh Anta et contre laquelle il oppose une parade mortelle : la réhabilitation des langues nationales, la création d'une littérature moderne écrite dans ces mêmes langues, l'irruption de celles-ci dans le champ politique non pour perpétuer l'infirmité issue du clientélisme partisan ou ethnocentriste, mais pour les faire accéder au statut d'instruments privilégiés de la libération culturelle, scientifique et politique.
Il y a une troisième série d’obstacles à la prise de conscience politique chez l'Africain. "L'incompatibilité en Afrique, écrit-il, de la fonction publique et de la position du militant de carrière, les nouvelles perspectives d'embourgeoisement, le caractère infâmant de la peine de prison, même pour raison politique, la fausse interprétation du fatalisme, l'absence d'une idéologie politique définissant clairement les problèmes, sont, entre autres et pour ne citer que ceux-là autant de facteurs qu'il faut évoquer ... ".
Ici est clairement perçue la nécessité de la spécialisation dans l'action révolutionnaire permanente et le fait que l'efficacité du militant africain dépend dans une large mesure de sa capacité d'autonomie financière face au pouvoir central. L'indépendance de jugement sur le terrain de la lutte idéologique est également mise en relief pour indiquer que l'idéologie politique est par essence, et avant d'être une explication du monde, une philosophie de l'action et de la rupture avec l'ordre ancien, une conception historico-culturelle qui se définit et n'a de sens que par rapport aux réalités concrètes du foyer "national" où elle se meut.
L'idéologie politique africaine qui se déploierait sur le terrain stratégique en vue d'édifier l'architecture culturelle, politique et économique d'une société de type nouveau délestée de l'oppression et de l'exploitation ne saurait faire l'économie d'une connaissance approfondie des réalités et de l'histoire nationales. Rien ne saurait l'en dispenser. A défaut de cette immersion absolue dans le milieu social et donc d'une connaissance intime des formes autochtones et externes de l'exploitation et de l'oppression, la triple révolution pour le triomphe de la nation, de la démocratie et du peuple au sens révolutionnaire de ces termes est impossible.
Évaluer la citadelle « marxiste »
Que le marxisme soit une approche féconde pour bâtir l'idéologie politique qui fait si cruellement défaut à l'Afrique, ne fait aucun doute aux yeux de Cheikh Anta. Mais comme toute idéologie, le "marxisme" et le communisme représentent un ensemble d'idées, de croyances, de pratiques et de doctrines propres aux contradictions de leur terrain d'enfantement, en l'occurrence, les luttes sociales de l'Europe du XIXe siècle puis de la Russie du début du siècle suivant. La critique "sans complaisance" des abus conceptuels et idéologiques du marxisme sur le terrain de l'histoire africaine et asiatique devient donc, aux yeux de Cheikh Anta, une nécessité historique, une sorte de passage obligé du stade de la révolution pensée en termes étrangers à celui de la révolution authentiquement nationale. Cette dernière seule peut garantir à la révolution africaine un succès durable et la pleine participation aux progrès et aux exigences de la révolution mondiale.
Cheikh Anta mesure parfaitement l'ampleur de ce projet titanesque puisqu'il prend acte des erreurs de jugement du Parti Bolchévique, en particulier sous Staline, devant les exigences de l'indépendance nationale en Inde, puis en Chine. Il pressent déjà comment, à partir d'une vision bureaucratique et, il faut bien le dire paternaliste et condescendante des rapports entre partis communistes "frères", le Parti Communiste Français a pu exiger des révolutionnaires algériens qu'ils se détournent de la lutte pour l'indépendance nationale immédiate sous le prétexte incroyable que celle-ci est jugée "prématurée". Cheikh Anta se rend compte que les particularités de l'histoire projettent sur la question de la lutte des classes en Afrique une dimension d'autant plus singularisée par l'absence de véritables patrons nationaux d'industrie, donc d'une bourgeoisie de type classique européen et son antithèse ouvrière typique du contexte de développement du niveau de production et des forces productives des deux siècles qui précèdent la première révolution bolchévique de l'histoire.
