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1 mai 2025
International
MORT DE VALÉRY GISCARD D'ESTAING
L'ancien président français est décédé mercredi soir à 94 ans "entouré de sa famille" dans sa propriété d'Authon dans le Loir-et-Cher. Il avait été hospitalisé à plusieurs reprises ces derniers mois pour des problèmes cardiaques
L'ancien président Valéry Giscard d'Estaing est mort mercredi soir à 94 ans "entouré de sa famille" dans sa propriété d'Authon dans le Loir-et-Cher, a appris l'AFP auprès de son cabinet et de l'Elysée, confirmant une information d'Europe 1.
L'ancien chef de l'Etat (1974-1981) avait été hospitalisé à plusieurs reprises ces derniers mois pour des problèmes cardiaques.
M. Giscard d'Estaing, qui séjournait depuis le début du confinement dans sa résidence de campagne à Authon, avait été admis quelques jours dans le service de cardiologie de l'hôpital de Tours du 15 au 20 novembre pour une "insuffisance cardiaque".
Il avait auparavant été hospitalisé quelques jours mi-septembre à l'hôpital Georges-Pompidou à Paris pour une légère infection aux poumons. Mais les médecins avaient écarté une infection au coronavirus.
M. Giscard d'Estaing, qui a fêté ses 94 ans le 2 février, a déjà été hospitalisé à Pompidou en cardiologie à plusieurs reprises il y a quelques années pour la pose de stents.
Plus jeune président de la Vème République lorsqu'il est élu en 1974, Valéry Giscard d'Estaing avait fait l'une de ses dernières apparitions publiques le 30 septembre 2019 lors des obsèques à Paris d'un autre président de la République, Jacques Chirac, qui fut son Premier ministre de 1974 à 1976.
Il a aussi fait parler de lui en mai, visé par une enquête pour agression sexuelle après la plainte d'une journaliste allemande. Cette dernière l'accusait de lui avoir touché les fesses lors d'une interview plus d'un an plus tôt.
LES ISRALIENS LIVRENT DEUX NAVIRES DE DEFENSE AU SENEGAL
Les chantiers navals israéliens ont livré les derniers patrouilleurs rapides de type Shaldag aux autorités sénégalaises.
Le Sénégal a réceptionné deux navires de défense et de combat. Ils ont été livrés par les chantiers navals israéliens.Les chantiers navals israéliens ont livré les derniers patrouilleurs rapides de type Shaldag aux autorités sénégalaises. Il s’agit du «Lac Retba», qui est un navire Shaldag Mk V et le «Cachouane», un bateau Shaldag Mk II. Ces deux nouveaux engins, qui s'ajoutent aux deux premiers navires Shaldag Mk II (Anambé et Soungrougrou livrés en 2019), font partie de la même commande scellée entre Israel Shipyards et le Sénégal. Pour l’instant, le coût d’acquisition n’et pas divulgué.
Ces engins sont conçus pour la protection côtière et fluviale ainsi que pour diverses missions de forces militaires. La carte d’identité de ces navires renseigne que le Shaldag MK II est généralement équipé d'un système d'arme télécommandée de 23.30 mm, 12.7 mm, d'un dispositif électro-optique et de mitrailleuses légères. Le Shadlag MK V, quant à lui, peut être équipé de missiles sol-sol à courte ou moyenne portée ainsi que de drones tactiques.
À BÂTONS ROMPUS SUR LE GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA
EXCLUSIF SENEPLUS - Pourquoi les négationnistes semblent reprendre du poil de la bête ? De quoi l'indifférence de l'Afrique sur ce sujet est-elle le nom ? Conversation entre l'écrivain Boubacar Boris Diop et Jean-Pierre Karegeye, auteur et enseignant
Jean-Pierre Karegeye enseigne aux Etats-Unis. Il a beaucoup publié sur la littérature francophone africaine, sur le génocide des Tutsi, sur les enfants-soldats et sur l’extrémisme religieux. Il vient de co-diriger un ouvrage collectif, "Religion in War and Peace in Africa" (Routledge, 2020). Il s’intéresse aussi aux cadres théoriques et aux dimensions éthiques des œuvres de témoignage.
Il s'entretient ici avec son ami Boubacar Boris Diop, écrivain sénégalais, auteur de "Murambi, le livre des ossements", roman sur le génocide des Tutsi du Rwanda, sujet auquel il a par ailleurs consacré de nombreux articles au cours des vingt dernières années.
Boubacar Boris Diop : Jean-Pierre, de temps à autre le génocide des Tutsi du Rwanda revient au-devant de l'actualité mais de manière très furtive. Et assez souvent c'est pour en relativiser l'importance, voire en réécrire l'histoire à l'occasion de la sortie d'un film ou de la parution d'un livre si ce n'est au détour d'un événement politique tel que l'arrestation récente de Paul Rusesabagina. Voilà pourquoi depuis quelque temps, j'ai envie de poser aux amis rwandais avec qui je discute de leur pays une question très simple, une question tenant en peu de mots : « Que se passe-t-il ? Pourquoi les négationnistes que l'on n'a pas entendus pendant des années semblent-ils soudain reprendre du poil de la bête ? » J'aimerais avoir le ressenti de l’intellectuel rwandais que tu es, concerné au premier chef par cette tragédie et par ailleurs connu pour avoir beaucoup réfléchi et écrit sur le génocide des Tutsi du Rwanda.
Jean-Pierre Karegeye : Merci beaucoup, Boris. J’aimerais commencer par la dernière partie de ta question, le constat relatif à l'intellectuel rwandais que je suis. Chacun le comprendra aisément, ma perception du Rwanda ne peut pas être celle d’un chercheur se tenant à bonne distance de l’objet à observer. Cela m'est impossible. J’habite le Rwanda autant que le Rwanda m'habite avec son passé et son présent où s'entrecroisent les horreurs du génocide et les espérances de tout un peuple. J'ajouterai même que le destin de ma patrie me hante et que je me sens comme chacun de mes compatriotes en supplément d’âme du Rwanda en perpétuelle régénération. « Que se passe-t-il ? », dis-tu. Ta perplexité fait écho à celle de l’historien rwandais, José Kagabo, qui, s'interrogeant sur l’héritage du génocide, posait la question suivante : « Où est passé ce qui s’est passé en 1994 ? ». C’était en 2014, dans son introduction au numéro spécial de la revue Les Temps Modernes sur le génocide des Tutsi. En liant les deux questions, la tienne et la sienne, on en arrive à ce constat : après le génocide, le négationnisme. Je me rends aussi compte que le "plus jamais ça" reste un vœu pieux, que le monde, l’Afrique, et les pays voisins du Rwanda n’ont rien appris de cette immense tragédie. Ce qui est dangereux, c’est la haine contre les Tutsi qui déferle dans la région des Grands Lacs. La pyramide de la haine ou de la discrimination créée par la "Ligue anti-diffamation" montre justement un lien entre le génocide et la haine.
Boubacar Boris Diop : La "Ligue anti-diffamation" est née pour combattre l’antisémitisme. Peux-tu élaborer un peu plus sur la pyramide de la haine au Rwanda même ?
Jean-Pierre Karegeye : Oui, la "Ligue anti-diffamation", créée en 1913 par Sigmund Livingston, lutte historiquement contre l’antisémitisme et s’engage dès lors pour la promotion de la justice et le traitement équitable à tous. Sa pyramide de la haine ou de la discrimination se construit sur cinq niveaux partant de la haine ou des biais culturels jusqu’ au sommet où l’on retrouve le génocide.
Je pense aussi qu’on ne peut pas séparer la haine du négationnisme. Un des mérites de cette organisation est son engagement pour des lois qui punissent les crimes de haine. Elle a poussé par exemple à l’adoption de la loi américaine de 2009 sur la prévention des crimes de haine.
Nier le génocide, c’est continuer à harceler les survivants partout où ils sont. Comme on dit en anglais, c’est ajouter l'insulte à la blessure. Plus que l’insulte, le négationniste remue la même machette sur les plaies des survivants non encore cicatrisées.
Boubacar Boris Diop : Cela me plonge très sincèrement dans une profonde perplexité. J’aimerais qu’on revienne sur ce point, je veux dire sur le négationnisme à la fois décomplexé et insidieux sévissant à l'heure actuelle. Pourquoi maintenant ? Et pourquoi avance-t-il soudain la tête haute ?
Jean-Pierre Karegeye : C’est un fait que le négationnisme avance aujourd'hui à visage découvert. Il est vrai qu’avec la victoire du Front Patriotique Rwandais, la création du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, les génocidaires ont dû faire profil bas, ils ont en quelque sorte hiberné en attendant des jours propices pour repasser à l'offensive. Ou peut-être avons-nous sous-estimé leur travail souterrain. Les médias sociaux leur donnent aujourd'hui une grande visibilité et cela permet de constater, près de trois décennies plus tard, que l’indifférence du monde pendant le génocide est restée intacte.
Boubacar Boris Diop : Pourtant, comme sans doute beaucoup de personnes ayant travaillé sur le génocide des Tutsi du Rwanda, j'ai eu la certitude à un moment donné que la question de savoir qui étaient les bourreaux et qui étaient les victimes au Rwanda avait été définitivement réglée… Était-ce une illusion ?
Jean-Pierre Karegeye : Pas forcément. On peut dire qu'au moins était clairement tracée la ligne de démarcation entre le bourreau et la victime. Cela renvoie à Primo Levi, qui est clair là-dessus : « L’oppresseur reste tel, et la victime aussi : ils ne sont pas interchangeables » Ce qui a créé les deux catégories, c’est le génocide en soi. La confusion ou le renversement de rôles est une des stratégies du négationnisme. Ce qui demeure, par contre, c’est ce négationnisme qui est une mue des intentions génocidaires. Bien que cela paraisse paradoxal, le négationnisme est une des preuves du génocide. Il affirme ce qu’il nie. En d’autres termes, il n’y aurait pas eu de négationnisme, s’il n’y avait pas eu de génocide. Le négationnisme ne naît pas du néant.
Boubacar Boris Diop : Quel rôle faut-il attribuer à la recherche dans cette prise de conscience ? Comment juges-tu les investigations et le travail de clarification des artistes de diverses origines et des intellectuels venus de tous les horizons du savoir ?
Jean-Pierre Karegeye : Pour moi, ce sont avant tout des femmes et des hommes de bonne volonté. Ils ont réagi à la tragédie rwandaise en se plaçant au niveau humain le plus élevé. Nombre d'entre eux ont joué un rôle décisif. Je pense par exemple au projet « Ecrire par devoir de mémoire » et à ton roman, Murambi. Le livre des ossements, celui de Koulsy Lamko, La phalène des collines ainsi qu'aux publications des chercheurs et témoignages des survivants et survivantes. Je crois que les livres de fiction issus du projet « Ecrire par devoir de mémoire » ont énormément participé à l’enseignement du génocide dans les universités européennes et américaines.
Mais le statut d’intellectuels ou d’artistes ne compte pas tant que cela, ce sont avant tout des « humains de bonne volonté ». D'ailleurs, nous savons tous que des intellectuels et artistes ont participé au génocide et que d’autres sont devenus des chantres du négationnisme. Léon Mugesera est docteur en linguistique formé à l’université Laval de Québec et Ferdinand Nahimana, co-fondateur de la sinistre RTLM, la radio des mille collines, est docteur en histoire de l’Université Paris-Diderot. Charles Onana est aujourd’hui docteur grâce à ses tropismes négationnistes. Il a soutenu sa thèse à Lyon en 2017 sur "l’Opération turquoise". Il y aurait beaucoup à dire sur les rapports entre le génocide, d’une part et la rationalité, l’éthique et l’esthétique, d’autre part.
Boubacar Boris Diop : Le fait est que le génocide de 94 a fini par être connu de tous quasi dans ses moindres péripéties et qu'à partir de cet événement, la séquence historique inaugurée par les premières tueries de 1959 au Rwanda nous a révélé tous ses secrets. On peut en déduire que le massacre de plus d'un million d'êtres humains a fini par s'imposer à la conscience universelle comme une réalité massive, indéniable...
Jean-Pierre Karegeye : Je sens dans tes propos comme une volonté de rester malgré tout optimiste vis-à-vis de l'espèce humaine. Je ne partage pas ton optimisme, selon moi l'idée que l'humanité a fini par prendre la mesure du génocide des Tutsi est à relativiser. La prise de conscience des horreurs du génocide a surtout été rendue possible par la victoire du Front Patriotique Rwandais (FPR). Cette victoire n’était pas seulement militaire, elle a aussi mis à nu les mensonges et contrefaçons de l’idéologie génocidaire, condamnant ses théoriciens à rester sans voix face au témoignage du survivant devenu discours légitime, véridique et accepté de tous. La victoire du FPR était d'abord celle du sens. A quel moment serait-elle apparue, cette conscience universelle ? Quand on a reconnu officiellement qu’il y a eu un génocide au Rwanda et mis en place un Tribunal Pénal International ? C’était, encore une fois, après la victoire du FPR. La conscience universelle ne nous a jamais interpellés sur le génocide des Herero en Namibie par les Allemands, pour ne citer que cet exemple. Mais je ne désespère pas. La conscience universelle sur le génocide se forme, entre autres, à travers l’éducation aux valeurs autant que par la lutte commune contre le négationnisme.
Boubacar Boris Diop : Quels sont les lieux et modalités de la négation du génocide des Tutsi ?
Jean-Pierre Karegeye : Il y en a plusieurs. Au moins cinq. De façon générale, la première forme du négationnisme est exprimée par la notion de guerre interethnique. Il s’agit d’une théorie qui fait du génocide un affrontement violent entre communautés. La thèse de la guerre interethnique vise à invalider toute idée de planification. Elle efface également la ligne de séparation entre victimes et bourreaux, ce qui lui permet de parvenir à des propositions du genre : « Il n’y a pas les victimes d’un côté et les bourreaux de l’autre ». C’est aussi l’explication de ceux qui ont planifié le génocide. Nier les faits leur a permis de nier leur évidente responsabilité. La deuxième forme explique tout à partir de l'accident d'avion du 6 avril 1994 avec un syllogisme négateur. On opère ici par substitution et analogie et cela s’énonce comme suit : « le FPR a tué le président Habyarimana ; or la mort du président Habyarimana est la cause du génocide » et donc « le FPR est responsable du génocide », il a mis en colère le peuple et celui-ci a eu à cœur de se venger contre les bourreaux, sous-entendu contre les soldats du Front Patriotique Rwandais (FPR) et par extension contre tous les Tutsi. Cette forme de négation ne nie pas nécessairement le génocide, mais cherche les coupables ailleurs. Le troisième axe négationniste comble les limites du deuxième. Face à une reconnaissance du génocide des Tutsi par la communauté internationale, le négationnisme se redéploie subtilement à travers l’inflation des génocides qu’on voit dans les affirmations de « double génocide » ou de génocides multiples, ce pourquoi d'ailleurs Louis Bagilishya parle de « génocide œcuménique ». La quatrième forme du négationnisme est idéologique et institutionnelle. Elle se déploie dans les milieux institutionnels. C’est par exemple la realpolitik qui a empêché l'administration Clinton d’utiliser le mot génocide de peur de se sentir obliger d’intervenir au Rwanda, après la mort de seize soldats américains quelques mois plus tôt à Mogadiscio, en terre africaine donc. C'est le fameux syndrome somalien. Les gouvernements français continuent à nier la responsabilité de l’Etat français. Un cas plus grave est celui de l’église catholique. Il y a ceux qui estiment que l’Eglise est le symbole de toutes les vertus humaines et qu’elle ne peut avoir été directement responsable de quoi que ce soit. En assumant sa responsabilité, elle serait en contradiction avec l’idée de la sainteté de l’Eglise. Heureusement, il est possible de reconnaître les péchés de l’Eglise à travers ses fidèles sans mettre en cause la sainteté du Christ. Je pense que Jean-Paul II et le Pape François n’ont pas eu d’ambiguïté sur les péchés du génocide. Il y a enfin une autre forme du négationnisme qui consiste à nier le progrès au Rwanda ou à s’attaquer à lui, par là où ça fait mal : la négation du génocide.
Boubacar Boris Diop : Moi, ce qui me frappe, c'est qu'on a affaire, entre autres, à un négationnisme en quelque sorte paradoxal, il affirme la réalité de l'horreur bien plus qu'il ne la nie. On ne dit pas que le génocide n'a pas eu lieu, on soutient au contraire que tout le monde a "génocidé" tout le monde, ce qui fait de la tragédie un jeu à somme nulle. Et bien sûr par vanité, on invoque la liberté d'expression, le courage de dire tout haut ce que les autres marmonnent dans leur barbe. Il est troublant de constater que le négationnisme s’exprime aisément dans les lieux où il devrait être plutôt condamné
Jean-Pierre Karegeye : C’est cela, hélas. Un prêtre catholique impliqué dans le génocide, devenu négationniste, dit encore sa messe sans scrupules ; des hommes politiques, dans les pays voisins du Rwanda, rivalisent, non pas à travers des projets de société, mais dans la dénonciation du Tutsi décrit comme "nocif et étranger", dans l’espoir de se faire réélire ; des universités occidentales accueillent des thèses négationnistes, les médias dits mainstream se remettent à nier le génocide, ce qui a été le cas de la BBC qui a diffusé un odieux documentaire.
Boubacar Boris Diop : Ce documentaire de la BBC, justement, Rwanda, the Untold Story qui fait de l'année 2014 une date-repère. Que cela plaise ou non, cette chaine a une réputation d'objectivité qu'elle semble toujours avoir eu à cœur de mériter. En fait, ça ne lui a posé aucun problème d'insulter plus d'un million de morts africains. Mais peu importe finalement que la BBC ait montré, au travers d'une production aussi infâme, à quel point certaines réputations médiatiques peuvent être surfaites ; la seule chose à retenir hélas de la diffusion de ce film insensé, c'est la libération de la parole négationniste, le fait qu'elle s'invite de plus en plus dans les familles. Tu te rappelles d'ailleurs, nous nous sommes tous deux joints à la campagne de protestation initiée par Linda Malvern en vue de ramener à la raison les responsables de la BBC, sans succès, évidemment, parce que ces gens n'ont rien à craindre d'un petit pays africain. Six ans après, les textes et les événements sont là pour montrer que cet épisode médiatique était loin d'être anodin. Il annonçait en fait ce à quoi nous assistons en ce moment, au fait que le négationnisme soit devenu presque politiquement correct dans l'esprit de certains.
Jean-Pierre Karegeye : Oui, Rwanda the Untold Story, est une somme du négationnisme, même s'il n’est pas le seul cas impliquant la BBC. Ce qui a le plus choqué les Rwandais, c’est le manque de mesure de ce documentaire. Le président Kagame qui en général oppose un silence méprisant aux négationnistes, a réagi par des mots qui reviennent dans plusieurs de ses discours avec quelques variantes : "Avec chaque défi mis sur notre chemin, nous devenons plus forts, pas plus faibles. Notre corps peut devenir faible mais notre esprit ne le sera jamais." C’est aussi une façon de dire que ceux qui ont mis fin au génocide ne sauraient se laisser impressionner aussi facilement. Pour en revenir au film lui-même, ce que Jane Corbin a fait est répugnant. Elle a profané la mémoire du génocide, pourtant considérée par les Nations-Unies comme un de moyens de la prévention du génocide. Juste un exemple ! « Murambi », c’est le titre de ton roman parce l’histoire de cette école, je m’imagine, ne pouvait pas te laisser indifférent. Jane Corbin a visité le même site pour son documentaire. Elle était accompagnée par un survivant du génocide qui ignorait tout du projet négationniste de la journaliste. Le survivant s’est mis à témoigner en montrant les restes des enfants et des femmes tués après avoir été violées. Sous forme de remarque, Corbin s’est mise à se plaindre de la présence macabre et étrange des corps des victimes. Exprimait-elle sa compassion et le besoin de voir les restes des corps être enterrés dans la dignité ? Le rescapé ne l’entendait pas ainsi. Il a expliqué qu’il y avait des gens qui doutaient encore de la réalité du génocide et avaient besoin de voir ce qui s’était passé en 1994. En effet, un proverbe Kinyarwanda avertit : “Urusha nyina w’umwana imbabazi aba ashaka kumulya » – littéralement, Celle/celui qui montre plus de compassion qu'une mère essaie de manger l'enfant. Le discours « éthique » de Corbin au rescapé et dans un tel lieu était un prélude à la négation du génocide. En effet, elle a utilisé les chiffres des victimes de Murambi, entre autres, pour exprimer des doutes sur les statistiques du génocide.
Boubacar Boris Diop : Tu as parlé il y a un instant des intellectuels qui se donnent corps et âme dans la falsification de l'histoire du génocide des Tutsi. Je peux citer Reythjens en Belgique, Erlinder aux USA et un certain Philpot au Canada. La liste n'est hélas pas exhaustive. Je vois dans leur attitude un refus marqué de retenir les leçons de l'histoire. Tout le contraire du choix fait par Brecht de mettre en garde l'humanité après la défaite du nazisme et déclarant en un mot devenu fameux qu'il ne faut pas "chanter victoire hors de saison" avant d'ajouter, pour se faire plus précis : "car le ventre est encore fécond d'où est sortie la bête immonde." La "bête immonde" désigne, bien sûr, tous les nazismes, toutes les logiques d'extermination. Personnellement, je juge que c'est une énigme, cette haine qui ne désarme jamais. Une amie rwandaise V. m'a raconté que quelques mois après le génocide, à l'époque où Kigali était encore une ville hagarde et blessée, elle a croisé dans la rue un monsieur, une vieille connaissance qui lui a glissé à voix basse, sur un ton glacial, chargé de mépris : "Qu'est-ce que vous espériez donc, que nous allions hésiter comme les autres fois à aller jusqu'au bout ?" On retrouve dans cet épisode le sentiment d'impuissance des vaincus dont la rancœur est décuplée par la défaite mais aussi leur obsession de la solution finale, la peur de n'avoir pas osé "aller jusqu'au bout".