Et finalement, cet héritage hégélien de l'histoire des formations sociales que l'on retrouve chez Marx et Engels de façon à peine atténuée ! Bien que Cheikh Anta n'ait cru à aucun moment qu'un "rendez-vous avec Engels", selon la formule du Professeur Massamba Lame, constituait un déterminisme, une sorte d'à priori pour aborder l'étude des sociétés africaines, la "rencontre" des deux hommes sur le champ scientifique relève presque de la fatalité. A partir du moment où Marx, mais surtout Engels, reprennent des idées erronées et des contrevérités sur l'histoire africaine, notamment sur la question du matriarcat dans le développement de l'humanité, les modes de production successifs de la plus haute antiquité au Moyen Age, l'histoire des migrations intercontinentales, la nature des luttes sociales et politiques dans la Grèce antique et l'ancienne Égypte, Cheikh Anta a dû réexaminer ces questions avec la plus grande minutie mais selon un axe de raisonnement jusque-là ignoré par Marx et Engels.
L'absence de faits précis et de détails à caractère ethnographique et anthropologique sur les formations sociales africaines et asiatiques étudiées ou parfois seulement survolées par Marx et Engels au moment où ils observent ces sociétés est réelle. Mais l'argument n'est pas décisif. Le fait important qu'il convient de souligner ici c'est que les témoignages des anciens sur la nature du peuplement dans l'ancienne Égypte sont disponibles depuis longtemps. Mais ils ne revêtent aucun intérêt pour les historiens Européens de la période qui précède les grandes expéditions françaises et anglaises en Égypte. De plus, l'Afrique occidentale et équatoriale a été parcourue depuis belle lurette par des explorateurs qui ont consigné des observations plus ou moins dignes de foi par écrit.
Du vivant d'Engels, l'énorme entreprise de négation de l'histoire africaine atteint des sommets rarement égalés. Le mythe du nègre « sauvage » est déjà largement répandu cependant que les idéologues-historiens de l'impérialisme occidental s'évertuent rageusement à blanchir l'Égypte pharaonique nubienne. A ce moment-là, l'Afrique noire est déjà exsangue, dépeuplée par trois siècles d'esclavage, la traite nègrière étant encore pratiquée à une échelle considérable cependant que la diaspora noire de l'Europe, des Amériques et des Caraïbes n'arrive, qu'à d'insignifiantes exceptions près à faire entendre la voix d'érudits nègres (Amos, par exemple) disant leur humanité.
La récente publication des "Cahiers ethnologiques de Karl Marx" par Lawrence Krader donne raison à Cheikh· Anta Diop d'avoir eu le courage de s'être élevé sur le terrain scientifique et de la lutte politique contre la déformation de l'histoire africaine. On oublie trop souvent que les matériaux de recherche sur lesquels Marx et Engels fondent leur argumentation principale sur l'aspect prétendument généralisé du matriarcat dans les sociétés indo-européennes sont fondamentalement erronés. Les arguments fournis par Lewis Henry Morgan, et, à contrario, par Henry Sumner Maine et John Lubbock conduisent Marx et Engels à penser que le berceau de l'humanité se trouverait en Asie, que le culte du serpent en Afrique de l'Ouest serait indicatif d'une étape "supérieure" du culte des anciens dieux, etc. Engels en arrive même à écrire dans son "Origine de la famille, de la propriété et de l'État" que "c'est peut-être à l'abondance de la viande et du lait dans l'alimentation des Aryens et des Sémites et particulièrement à ses effets favorables sur le développement des enfants, qu'il faut attribuer le développement supérieur de ces deux races" ! On croirait rêver, et l'on est en droit de se demander si Cheikh Anta n'a pas eu raison d'écrire : "Posez le problème des patrimoines culturels, aussitôt les teintes politiques s'effacent, et à quelques exceptions près, l'unanimité des savants occidentaux se réalise spontanément contre l'Afrique".
Briser le dogmatisme idéologique
Amady Ali Dieng reconnaît avec justesse l'aspect pionnier de l'œuvre de Cheikh Anta :
« Il a eu le mérite, écrit-il, d'avoir contesté les thèses de Engels sur le problème de la famille très tôt et notamment dans sa thèse complémentaire élaborée durant les années 1958-1959. II a eu raison sur les marxistes européens et africains qui étaient encore enfermés dans le dogmatisme "stalinien". C.A. Diop a été, sur le problème de l'étude de la famille, en avance sur les marxistes européens et en particulier J. Suret-Canale, car celui-ci n'a pas mis en cause la thèse du passage universel du "matriarcat" au ''patriarcat" défendu par Engels sur la base des travaux de L. Morgan au moment où C.A. Diop le faisait dans « L'unité culturelle de l'Afrique noire ».