Jean-Pierre Karegeye : C'est très exactement cela. Tous ces gens se sont reproché de n'avoir pas pu tuer tous les Tutsi du Rwanda dès les premiers massacres de 1959. Jusqu'en 1994, pendant trente-cinq ans, ils ont vécu avec le sentiment d'un travail inachevé. Penser à la solution finale, ne suggère-t-il pas que le crime est déjà banal, donc invisible ? Brecht que tu viens de citer, écrivait déjà ceci en 1935 : « Lorsque les crimes commencent à s’accumuler, ils deviennent invisibles. Lorsque les souffrances deviennent insupportables, les cris ne sont plus entendus. » On dirait que l’histoire n'en finit pas de se répéter.
Ce que t'a raconté ton amie rwandaise, c'est tout juste glaçant. On peut s’imaginer ce qu’aurait été mon pays si les génocidaires y étaient aujourd'hui au pouvoir. Ou plutôt on n'ose même pas l'imaginer !
Boubacar Boris Diop : Comment analyses-tu ce phénomène particulier des négationnistes occidentaux que je viens d'évoquer ?
Jean-Pierre Karegeye : Tu en as cité quelques-uns mais il y en a eu bien d’autres par la suite, comme Judi Rever. Pourquoi cet acharnement contre le Rwanda ? Pour l'heure, je me contente de relever que la lecture qu'ont ces universitaires et journalistes occidentaux du génocide se fonde sur du racisme ordinaire, qui participe de ce que le professeur Alexandre Kimenyi appelle « la trivialisation du génocide » ou de ce que Brecht nomme des "crimes invisibles". Pourquoi le Rwanda ? Eh bien, c'est simple : parce que le Rwanda se trouve en Afrique. Ce n'est pas tout, certes, mais c'est hélas un des facteurs principaux.
Boubacar Boris Diop : Ils se voient aussi, je crois, en preux chevaliers, presque en martyrs, de la liberté d'expression. Si le sujet n'était aussi grave, on rirait de ces prétentions. Mais il y a une ligne rouge que leur amour de la liberté d'expression ne leur fera jamais franchir. Je veux dire que le vrai courage, ce serait d'en prendre à son aise avec la Shoah et ils ne s'y risqueront jamais. Dans le monde tel qu'il va, la moindre phrase relativisant - je ne parle même pas de négation - les souffrances des Juifs leur serait fatale. Et ils ne le savent que trop. Couvrir de crachats les corps d'un million de Tutsi parce qu'on ne court aucun risque à le faire, cela s'appelle de la lâcheté.
Jean-Pierre Karegeye : Sur ce point précis, Aimé Césaire a été très clair. Il observe dans Discours sur le colonialisme que ce que l'Européen ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas l’extermination des Juifs en soi, "ce n'est pas", écrit Césaire, "le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique." Il aurait pu ajouter que le fait d’avoir organisé ce crime en Occident même écorne un peu plus l'image que l'Occident veut donner de lui-même.
On ne doit dès lors pas s'étonner de l'extrême désinvolture des négationnistes européens dès qu'il ne s'agit pas de leur propre histoire. La totale liberté qu'ils ont d'écrire sur l'Afrique des inepties aux allures savantes, cela fait aussi partie du fameux "privilège de l'homme blanc" dont il est beaucoup question ces temps-ci. Il est le fondement quasi exclusif du discours qui les a accompagnés lorsqu'ils "découvraient" l'Afrique, l'inventant au gré de leurs fantasmes et préjugés. Voilà pourquoi l'Européen a plus de respect pour les victimes de Srebenica ou de celles des deux grandes guerres que pour les morts du Rwanda. François Mitterrand savait ne risquer aucun discrédit lorsqu'il a soutenu le régime fasciste d'Habyarimana, allant jusqu'à déclarer à propos du Rwanda : "Dans ces pays-là, un génocide ce n'est pas important".
Boubacar Boris Diop : Cette phrase extraordinaire de Mitterrand, rapportée par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, n'a jamais été démentie. Pour moi, c'est la traduction en français du "shithole countries" d'un certain Donald Trump et quand on y pense bien, c'est beaucoup plus grave. Pour en revenir à Césaire, cette phrase du Discours sur le colonialisme lui a valu des attaques d'une virulence extrême, des accusations d'antisémitisme mais son livre reste hélas aussi actuel qu'en 1954... Lorsqu'on a voté en France la "Loi sur les aspects positifs de la colonisation", Césaire lui-même a publiquement invité les députés du Palais-Bourbon à relire Discours sur le colonialisme. Intéressant, non ?
Jean-Pierre Karegeye : A propos de ces accusations contre Césaire, une clarification s'impose. Le poète martiniquais n’a jamais laissé place dans sa pensée à la moindre ambiguïté sur l’Holocauste. Il parlait des pratiques coloniales. Il a aussi un entendement universel de la condition du Nègre. Dans Cahier d’un retour au pays natal, tout en s'affirmant profondément nègre, il opère une identification avec toutes les victimes sur toute la surface de la terre : « Je serai un homme-juif, un homme-cafre, un homme-hindou-de-Calcutta, un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas » Dans une autre strophe, il se veut « un homme-pogrom.» Donc, il comprend bien la question juive. Il montre plutôt que l’Europe ne s’est jamais repentie de ses crimes et que la Shoah est un aboutissement de l’histoire millénaire de l’Occident. Je suis tenté d’ajouter que l’Occident évoque souvent la Shoah comme si le crime s’était passé ailleurs. Sais-tu par exemple que l’Occident chrétien a longtemps accusé les Juifs d’être un peuple déicide ? Bien longtemps avant la Shoah, c’est-à-dire dès le VIIe siècle et ce jusqu’en 1959, l’Eglise catholique priait, chaque Vendredi Saint, pour « les Juifs perfides »
Boubacar Boris Diop : Dirais-tu aujourd'hui que la lecture de Césaire t'a permis de mieux comprendre la mécanique génocidaire ?
Jean-Pierre Karegeye : Je peux le dire ainsi, Césaire est important pour analyser le génocide colonial, établir le lien entre le génocide contre les Tutsi et la condition nègre. Césaire m’a aussi permis de comprendre le « pseudo-humanisme » de l’Occident et de réaliser qu'il n’a tiré aucune leçon des génocides qui prennent racine, entre autres, dans le dogme de la race pure. C’est là d’ailleurs qu’on retrouve des lieux de dialogue entre la Shoah et le génocide contre les Tutsi. Outre Césaire, la Shoah et l’histoire de l’antisémitisme sont à mes yeux incontournables pour comprendre la mécanique génocidaire.
Il y a un autre point sur lequel j'aimerais insister, il concerne des chercheurs comme Filip Reyntjens, qui sont de la vieille école et se contentent en fait de recycler la « bibliothèque coloniale », pour reprendre ici l'expression de Mudimbe. Aussi étonnant que cela puisse paraître à un esprit rationnel, le projet d'extermination des Tutsi s'est appuyé sur les récits ethnologiques des siècles derniers, récits qui ont érigé Hutu, Tutsi et Twa en objets inertes de recherche scientifique. Ce n'est évidemment pas tout, car certains étaient au mieux avec le régime de Habyarimana. Il faut de nouveau mentionner Reyntjens, qui a participé à la rédaction de la Constitution du Rwanda qui était aussi odieuse que celle des tenants de l'apartheid en Afrique du Sud. La défaite d’un tel régime est aussi celle de la pensée coloniale et condescendante qui l'a idéologiquement crédibilisé. Des intellectuels de la vieille école, comme Reyntjens, n'acceptent pas que la roue de l'Histoire ait tourné en leur défaveur. Ce nouveau Rwanda où ils ont perdu tous leurs privilèges leur est tout simplement insupportable. Beaucoup de journalistes et de chercheurs n’existent qu’à travers leur dérisoire « invention » de l’Afrique. Judi Rever, Robin Philpot et quelques autres savent bien que sans leur négation du génocide, ils n'existeraient pas. Si on enlevait le mot « Rwanda » de leurs écrits, il n'en resterait rien. Ils s’inventent en inventant l’Afrique. Qui parle encore de Pierre Péan et Stephen Smith ?
Boubacar Boris Diop : Personne, bien évidemment. Il n'y a déjà plus rien à dire sur ces gens. Intéressons-nous à présent à la lecture du génocide des Tutsi au Rwanda par les intellectuels Africains. Ne devrait-on pas parler dans leur cas de silence - un silence gêné - plutôt que d'un négationnisme actif ? Je veux dire par là que si on exclut les pays directement concernés par la tragédie, Rwanda, RDC et Burundi, presque aucun intellectuel africain n'a quelque chose à dire sur le sujet. "Rwanda, écrire par devoir de mémoire" que tu as mentionné, est une exception, qu'il faudrait d'ailleurs relativiser à bien des égards. En vérité, aujourd'hui encore, presque trente ans plus tard, quand je parle du génocide des Tutsi dans les universités africaines, les plus jeunes ne savent absolument pas de quoi il est question et leurs profs n'ont que de vagues souvenirs d'images télévisées des massacres de 94, rien de plus. Comment expliquer une telle indifférence ? Je me réfère souvent, en désespoir de cause, à ce que Mongo Beti appelle "l'habitude du malheur". Cela a du sens mais on ne saurait s'en contenter. Je crois que les raccourcis de l'afropessimisme sont pour beaucoup dans l'image que l'Afrique renvoie au monde. Quoi qu'il arrive sur le continent, on le met sur le compte des tares congénitales des Africains et quasi jamais en rapport avec des mécanismes sociaux et politiques précis. Le génocide des Tutsi est ainsi lu comme une histoire de Noirs s'entretuant "une fois de plus" sans autre raison qu'un goût atavique du sang. Cela signifie : rien de nouveau sous le soleil.
Jean-Pierre Karegeye : Ton observation sur les intellectuels africains est importante, car nous avons notre part de responsabilité, ne serait-ce que par notre silence pendant et après le génocide... Je ne suis pas de ceux pour qui les "sauveurs des sauvages" sont l'unique cause de tous nos maux. Tu viens d'ailleurs de répéter ce que tu as écrit dans L’Afrique au-delà du miroir à savoir - je cite de mémoire - que « parmi les rares cris d’indignation entendus pendant le génocide, pas un seul ou presque n’est venu d’Afrique. » Selon Eboussi Boulaga, ce silence des Africains tient au fait que nous ne sommes pas habitués à valoriser nos propres vies. Le fait est que beaucoup d’Africains ont une lecture désincarnée des événements qui surviennent sur le continent. Qu'est-ce qui retient le plus l'attention des intellectuels africains ? Un discours de Macron sur la francophonie ou sur l’Afrique, un tweet de Trump sur la fraude électorale aux Etats-Unis les interpelle bien plus que des sujets tels que le négationnisme, l’extrémisme religieux sévissant dans plusieurs pays africains, la question anglophone au Cameroun, la guerre actuelle en Ethiopie, pour ne parler que des zones de conflits.
Boubacar Boris Diop : Au Rwanda même, où en est le processus de réconciliation ?
Jean-Pierre Karegeye : Après sa victoire politique et militaire, le FPR ne s'est jamais laissé tenter par la moindre idée de revanche. La lutte contre le négationnisme et les idéologies génocidaires est un des piliers de la reconstruction du Rwanda. Il y a par exemple, un fait dont on ne parle pas beaucoup et c'est l'abolition de la peine de mort au Rwanda en juillet 2007. Partout dans le monde, une telle mesure se doit d'être saluée comme une victoire de l'humain : au Pays des Mille Collines, après un génocide, c'est juste exceptionnel. Le message, profondément humaniste et réconciliateur, est le suivant : les extrémistes ont justifié l’extermination de plus d'un million de Tutsi par la mort d’un seul individu, le président Habyarimana. Par cette loi de 2007, il est dit à l'inverse que même le massacre d'un million de personnes ne saurait justifier la mise à mort d’un seul génocidaire.
Je suis fier de voir le peuple rwandais défier ainsi le destin, en résonance avec les choix fondamentaux du président Kagame, parmi lesquels ces trois principes qu’il avait énumérés lors de la XXème commémoration du génocide : « to stay together, to beaccountable to ourselves, to think big » (Vivre ensemble, être comptables de nos actes, voir grand.)
Mais on peut vivre ensemble et pardonner sans effacer le passé car comme le dit si justement George Santayana « ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter et à commettre les mêmes erreurs. » Commémorer le génocide, c’est aussi en empêcher la répétition. J’aime bien cette image de Sankofa venue de l’Afrique de l’Ouest, de la culture Akan, je crois, cet oiseau mythique marche ou vole avec un œuf sur son bec et qui garde la tête obstinément tournée vers l'endroit d’où il vient. C'est un sublime symbole de la relation dialectique entre le passé et le futur.
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LA CAF SOUFFRE DE PROBLÈMES DE GOUVERNANCE STRUCTURELS
Avocat au barreau de Dakar, Augustin Senghor préside depuis plus de 10 ans la FSF. En ligne de Gorée dont il est le maire, le petit-neveu de Léopold Senghor répond aux questions de RFI à propos de sa candidature à la présidence de la CAF
C'est l'un des postes de pouvoir les plus importants sur le continent africain. Le 12 mars 2021 sera élu le prochain président de la Confédération africaine de football (CAF). Suite à la suspension par la Fifa du président sortant, Ahmad Ahmad, quatre candidats sont en lice. Augustin Senghor est l'un d'entre eux. Avocat au barreau de Dakar, il préside depuis plus de 10 ans la Fédération sénégalaise de football.
En ligne de l'île de Gorée, la commune dont il est le maire, le petit-neveu du président Léopold Senghor répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
LENS PLEURE SON PAPA
En s’éteignant à seulement 42 ans des suites de la maladie de Charcot, Papa Bouba Diop n’a pas seulement laissé orpheline la nation sénégalaise. Dans le bassin minier aussi, le Lion est mort dimanche soir
En s’éteignant à seulement 42 ans des suites de la maladie de Charcot, Papa Bouba Diop n’a pas seulement laissé orpheline la nation sénégalaise. Le colosse taillé dans l’ébène a aussi laissé sa trace dans l’Artois, où, l’espace de deux saisons et demie (2002-2004), cette « force de la nature » , dixit Jean-Guy Wallemme, avait su conquérir le cœur de Bollaert. Dans le bassin minier aussi, le Lion est mort dimanche soir.
Il est de ces dimanches d’automne dont on n’oubliera jamais la teneur. Celui d’hier en fait partie. Gervais Martel, l’ancien boss du Racing Club de Lens (1988-2012, 2013-2017), était sur la route du retour de Bollaert, après le logique revers des hommes de Franck Haise devant Angers (1-3), lorsque le téléphone a sonné. « C’était Éric Sikora, livre l’ex-président. Il m’annonçait la triste nouvelle de la disparition de Papa. J’ai été fauché... » Gervais n’avait plus de nouvelles de Bouba Diop depuis quatre-cinq mois et pensait « qu’il était en train de s’en sortir, mais avec cette maladie, on connaissait la seule fin possible... » Apprendre la disparition de « ce roc impressionnant » aux dires de Joël Muller qui l’a fait venir du Grasshopper Zurich à l’hiver 2002, en a ébranlé plus d’un dans l’Artois. À commencer par Jean-Guy Wallemme, passé lui aussi avec Bouba Diop de l’espoir aux larmes un soir de mai 2002 à Gerland, lorsque le titre leur fila sous le nez : « C’était une force de la nature et malgré tout, ça ne protège de rien. Je suis sous le choc. » Immédiatement à l’esprit de Wallemme, un flash, « celui de Marc-Vivien Foé, lui aussi un monstre de physique, d’attitude, un colosse, terrassé bien avant l’heure. Je ne dis pas que les gens les plus costauds sont les moins fragiles, mais quand on a en face de soi un garçon comme Papa Bouba Diop, le voir disparaître si jeune est un étonnement énorme. » Pour Dagui Bakari (2002-2005 au Racing) aussi, la peine est de taille : « J’ai essayé de le contacter dernièrement sans parvenir à l’avoir. On m’avait dit que c’était très difficile pour lui la gestion de cette maladie. En tant qu’Africains, nous avions forcément des attaches. Je pense à sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs. C’est une grosse perte pour le football africain, mais pas que. »
Un voyage en Suisse, l'affaire est dans le sac
À Lens, aussi, son ombre flottera, des vestiaires de Bollaert aux pelouses d’entraînement de la Gaillette. C’est là, durant le mercato hivernal 2002, que « le grand Bouba » , comme aime à le rappeler tonton Gervais, vient poser son baluchon. Le milieu de terrain déboule de Suisse pour un peu plus de 3 millions d’euros et cinq années et demi de contrat dans la valise. Le convaincre a été une mince affaire. « Tout s’est fait en une quinzaine de jours à peine, resitue François Brisson, ancien joueur et entraîneur artésien, alors au recrutement. Jean-Luc Lamarche, directeur sportif me dit : "Viens en Suisse, j’ai quelqu’un à te montrer." » Direction Zurich, Bouba Diop est sur le pré et ne laisse pas vraiment le doute s’installer chez François Brisson. « Très rapidement, j’ai dit à Jean-Luc qu’il avait sa place à Lens. Par son physique un peu à la Foé même s’il est davantage relayeur, Papa Bouba Diop impressionnait. Il était costaud, perdait peu de ballons, venait mettre son coup de boule sur les coups de pied arrêtés. Ce n’était pas un animateur de jeu, mais il avait une solidité régulière. Ce n’est pas le mec qui va tout te faire sur un terrain, mais il a son importance dans un collectif » . La seule crainte de François Brisson, Bouba Diop évolue en numéro 10, « mais ça n’en était pas un. Il n’était pas capable de te faire une transversale à la Steven Gerrard et ne va pas vite vers l’avant. »
JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (6/6)
EXCLUSIF SENEPLUS - Bien que la Sénégambie fût, de l'avis général des historiens, une des régions les moins productrices d'esclaves, ses structures économiques, sociales et politiques ont été profondément marquées par la traite
Au contraire de l'aristocratie et de la paysannerie, les marchands se trouvent enrichis par la traite. Les sources du XVIIIe siècle nous montrent généralement ces négociants comme des « gens riches, policés et de bon commerce ». A la faveur de l'essor de la traite atlantique, ils ont établi tout le long des routes caravanières, du Niger à l'Atlantique, de gros bourgs commerciaux. Ces bourgs jouent le double rôle de marché et de sanctuaire religieux. Ils sont, la plupart du temps, entourés de villages et de hameaux où une population essentiellement composée de captifs domestiques se livre à la culture et à l'artisanat. En vertu de la puissance économique qu'ils détiennent et du pouvoir surnaturel que leur connaissance du coran et des textes sacrés de l'islam est censé leur conférer, les marchands musulmans font l'objet d'une vénération très grande de la part du peuple. L'insécurité qui règne dans la région à ce moment joue en faveur de l'influence grandissante des communautés musulmanes dans la société sénégambienne. Les musulmans jouissent de l'immunité : en cas de conflits armés, leurs demeures sont inviolables ; si l'un d'entre eux vient à être prisonnier ils paient une rançon pour obtenir sa libération. L'islam leur sert dans la pratique de ciment idéologique pour affirmer leurs intérêts de classe. Tous ceux qui se mettent sous leur protection bénéficient de cette immunité. Ainsi, de proche en proche, réunissent-ils à grossir au détriment de l'aristocratie leur clientèle recrutée parmi les paysans. Des villes musulmanes comme Koki dans le kayor, Setuko sur la Gambie, et Gunjuru et Daramanne sur le Haut Sénégal voient ainsi leur population croître prodigieusement au cours de cette période. Contrairement à la thèse souvent reprise de Spencer Trimingham40, qui voit un recul de l'islam en Afrique de l'Ouest entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la Sénégambie de cette période témoigne de progrès rapides dans la diffusion de cette religion.
Les musulmans avaient acquis tant de puissance qu'ils étaient à même de revendiquer la direction politique de plusieurs Etats de la région :
« Ils étoient assez forts avec leurs voisins, leurs alliez, non seulement pour résister à toute la puissance de l'Etat ; mais encore, parce qu'on étoit assuré dans tout le pays que ceux qui ozeraient leur faire le moindre déplaisir devoient s'attendre à mourir sans rémission dans trois jours »41.