Soulignant le caractère méritoire de l'œuvre de Cheikh Anta en particulier dans sa remise en cause du "miracle grec", l'un des mythes les plus ténus de la panoplie impérialiste de l'Occident, Dieng rappelle aux marxistes africains le "grand intérêt à tirer profit des travaux de C.A. Diop". Et Dieng de conclure :
« Le silence à l'égard de ses thèses (celles de Cheikh Anta) ne serait ni honnête ni courageux. Son examen critique sur la base de recherches sérieuses est une tâche qui est venue à son heure, car dans le domaine de la philosophie de l'histoire africaine, il a été à l'antipode de Hegel, le grand théoricien de la bourgeoisie européenne conquérante ».
On mesure l'importance de ce témoignage repère lorsqu'on réalise que plus d'un quart de siècle sépare cette prise de position de la période où Cheikh Anta procède à la première révolution de type copernicien dans le domaine de l'histoire africaine et universelle et non de la philosophie de l'histoire comme il l'a lui-même précisé au cours du Symposium sur son œuvre organisé en 1983 à Dakar.
Si le marxiste sénégalais Amady Ali Dieng, dans son "Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l'Afrique Noire", a reconnu les lacunes de Marx et Engels au sujet de l'histoire africaine, on ne peut pas en dire autant de la plupart des marxistes africains. Quand il leur arrive de reconnaître les erreurs des fondateurs du marxisme, c'est toujours avec un complexe d'infériorité et une révérence devant les travaux de Marx et Engels encore trop marquée par la gêne, la peur presque de mettre à nu, sans faux-fuyants les insuffisances théoriques des fondateurs du marxisme. Cette timidité idéologique et politique est d'autant plus grave qu'on en perçoit les conséquences sur le terrain des luttes de libération africaines. L'héritage stalinien parmi les marxistes africains, bien qu'il ne soit pas toujours reconnu comme tel, constitue l'un des malentendus politiques les plus tragiques au sein de l'intelligentsia radicale africaine.
On y confond trop souvent catéchisme et connaissance -au sens étymologique dérivé du latin cognoscere, c'est-à-dire observer, expérimenter, ressentir un objet-réalité dans toute son authenticité. Il faut, bien entendu, arriver à observer la situation sans œillères idéologiques et politiques, en toute autonomie, pour être capable de la transformer. Là se trouve l'une des plus grandes difficultés du patriotisme révolutionnaire africain. L'acculturation des intellectuels nègres a été d'une violence telle que même lorsqu'ils sont dotés des meilleures dispositions à la réflexion et l’organisation, ils se sentent mal à l'aise sans une tutelle et une approbation idéologiques externes à l'Afrique.
Ainsi, critiquer l'ethnocentrisme de Marx est considéré comme une trahison insupportable ou relève de l'effronterie réactionnaire. Cette attitude est d'autant plus affligeante qu'elle dénote chez leurs auteurs le manque d'audace intellectuelle et, en conséquence, l'incapacité de poser les problèmes à partir de matériaux primaires, ouvrant ainsi aux Africains, et selon les vœux maintes fois exprimés par Cheikh Anta, « l’accès aux débats scientifiques les plus élevés de notre temps, où se scelle l'avenir culturel » du monde négro-africain.
C'est à ce titre que l'on est en droit de parler d'une véritable rupture épistémologique introduite par Cheikh Anta dans la réflexion politique et la pratique idéologique. Car avant lui, l'Afrique noire d'expression officielle francophone, à de très rares exceptions, ne manifeste sa volonté politique, au moment de la publication de "Vers une idéologie politique africaine", qu'à travers des pamphlets dérisoires ou le cliché idéologique. On se spécialise presque dans le badin pseudo-idéologique et l'art de la pastiche oratoire bon marché. Ces révélateurs d'un gauchisme d'apparat sont encore visibles, quoique de façon atténuée, dans les rangs du mouvement étudiant africain et trahissent l'aliénation culturelle et une profonde méconnaissance des réalités de l’espace sociopolitique africain.