C'est cette politique qui leur permettra de réaliser comme au Bundu vers 1690, et plus tard au Fuuta Toro (1775), une révolution politique qui, comme d'autres tentatives plus ou moins réussies au Kayor, Waalo, etc..., a pris la forme de véritables révoltes bourgeoises. Bien que les mots d'ordre de ses révoltes aient varié selon les époques et les localités, ils n'en ont pas moins revêtu dans l'ensemble un contenu identique, à savoir la condamnation de l'attitude de l'aristocratie traditionnelle, notamment les exactions de cette dernière et sa collusion avec les négriers. C'est cette politique des marabouts qui leur a valu l'alliance des paysans ; alliance qui se renforcera davantage au XIXe siècle avec les guerres de conquête coloniales et dont nous voyons encore les traces si vivaces dans la société sénégambienne d'aujourd'hui. En utilisant Yuba Jallo, musulman fervent, comme instrument de sa politique d'expansion, la Royal African Company optait pour les forces montantes de la société sénégambienne. Cependant, on a vu que ce choix n'avait abouti qu'à de maigres résultats pour la période considérée. En dépit de cet échec relatif des Anglais, la traite dans ensemble n'en a pas moins contribué de façon décisive au déclin des formations sociales sénégambiennes. Bien que la Sénégambie fût, de l'avis général des historiens, une des régions les moins productrice d'esclaves, ses structures économiques, sociales et politiques ont été profondément marquées par la traite.
Contrairement aux assertions de P.D. Curtin42 l'empreinte de ce phénomène est très durable puisque nous en voyons les stigmates encore aujourd'hui dans notre société contemporaine. D'où le grave danger de vouloir analyser l'esclavage par les données quantitatives.
L'évocation de la vie et des mésaventures de Yuba Suleyman Jallo, et surtout l'ambiance sociale qui en constitue la toile de fond apparaît donc digne d'intérêt. Pour le lecteur non averti, l'attitude de collaboration de Yuba avec les négriers pourrait surprendre de prime abord. En présentant une analyse des conflits sociaux qui régnaient en Sénégambie dans la première moitié du XVIIe siècle, on a voulu montrer que le comportement de l'homme était conforme à celui d'un groupe social plus large : l'aristocratie, traditionnelle. Celle-ci constituait la classe dirigeante qui, pour ses propres intérêts, se rangeait du côté des négriers. Ce comportement était la traduction sur le plan politique et social de la dépendance de l'économie sénégambienne vis-à-vis du marché occidental en cette phrase de capitalisme mercantile, qui contribuait à dissoudre par la violence les rapports sociaux traditionnels, conformément au modèle général des relations entre le capitalisme et les formations sociales précapitalistes :
«... Pour les dépouiller de leurs moyens de production, leur prendre les forces de travail et les transformer en clients de ses marchandises, il [le capitalisme] travaille avec acharnement à les détruire en tant que structures sociales autonomes. Cette méthode est du point de vue du capital la plus rationnelle, parce qu'elle est fois la plus rapide et la plus profitable. »43
40. S Trimingham. A History of Islam in West Africa. Londres, Oxford University Presse, ed. 1970, pp 141 – 154.
41. J.B. Labat. Op. cit. vol.2.p. 335
42. P. D. Curtin est d’ailleurs conscient de la faiblesse de sa thèse sur ce point, puisqu’en conclusion de son ouvrage The Atlantic slave trade, 1969.p.273, il écrit : « even if the dimensions of the slave outlined here were as accurate as limited sources will ever aloow and they are not, still other dimensons of far greater significance for African and atlantic history remain to the explored. »
43. R. Luxembourg. L’accumulation du capital, Paris, Maspero, 1969. Vol 2 p 43.
Texte préalablement paru en 1978 dans la collection "Les Africains" de Jeune Afrique qui a autorisé SenePlus à le republier.
Le règne des mensonges, des tromperies et de l'indécence n'est pas révolu à propos du massacre de Thiaroye. Une commission d'enquête parlementaire française doit être saisie pour décrypter et stopper un tel acharnement à s'éloigner de la justice
Le Blog de Mediapart |
Armelle Mabon |
Publication 01/12/2020
La commission de la Défense nationale et des forces armées a, par un vote le 21 octobre 2020, approuvé la publication du rapport du député Philippe Michel-Kleisbauer à l’issue de sa présentation orale.
Ainsi Thiaroye fut nommé massacre par nos représentants élus. C'est assurément un grand pas. Dans mon précédent billet, je n'ai pas caché la désagréable suprise en découvrant la présentation de ce fait historique dans ce rapport. Désormais je suis sidérée depuis que j'ai compris que le député, après avoir auditionné trois historiens, avait fait un plagiat de wikipédia qui, pour Thiaroye, est un ramassis de contre-vérités, d'approximations et d'erreurs de sources. Le député parle pourtant de deux années de travail sur Thiaroye. L'Assemblée nationale a publié ce rapport désormais non modifiable, avec la partie sur Thiaroye plagiée à 53% selon le logicel anti-plagiat de mon université. Un étudiant serait lourdement sanctionné. Le code de déontologie des députés devrait insérer un chapitre sur les règles éthiques à respecter vis à vis des personnes auditionnées et dans l'écriture des rapports.
Autre surprise, la révélation de la présence de trois fosses communes sous les tombes anonymes du cimetière militaire redevenu français depuis 2014. La souveraineté de la France serait alors pleine et entière pour décider de l'exhumation des corps alors que le député prétend que les sépultures relèvent de la seule souveraineté de l'Etat sénégalais.
Le retournement du ministère des armées sur les fosses communes
Jean-Pierre Vernant : Le vrai courage, c’est au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins écrasant tout sur leur passage ne réussissent pas à briser.
Pour pouvoir annoncer une telle information inédite et inconnue des historiens, il faut une archive qui prouve l'existence de ces fosses communes. C'est la direction des patrimoines, de la mémoire et des archives (DPMA) du ministère des armées qui a informé le député mais, apparemment, sans le moindre document à l'appui. En tant qu'historienne, j'ai demandé à la ministre des armées de pouvoir consulter cette archive ainsi qu'à la DPMA qui ne m'a pas répondu. La DPMA a cependant apporté un éclairage suite à la démarche d'un journaliste. Elle rejette la responsabilité, dans un premier temps, sur le député qui aurait dû employer le conditionnel dans son rapport.
Le chiffre "trois" est suffisamment explicite pour estimer qu'un document en fait état. Dans un deuxième temps, la DPMA écrit : "Ce sont des « informations » recueillies localement lorsque le ministère des armées a pris en charge l’entretien de ce cimetière. Elles ne sont fondées sur aucune source fiable.", rejetant la responsabilité sur les autorités sénégalaises. Dans le cadre d'un rapport publié à l'Assemblée nationale revêtant un caractère des plus officiel, le ministère des armées apporte une indication sur l'emplacement des fosses communes d'après une source non fiable. Je tiens à préciser que le ministre des forces armées sénégalaises, déjà en poste en 2014, a mentionné dans un courrier du 26 décembre 2017 au président de l'Assemblée nationale du Sénégal, qu'aucune fosse n'a été trouvée, ni située. Ce ministre sénégalais ne prétend pas pour autant que des fouilles ne sont pas envisageables. En effet, il suggère que ce travail nécessitant des moyens technologiques modernes importants pourrait se faire en lien avec le département Histoire de l'Université Cheikh Anta Diop (UCAD) et des partenaires au développement du gouvernement de la République du Sénégal.
Un des partenaires ne serait-il pas la France ? Mais c'est sans compter sur la velléité de la DPMA de couper court à toute idée d'exhumation des corps. Elle prétend que des fouilles seraient difficilement envisageables, les règles de l’islam prohibant les exhumations.
Non, l'Islam ne prohibe pas les exhumations dans des cas particuliers comme pour faire valoir des droits ou lorsque des personnes ont été enterrées sans respecter les usages ou dans un endroit indu, ce qui est le cas lorsque des êtres humains ont été jetés dans des fosses communes.
La DPMA nous fait comprendre que les fosses communes ne sont donc pas sous les tombes du cimetière militaire de Thiaroye alors qu'un rapport officiel de l'Assemblée nationale en fait désormais état. Il y a lieu de s'interroger sur son obstination à rejeter l'exhumation des corps après avoir prétendu que les fosses communes étaient sous des tombes. N'y a t-il pas obstruction à la manifestation de la vérité sur un crime commis ?
Sur ce plan de l'opération du massacre a été rajouté -vraisemblablement après le 1er décembre 1944 - un cercle en pointillés mais aussi "camp des 300" et "camp des 1000" pour faire 1300 rapatriés alors qu'ils étaient plus de 1600.
Ces pointillés correspondent à cet endroit que l'autoroute longe au niveau du péage de Thiaroye. Auparavant ce lieu était un dépôt d'ordures. Le dernier commandant des forces françaises au Sénégal a affirmé, en 2016, connaître l'endroit des fosses communes qui a été recouvert d'un dépôt d'ordures.
Une association d'aide aux jeunes de Thiaroye a obtenu l'autorisation d'occuper ce terrain à la condition de ne pas creuser, ni construire. A l'endroit de la croix rouge, j'ai vu une dalle de béton qui pourrait correspondre à une des trois fosses communes.
Il est d'usage de couvrir ainsi les fosses communes afin d'éviter que les familles ne viennent chercher les corps. Il ne s'agit pas de réservoir d'eau construit par les Américains, ni des vestiges d'une baraque du camp militaire comme cela a pu être dit, toujours pour éviter la confrontation avec la cruelle réalité. C'est bien à cet endroit que les efforts communs de la France et du Sénégal doivent se concentrer pour chercher les corps et les compter avant de leur offrir une sépulture perpétuelle au cimetière militaire. Les tombes sont en nombre suffisant et sans doute vides. Dans la lettre du ministre des forces armées du Sénégal, c'est un appel à l'aide qu'il faut entendre pour exhumer les corps des fosses communes. Le terrain est devenu sénégalais mais qui a commis le crime au sein d'un camp militaire français alors que le Sénégal était une colonie française et qui a travesti durant toutes ces années la réalité des faits ?
De la nécessité d'une commission d'enquête parlementaire
Jean Jaures : Le courage c'est de chercher la vérité et de la dire. Ce n'est pas de subir la loi du mensonge triomphant
L'endroit des sépultures de ceux qui ont été exécutés pour avoir réclamé leur solde de captivité a connu plusieurs versions depuis ce funeste 1er décembre 1944. Ce serait faire injure à l'Armée française que de prétendre son amnésie quant à l'endroit de l'inhumation des hommes qu'elle a tués. Le 2 novembre 2020, devant la ministre des armées, le terme de "massacre de Thiaroye" a résonné dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale. Désormais les députés doivent s'interroger, questionner et enquêter sur la prégnance d'une rébellion armée et d'une mutinerie jusqu'à récemment. Comment expliquer qu'en 2020, la DPMA fasse un volte-face après avoir informé un député de l'emplacement des fosses communes ? Que s'est-il passé à Dakar lors de la mission de la DPMA en 2010 avant la dissolution des forces françaises au Sénégal alors qu'il a été question des archives de Thiaroye ? Comment expliquer qu'un directeur de Cabinet, directeur de la DPMA en 2010, puisse mentionner, en 2019, que M'Bap Senghor n'était pas déserteur alors que le directeur du service historique de la Défense (SHD) a indiqué qu'il ne possédait pas d'archives permettant de modifier l'état signalétique et des services ?
Comment expliquer que l'ONACVG produise une archive non classée au tribunal administratif alors qu'elle aurait dû se trouver dans le dossier personnel de M'Bap Senghor ? Comment expliquer aussi que le président Hollande ait pu déclarer solennellement le 30 novembre 2014 devant les tombes du cimetière militaire de Thiaroye : « Aujourd’hui les interrogations demeurent : celles des historiens, celles des familles, celles finalement de tous ceux qui veulent comprendre. D’abord sur le nombre exact de victimes, mais aussi sur l’endroit où ils furent inhumés qui reste encore mystérieux » ? En 2014, l'endroit est inconnu mais en 2020, cet emplacement mystérieux est enfin révélé mais avec un retournement prévisible. Les contrôleurs des armées sont aussi habilités pour faire des enquêtes en cas de dysfonctionnement, conseiller la ministre, avec un souci d'intégrité.
Le manque de respect, de considération, de loyauté, de rigueur, de transparence est devenu la norme au ministère des armées sur ce fait historique y compris vis à vis des parlementaires. Quand le mensonge d'Etat a été révélé en 2014, pourquoi et par qui le ministère de la Défense s'est enferré dans la négation du massacre, dans le mensonge sur les sépultures et dans le refus de prendre en compte les réclamations des familles de victimes ? L'enquête parlementaire rejetée en 1945 est indispensable aujourd'hui pour comprendre et déterminer les responsabilités de cette machination sans fin. Combien de faux en écriture publique ont été commis depuis le 1er décembre 1944 ? L'amnistie du 16 août 1947 ne couvre pas ces graves dysfonctionnements de l'Etat. Ce massacre, de plus en plus connu y compris à l'étranger, peut devenir le symbole d'un crime raciste, impuni et commis par une France redevenue libre. Il peut aussi devenir le symbole d'une réparation même tardive avec la reconnaissance de la même valeur pour tout être humain en considérant leur engagement et leur droit, notamment à réclamer le paiement des sommes dues. La création d'une commission d'enquête permettra d'éclairer les différentes communautés concernées sur des dysfonctionnements, dans le respect de la séparation des pouvoirs et des procédures judiciaires.
Histoire et politique
Chateaubriand : Si le rôle de l'historien est beau, il est parfois dangereux
Il n'est pas nécessaire de mettre en place une commission d'historiens qui peut facilement évincer les historiens les plus compétents par leurs connaissances, nous le savons avec la commission Duclert sur le génocide du Rwanda. En décembre 2014, Julie d'Andurain suggérait une liste d'historiens pour une éventuelle commission sur Thiaroye dans un article publié sur le site de l'AHCESR. Pas un seul de ces historiens n'a fait des recherches sur Thiaroye... Il suffit d'écouter et de respecter les historiens qui émettent des hypothèses mais aussi des certitudes fondées sur leurs recherches et sur lesquelles le politique peut s'appuyer pour prendre des décisions. Il n'existe pas de polémique ou de controverse dès lors que l'histoire de Thiaroye est visitée par trois sortes d'historiens : ceux qui font de la fraude scientifique au service d'un mensonge d'Etat, ceux qui font de la compilation orientée en minimisant la responsabilité des auteurs de la tragédie et ceux qui fouillent les archives, interrogent les sources et questionnent le récit officiel. Les conclusions de ces derniers peuvent déranger quand elles fissurent un mensonge d'Etat soigneusement conservé. Un historien travaille sur des archives et leur absence est révélatrice de ce que certains veulent encore camoufler. L'entrave à la recherche par l'empêchement de consulter des archives doit cesser. C'est le courage politique qui doit désormais prévaloir. Les décisions politiques responsables s'imposent pour rompre avec ce qui s'apparente aujourd'hui à un racisme d'Etat.
Le retournement attendu
Pierre Vidal-Naquet : Si la vérité n’a aucun besoin de la police ou des tribunaux, elle a assurément besoin des historiens
En 2019, j'ai rencontré des étudiants de l'université Rennes 2 lors d'un atelier chorégraphique avec leur enseignante Hélène Paris. Leur choix s'était porté sur le massacre de Thiaroye avec l'idée de "retournement" qu'ils ont magnifié dans leur création. Ce terme m'a percutée parce que depuis 2014, je suis effectivement en attente d'un retournement afin d'effacer la négation d'un crime commis.
Mais six ans plus tard, je ne vois que des soubresauts et de légères avancées contrecarrés par des retournements vers les abîmes du mensonge. Il faut retourner cette terre de sang pour honorer la mémoire de ces hommes. L'exhumation des corps permettra à la justice d'accomplir son œuvre pour les réhabiliter. Mais la justice doit aussi accepter la confrontation avec un mensonge d'Etat et prendre en compte les travaux des historiens. La justice n'a pas vocation à dire la vérité historique mais les jugements ne doivent pas contourner des faits désormais établis qui prouvent les préjudices et une terrible injustice. Faire mon métier d'historienne, c'est de ne pas renoncer à appeler la vérité et la responsabilité.
Une pétition réclamant l'exhumation des corps
Une nouvelle pétition a été lancée à destination du président de la République Emmanuel Macron et de trois ministres concernés : Florence Parly, Jean-Yves Le Drian et Eric Dupond-Moretti.Qu'ils puissent entendre et réagir : il y a urgence pour Biram Senghor avec son combat pour la mémoire de son père M'Bap Senghor entamé depuis plus de 40 ans et désormais connu dans le monde. D'après l'acte d'accusation pour les faits de rébellion armée établi le 15 février 1945, il y a eu 35 morts du côté des "mutins". Si, avec les fouilles des fosses communes, il est dénombré plus de corps, le procès en révision pourra alors aboutir pour innocenter les 34 condamnés. C'est un fait nouveau et le Garde des Sceaux pourra, d'après la loi, saisir la commission de la Cour de Cassation.
Le révisionnisme historique explique la tuerie par une supposée mutinerie. Ils sont coupables d’avoir refusé l’arbitraire, de s’être indignés face à l’impunité, d’avoir fait valoir leur humanité. Les oublier serait accepter qu’ils meurent une seconde fois
Il est 10h du matin. L’air est suffoquant. Les éclats du soleil n’y peuvent rien. Au loin, un chant : Thiaroye.
Des centaines de corps gisent sur la terre ensanglantée de Thiaroye. 1er décembre 1944.
5h30. A l’aube, l’armée française prépare son crime. L’axe Dakar-Rufisque est bloqué ; les villageois autour ne doivent pas savoir ce qui va s’y passer.
9h20. Les forces armées réunissent, sur une esplanade, plusieurs centaines de tirailleurs. Trois automitrailleuses, un char, deux autochenilles et des voitures équipées de fusils mitrailleurs. L’armement est sophistiqué, le massacre est prémédité.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, ce sont des centaines de milliers de soldats africains qui combattent dans l’armée française. Enrôlés, souvent de force, ils provenaient de tous les territoires sous occupation coloniale française : du Sénégal au Cameroun, du Congo au Togo. Regroupés sous l’appellation de « tirailleurs sénégalais ».
En juin 1940, la France capitule ; jusqu’en 1944, le pays sera sous occupation allemande. Les soldats sont faits prisonniers de guerre, de l’autre côté de la frontière. Mais l’armée du 3ème Reich, animé par un violent racisme qui motive des tueries comme celle de Chasselet du 20 juin 1940, refuse que ces soldats noirs foulent leur sol. Des dizaines de milliers de tirailleurs sont capturés et détenus, non pas en Allemagne mais en France. Et à partir de 1943, par leurs propres officiers, sous les ordres du régime de Vichy.
À partir de l’automne 1944, de nombreuses opérations de rapatriement sont enclenchées. C’est le cas des 1950 tirailleurs rassemblés à Morlaix qui embarquent sur le navire Circasia en direction de Dakar. Environ 300 d’entre eux refusent ; l’intégralité de leurs dûs ne leur a pas été reversée. Le 11 novembre 1944, ils sont transférés au camp de Trévé, emprisonnés pendant deux mois.
Le 21 novembre 1944, le Circasia arrive à Dakar ; les anciens prisonniers de guerre sont immédiatement transférés au camp militaire de Thiaroye. L’objectif est le rapatriement de chacun d’entre eux, au cours de la dizaine de jours suivante, en direction de leur territoire d’origine. Mais il est hors de question de rentrer chez soi sans compensation. Toutes ces promesses auraient donc été un mensonge murement maintenu…
Le terrorisme colonial s’y interpose. Marcel Dagnan (responsable de la division Sénégal-Mauritanie) et Yves de Boisboissel (commandant militaire de l’Afrique Occidentale Française) se concertent, la veille du drame. À l’aube du 1er décembre 1944, tout est en place. Dans ses rapports, le général Dagnan évoque tantôt 35 morts, tantôt 70. Mais l’ampleur du drame est largement sous-estimée.
Plus de 1600 tirailleurs embarquent dans le Circasia ; près de 1300 en débarquent. Selon la version officielle, ce différentiel s’explique par le refus de plus de 300 tirailleurs d’embarquer à nouveau, lors de l’escale de Casablanca. Après les évènements, il est facile de tordre les chiffres. Mais le rapport Carbillet indique que plus de 508 cartouches furent tirées. Depuis 1944, ce sont des centaines de corps qui sont enfouies dans des fosses communes.
Le révisionnisme historique explique la tuerie par une supposée mutinerie. Trois mois après le drame, le 5 mars 1945, 34 rescapés du massacre sont condamnés à des peines allant jusqu’à dix années d’emprisonnement pour « rébellion armée », « refus d’obéissance » et « outrages à des supérieurs ». En 1946 et 1947, ils sont amnistiés, mais juridiquement toujours coupables. Coupables d’avoir refusé l’arbitraire, de s’être indignés face à l’impunité, d’avoir fait valoir leur humanité.
Chaque perte humaine demeure une plaie ineffaçable.
Thiaroye 44 ; Sétif 45 ; Haiphong 46 ; Madagascar 47 ; Casablanca 47 ; Bouaflé-Dimbokro-Séguéla 50… La liste continue.
Les oublier serait accepter qu’ils meurent une seconde fois.
Thiaroye 44, an indelible wound
It is 10 in the morning. The air is suffocating. The sun’s beams are helpless. Afar, a scream: Thiaroye.
Hundreds of bodies lay on Thiaroye’s bloodstained soil. December 1, 1944.
5:30. At dawn, the French army is preparing for its crime. The Dakar-Rufisque axis is blocked; the neighbouring villagers mustn’t be aware of what is to happen.
9:20. Armed forces gather, on an esplanade, several hundred ‘tirailleurs.’ Three armoured cars, one tank, two half-tracks and cars equipped with automatic rifles. The armament is sophisticated, the massacre premeditated.
During the Second World War, hundreds of thousands of African soldiers fought in the French army. Enlisted, often by force, they came from all the territories under French colonial occupation: from Senegal to Cameroon, Congo to Togo. Grouped under the label of ‘tirailleurs sénégalais.’
In June 1940, France surrendered; until 1944, the country was under German occupation. Soldiers were captured as war prisoners, on the other side of the border. But the Third Reich’s army, animated by violent racism that motivated killings like the one in Chasselet on June 20, 1940, refused to let these Black soldiers set foot on their soil. Tens of thousands of ‘tirailleurs’ were captured and detained, not in Germany but France. And from 1943, by their officers, under the orders of the Vichy Regime.
In the autumn of 1944, repatriation operations were launched. This included the 1950 ‘tirailleurs’ gathered in Morlaix, who embarked on the Circasia ship bound for Dakar. About 300 of them refused; all of their dues had not been paid to them. On November 11, 1944, they were transferred to the Trevé camp, imprisoned for two months.
On November 21, 1944, the Circasia arrived in Dakar; the former war prisoners were immediately transferred to the Thiaroye military camp. The objective was to repatriate every one of them, within the following ten days, to their territory of origin. But there was no way they would go back home without compensation. All these promises would have been a well-maintained lie, after all...
Colonial terrorism struck. Marcel Dagnan (head of the Senegal-Mauritania division) and Yves de Boisboissel (military commander of French West Africa) met on the eve of the tragedy. At dawn on December 1, 1944, everything was set.
In his reports, General Dagnan sometimes mentioned 35 dead, sometimes 70. But the scale of the tragedy was largely underestimated. Over 1,600 ‘tirailleurs’ boarded the Circasia; nearly 1,300 disembarked. According to the official version, this differential was justified by the refusal of more than 300 ‘tirailleurs’ to board the boat upon transiting through Casablanca. After the events, it is easy to twist the figures. But the Carbillet report indicates that more than 508 rounds of cartridges were fired. Since 1944, hundreds of bodies are still buried in mass graves.
Historical revisionism explains the killing by a supposed mutiny. Three months after the tragedy, on March 5, 1945, 34 survivors of the massacre were sentenced to up to ten years imprisonment for “armed rebellion,” “refusal of obedience” and “insulting superiors.” In 1946 and 1947, they were amnestied but still legally considered guilty. Guilty of refusing arbitrariness, being outraged by impunity, and asserting their humanity.
Every human loss remains an indelible wound.
Thiaroye 44. Setif 45. Haiphong 46. Madagascar 47. Casablanca 47. Bouaflé-Dimbokro-Séguéla 50. The list goes on.
Forgetting them would be accepting that they die a second time.
par Florian Bobin
LES FORCES DU DÉSORDRE : DE LA RÉPRESSION COLONIALE AUX VIOLENCES POLICIÈRES
La France a une longue histoire de méthodes policières violentes à l’égard des Africains. Celle-ci a structuré les réflexes répressifs des États africains anciennement colonisés par Paris
La police française s’est structurée autour de la défense des intérêts des capitalistes et colonialistes fortunés au sein de son empire. Les conséquences de cette histoire sont à trouver aujourd’hui dans la culture de répression que maintiennent nombre d’États africains.
« Pas de justice, pas de paix ! Justice pour Adama ! ». Depuis le décès d’Adama Traoré, jeune homme noir de 24 ans mort aux mains de la police au commissariat de Beaumont-sur-Oise en juillet 2016, la formule est devenue le mot d’ordre du combat mené par le Comité Justice et Vérité pour Adama. Cet été, des dizaines de milliers de manifestants ont participé aux rassemblements organisés par le collectif devant le Tribunal de Grande instance de Paris le 2 juin ou encore à Beaumont-sur-Oise le 18 juillet [1]. À travers le monde, l’assassinat de l’afro-américain George Floyd, asphyxié par un policier blanc dans les rues de Minneapolis, a intensifié la mobilisation contre les discriminations raciales. Mais nombreuses sont les voix en France, commentateurs et personnalités politiques confondus, qui continuent de botter en touche, estimant que « la France n’est pas les États-Unis » ou que « comparer les deux situations est absurde ».
Pourtant, des études récentes de Human Rights Watch et du Défenseur des droits concluent respectivement que les contrôles effectués par la police française sur les mineurs sont « racistes et abusifs » et que « les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés » [2]. De nombreux chercheurs et militants appellent ainsi à ce qu’un regard lucide soit porté sur l’historicité des violences policières infligées aux personnes racisées en France [3] Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré et fondatrice du comité Justice et Vérité pour Adama, déclarait à ce propos en mai dernier : « Historiquement, les violences policières sont des continuités de l’esclavage et du colonialisme pour lesquels il n’y a jamais eu de réparations »[4].
La France a en effet une longue histoire de méthodes policières violentes à l’égard des Africains. Non seulement celle-ci a façonné le rapport des autorités policières françaises aux personnes africaines et afro-descendantes, mais elle a aussi structuré les réflexes répressifs des États africains anciennement colonisés par la France.
Structurer la police coloniale
En mars 1667, le roi de France Louis XIV signait un édit visant à réformer l’institution policière, jusqu’alors relativement dispersée. La police, déclare le décret, « consiste à assurer le repos du public et des particuliers, à purger la ville de ce qui peut causer les désordres, à procurer l’abondance » [5]. Chargé de sécuriser les commerces lucratifs et de réprimer les écrits et comportements jugés séditieux, le nouveau lieutenant de police de Paris Gabriel Nicolas de la Reynie pouvait désormais, à tout moment, faire appel à l’armée et procéder à des arrestations sans jugement [6]. L’homme derrière l’édit de 1667 est Jean-Baptiste Colbert, ardent défenseur du mercantilisme, courant économique basé sur la stricte réglementation étatique du commerce ainsi que la maximisation des exportations. Principal ministre d’État sous Louis XIV, en charge de l’industrie et du commerce, Colbert supervisa l’expansion de l’empire colonial français en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, fondant en 1664 la Compagnie française des Indes orientales. Il rédigera plus tard la première version du Code noir, décret régissant le statut juridique des captifs asservis africains jusqu’en 1848. Le texte prévoyait notamment les mesures punitives en cas de marronnage : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur l’épaule ; s’il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort » [7].
Soucieuse de préserver les intérêts des capitalistes et colonialistes fortunés au sein de son empire, la monarchie française sous Louis XVI prolongea le contrôle policier des Africains et Afro-descendants. Après deux premiers textes de loi en 1716 et 1738, le ministre de la marine Antoine de Sartine, ancien lieutenant de Paris, institua la Police des Noirs en 1777. Contrairement au Code noir, cet édit de trente-deux articles prescrivit des actions fondées non sur le statut d’esclave mais sur la couleur de la peau : « Surtout dans la capitale, peut-on lire, [les Noirs] y causent les plus grands désordres et lorsqu’ils retournent dans les colonies, ils y portent l’esprit d’indépendance et d’indocilité et y deviennent plus nuisibles qu’utiles ». L’article 3 prévoyait ainsi l’arrestation et la déportation de toute personne noire « qui se serait introduit [e] en France »[8].
Au début du XIXe siècle, le souverain français Napoléon Bonaparte, qui rétablit l’esclavage moins de dix ans après son abolition suite à la révolution haïtienne, étendit davantage le contrôle des Noirs en France. Aussi, il chargea, entre 1807 et 1808, le ministre de la police Joseph Fouché, l’architecte de la police française moderne, de mener un recensement national des « Noirs, mulâtres et autres personnes de couleur »[9]. Utilisant la même dénomination que de Sartine pour la Police des Noirs, cette classification s’inspirait directement des théories raciales de Moreau de Saint-Méry qui plaçaient les colons blancs comme « l’aristocratie de l’épiderme ». Favorable à l’esclavage, par « goût du commerce », Fouché œuvra à la généralisation de méthodes complexes d’espionnage sur les « menaces extérieures », comme à Bordeaux, qui fut l’un des ports français s’étant le plus enrichi de la traite transatlantique [10].
L’invasion d’Alger en 1830 puis l’engouement suscité par la conférence de Berlin en 1884-1885 virent la création d’un statut juridique spécifique aux « sujets » coloniaux. Dès les années 1880, et ce jusqu’au milieu des années 1940, le Code de l’indigénat servit de cadre de contrôle des Africains, permettant la condamnation de tout élément jugé perturbateur pour « manque de respect envers l’administration et ses fonctionnaires » ou « diffusion de bruits alarmants et mensongers ». « La prison, estimait alors le député et résident général de France en Tunisie Étienne Flandin, ce n’est pas une peine pour [les indigènes] mais une récompense, le suprême bonheur pour lui de vivre dans l’oisiveté » [11].
Administrer l’empire
À mesure que les centres urbains se développèrent en Afrique, la circulation des personnes et des idées représenta une menace croissante pour l’administration coloniale. Basées sur celles de la métropole, des forces de police structurées apparurent essentielles pour sauvegarder les intérêts financiers de l’empire [12]. Le projet de construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) vit ainsi la capture d’innombrables jeunes hommes par ces nouvelles forces armées. Contraints à travailler sans protection, plusieurs dizaines de milliers d’entre eux périrent [13].
En Afrique-Occidentale française (AOF), le Service de sécurité générale (SSG) fut créé en 1918 dans un contexte de contestations croissantes au sein de l’empire. Plus de cent mille Africains avaient été enrôlés dans l’armée française, souvent de force, pour participer à l’effort de guerre. Malgré les promesses d’amélioration de conditions de vie, la majorité resta soumise à l’arbitraire colonial. Le Service de contrôle et d’assistance en France des indigènes des colonies (CAI), agence de renseignement indépendante pilotée par le ministère des colonies, était à ce titre chargé de surveiller les activités politiques des Africains établis en France [14].
Parmi les premiers fichés figure le militant sénégalais Lamine Senghor. Arrivé à Paris en 1920, l’ancien tirailleur sénégalais devenu facteur fut surveillé de près par le CAI dès 1924 comme « agitateur anticolonial » et « militant communiste et antimilitariste »[15]. Senghor avait en effet rejoint les rangs du Parti communiste français, avant de s’en distancer en raison de l’intégration limitée des militants noirs. C’est ainsi qu’il fonda en 1926 une structure distincte appelant à l’émancipation de l’Afrique, le Comité de défense de la race nègre (CDRN), qu’il représenta l’année suivante au congrès fondateur de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale à Bruxelles.
Le discours de Senghor, relayé par de nombreux journaux étrangers, alerta les autorités françaises. Il y déclarait notamment : « L’oppression impérialiste que nous appelons colonisation chez nous, et que vous appelez impérialisme ici, c’est la même chose, camarades : tout cela n’est que du capitalisme ; c’est lui qui enfante l’impérialisme chez les peuples métropolitains » [16]. À son retour en France, il fut arrêté pour « propos outrageants à un agent de l’autorité ». Jusqu’à sa mort, à la fin de l’année 1927, le militant sénégalais se résigna à ne plus retourner au Sénégal, craignant d’y être arrêté et incarcéré dès son arrivée.
Le milieu des années 1920 vit également la création, par l’ancien administrateur colonial André-Pierre Godin, du Service d’assistance aux indigènes nord-africains (SAINA), composé notamment d’une force de police appelée Brigade nord-africaine (BNA). S’assurant de la stricte réglementation des Algériens en France, l’agence de surveillance prit l’habitude de contraindre les employeurs à licencier leurs salariés soupçonnés d’anticolonialisme [17]. Bien que supprimée après la Seconde Guerre mondiale, l’unité reprit une seconde vie au milieu des années 1950 à travers la Brigade des agressions et violences (BAV). À mesure que s’intensifia la guerre d’indépendance d’Algérie, les travailleurs nord-africains installés en France étaient systématiquement victimes d’arrestations abusives et de raids nocturnes [18].
Désordres néo-coloniaux
Le début des années 1960 marqua le retour progressif en France de soldats et policiers mobilisés en Algérie [19]. Parmi ceux-ci figurait Maurice Papon, responsable de la déportation de plus de 1500 Juifs sous le régime de Vichy et de la systématisation de la torture de militants du Front de libération nationale (FLN) dans l’Est algérien. Devenu préfet de la police de Paris en 1958, Papon créa le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA), qui supervisa l’assassinat de centaines de manifestants pro-FLN, battus et jetés dans la Seine, en octobre 1961 [20].
En besoin de main-d’œuvre pour la reconstruction d’après-guerre, l’État français avait incité de nombreux travailleurs africains à s’installer en France. Ces derniers étaient en général parqués dans des bidonvilles ou des habitations à loyer modéré (HLM) situés aux périphéries des métropoles. Le discours sécuritaire ambiant passa alors de « la sauvegarde de l’empire contre des agitateurs indigènes indisciplinés » à « la protection de la nation contre de dangereux criminels immigrés ». Les méthodes policières répressives, quant à elles, perdurèrent. Au début des années 1970, Pierre Bolotte, ancien officier colonial en Indochine puis en Algérie, fonda la Brigade anti-criminalité (BAC) en région parisienne. Préfet de police de la Guadeloupe quelques années plus tôt, il mena la violente répression de la grève des travailleurs du 27 mai 1967 [21].
En Afrique, la naissance d’États nouvellement indépendants ne marqua pas la fin de l’obsession du contrôle. En 1959, le Service de sécurité extérieure de la Communauté (SSEC) fut créé pour maintenir des liens étroits entre les services de renseignement français et les unités de police locales dans les colonies africaines. Dernier directeur de la sécurité nationale en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), son fondateur Pierre Lefuel mit en place, dans la foulée, le Service de coopération technique internationale de police (SCTIP), unité composée principalement d’anciens officiers coloniaux chargés de former les nouvelles polices africaines [22]. Le cas du Cameroun est tragiquement emblématique : à la même période que la guerre contre-insurrectionnelle menée en Algérie, les autorités françaises employèrent des méthodes de répression sanglantes (bombardements aériens, assassinats ciblés, internements de masse, manipulations psychologiques), qui, après l’indépendance formelle du Cameroun en 1960, mutèrent en méthode de gouvernement du nouveau régime pro-français d’Ahmadou Ahidjo [23].
Au Sénégal, Jean Collin, ancien fonctionnaire de l’appareil colonial français, cristallisa les tensions en sa qualité de ministre de l’Intérieur sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, son oncle par alliance. Fin stratège, Collin avait la haute main sur le fonctionnement des prisons et supervisait de près les forces de police, dont des unités aux méthodes violentes comme le Groupement mobile d’intervention (GMI) [24]. Sous l’Union progressiste sénégalaise (UPS), parti unique dirigé par le président Senghor, la répression des mouvements d’opposition [25] pilotée par Collin fut marquée par des campagnes d’arrestations massives, comme dans l’affaire And Jëf-Xare Bi de 1974-1975, et des assassinats déguisés de militants, notamment celui d’Omar Blondin Diop en 1973 [26]. Incarnant la continuité de la police coloniale, un sulfureux commissaire français du nom d’André Castorel supervisait les interminables séances de torture des dissidents du régime : plongeant leurs têtes dans des bassines d’eau jusqu’à perdre haleine ; électrocutant leurs parties sensibles (testicules, oreilles, langue) ; déchirant leurs anus avec le goulot de bouteilles [27].
La culture de répression policière demeure centrale dans le rapport qu’entretiennent nombre d’États africains à la dissidence. Les rassemblements publics – appelant à l’amélioration des conditions de vie et s’opposant à l’accroissement des inégalités, l’arbitraire politique et les arrangements néocoloniaux – sont encore souvent dispersés dans la violence. Les réflexes autoritaires déployés dans la gestion de la crise du Covid-19 ont ainsi amplifié la méfiance populaire envers les autorités. Pour autant, un autre mode de gestion est possible, estiment une centaine d’intellectuels africains dans une récente lettre ouverte adressée aux dirigeants du continent africain : « Il s’agit pour l’Afrique de retrouver la liberté intellectuelle et la capacité de créer sans lesquelles aucune souveraineté n’est envisageable. De rompre avec la sous-traitance de nos prérogatives souveraines, […] de penser nos institutions en fonction de nos communes singularités et de ce que nous avons »[28].
Florian Bobin est étudiant en Histoire africaine et animateur de la web-radio Elimu Podcast. Ses recherches portent sur les luttes de libération et la violence d’État dans les années 1960 et 1970 au Sénégal.
[3] Lire Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur : La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2009.
[20] Jean-Pierre Peyroulou, « Maurice Papon, administrateur colonial (1945-1958) », In Samia El Mechat (dir.), Les administrations coloniales, XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 69-80.
[21] Voir Mike Horn, Mai 67, ne tirez pas sur les enfants de la République, Art 2 Voir – Step By Step Productions, 2017, 52 min.
[27] Becaye Danfakha, « Le vécu de la torture subie par les militants PAI et d’autres sénégalais », In Comité national préparatoire (CNP) pour la commémoration du 50e anniversaire du Parti africain de l’indépendance (PAI), Réalité du Manifeste du PAI au XXIe siècle, Dakar, Presses Universitaires de Dakar, 2012, p. 187-193.
La mort dimanche du premier buteur sénégalais au Mondial 2002 a plongé l’ensemble du pays dans la détresse. Beaucoup espéraient que le géant natif de Rufisque aurait raison de cette maladie qui le tenait éloigné de son pays natal depuis quelques temps
Le décès ce dimanche, en France, de Pape Bouba Diop, premier buteur sénégalais à la Coupe du monde 2020 a plongé ses anciens coéquipiers et l’ensemble du peuple sénégalais dans une grande détresse.
Le monde du football sénégalais le savait malade depuis longtemps, mais espérait que le géant natif de Rufisque aurait raison de cette maladie qui le tenait éloigné de son pays natal depuis quelques temps.
Sa dernière apparition publique pour la plupart de ses compatriotes remontait au match de gala organisé en marge des CAF Awards en 2018 entre la génération 2002 et une sélection africaine comprenant des Légendes africaines, dont le Camerounais Samuel Eto’o et l’Ivoirien Didier Drogba.
Comme à son habitude et malgré sa taille, dans un stade Léopold Sédar Senghor quasiment rempli, il s’est glissé dans la masse, sans crier gare, lui le taiseux en dépit de ses hauts faits d’armes avec la sélection nationale.
Parmi ces faits d’armes, le plus glorieux est sans doute le premier but du Sénégal dans l’histoire de la coupe du monde, qu’il a marqué le 31 mai 2002 au Séoul World Stadium. Un but qui a eu raison des Bleus, champions du monde en titre, et ouvert la voie aux Lions pour un tournoi exceptionnel.
Le natif de Rufisque qui, après le Jaraaf de Dakar, a débuté sa carrière professionnelle en Suisse (Vevey et Grasshopers), avait marqué deux autres buts lors de cette coupe du monde contre l’Uruguay (3-3). Il restera dans la mémoire collective sénégalaise, voire africaine comme celui qui a terrassé la France.
Dimanche, lors de la finale du tournoi de qualification à la CAN U20 pour la zone ouest A, qui a eu lieu sous les yeux de ses anciens coéquipiers, El Hadj Diouf et Abdoulaye Diagne Faye pour ne citer que ces deux, l’annonce de son décès avait laissé plusieurs personnes incrédules, jusqu’à ce que la Commission d’organisation se décide à observer une minute de silence à sa mémoire.
Il y a comme un signe du destin avec l’autre géant du football mondial Diégo Maradona, décédé mercredi dernier.
Son décès a touché ses anciens coéquipiers et ses compatriotes et en premier le président de la République. Macky Sall a parlé de "grande perte pour le Sénégal".
"Je rends hommage à un bon footballeur, respecté de tous par sa courtoisie et son talent, nous rappelant fièrement l’épopée des Lions de 2002. Je présente mes condoléances à sa famille et au monde du football", a dit le président Sall sur son compte Twitter.
Le président de la Fédération sénégalaise de football (FSF), Augustin Senghor a rendu hommage au défunt par le même canal. "Le football sénégalais, le Sénégal sont en deuil, avec le décès ce jour du Lion Pape Bouba Diop. Grâce à lui et sa Génération 2002, écrit-il, le monde entier a découvert le Sénégal, terre de Teranga et de football. Dieureudieuf Gaindé, Merci. Reposes en paix. A jamais dans nos cœurs ’’.
Le RC Lens, seul club où il a joué en France avant de s’exiler, a tenu à lui rendre hommage sur le même réseau social. Et ses anciens coéquipiers n’ont pas manqué ce moment.
L’ancienne star des Lions El Hadji Ousseynou Diouf, très sollicité dans les médias sénégalais écrit au sujet de son ancien coéquipier : "Un lion ne meurt jamais. Il se repose. Mon frère, tu resteras à jamais dans mon cœur, Boubs, comme je t’ai toujours appelé. Paradis éternel Gaindé’’.
Habib Bèye, ancien international : "Tu es un géant, tu as soulevé nos cœurs en 2002 et tu seras à jamais le premier buteur du Sénégal en Coupe du Monde. Repose en paix mon frère’’.
Alassane Ndour, ancien international : "On est tous touchés par cette triste nouvelle qui vient de nous mettre à terre. Bouba était un joueur fantastique et extraordinaire… On a été choqué par cette nouvelle. Il a été un partenaire, un modèle, un ami, un frère et un patriote. On va le remercier et prier pour lui’’.
Le Ballon d’or africain 2019, Sadio Mané, sur la même lancée, de retenir : "Pape Bouba, c’est avec un cœur meurtri que nous avons appris ta disparition. Sache que tu resteras à jamais dans nos cœurs, même si tu es parti sans nous dire au revoir…".