QUARANTE ANS DE CENSURE MÉDIATIQUE EN CASAMANCE
De l'expulsion de Sophie Malibeaux de RFI en 2003 à la fermeture temporaire du Groupe Sud Communication en 2005, les autorités sénégalaises ont systématiquement restreint la couverture médiatique de la crise

L’Etat du Sénégal a toujours été regardant et strict sur la couverture médiatique des activités et autres sujets relatifs à la crise en Casamance, un des plus vieux conflits sur le continent africain, enclenché en 1982. Quarante ans plus tard, malgré la longue période d’accalmie, des journalistes et acteurs des médias continent de faire face au contrôle des autorités, à leurs dépens.
Une équipe de la chaîne de télévision «Al Jazeera», accréditée au Sénégal, dépêchée en Casamance pour un reportage sur le retour des populations déplacées de guerre dans leurs villages d’origine, a été interpellée dimanche dernier, 13 avril 2025, à l’aéroport du Cap Skirring (dans la région de Ziguinchor) par la police et la gendarmerie, sur ordre des autorités locales, leurs passeports et matériel saisis, le temps d’être renvoyés à Dakar, le lendemain. L’Association de la presse étrangère au Sénégal (APES) a qualifié cette interpellation d’«une entrave sans précédent (…) à l’exercice du travail d’une équipe régulièrement accréditée auprès des autorités sénégalaises».
Contexte marqué par la signature d’un accord de paix entre l’etat et le MFDC, en Guinée Bissau
Cette interpellation intervient dans un contexte marqué, après plusieurs années d’accalmie notée dans la région naturelle, par la récente signature d’un accord de paix entre l’Etat sénégalais et le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) en Guinée-Bissau. En effet, le Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, a signé, le 23 février 2025, après trois jours de réunion, un protocole d’accord de paix avec l’une des factions du MFDC, notamment des responsables du Front Sud. Le nouvel accord conclu à Bissau, sous la médiation du président Umaro Sissoco Embalo, prévoit d’abord le dépôt des armes et la démobilisation des combattants du Front Sud, dirigé par César Atoute Badiate, ainsi que leur réinsertion dans la société. Il engage également les autorités à organiser le retour des populations déplacées, parfois depuis plus de vingt (20) ans, dans leurs villages d’origine. C’est dans le sillage d’un accord similaire qui avait déjà été signé, en 2022, sous l’ancien président sénégalais Macky Sall. Mais la situation n’avait que peu évolué.
D’ailleurs, dans le cadre de l’exécution du « Plan Diomaye pour la Casamance », un important programme d’accompagnement des populations déplacées de retour dans leurs villages d’origine a été officiellement lancé par la ministre de la Famille et des Solidarités, Maïmouna Dièye, le 11 janvier 2025, à Ziguinchor. Il s’agit de la phase pilote du Projet d’accompagnement des déplacés de retour en Casamance (PADC), exécuté par le Programme d’Urgence de Modernisation des Axes et territoires frontaliers (PUMA), pour accompagner le retour des personnes déplacées par le conflit armé dans leurs villages d’origine. Prévu sur la période 2024-2025, le PADC est financé à hauteur de 4 milliards 698 millions FCFA, pour le relogement des déplacés, la construction et l’équipement d’écoles, de postes de santé, de pistes de production, d’adduction en eau potable, d’installation d’antennes notamment pour le réseau téléphonique pour le désenclavement, etc.
Une interpellation qui en cache plusieurs autres
Ce fait en rappelle plusieurs autres mais surtout la position des autorités sénégalaise sur tout ce qui touche à la crise casamançaise notamment dans les média. En octobre 2003, Sophie Malibeaux, correspondante de Radio France Internationale (RFI) à Dakar, a été expulsée du Sénégal pour « nécessité d’ordre public». En cause, la diffusion d’une interview jugée « tendancieuse » d’Alexandre Djiba, figure radicale du MFDC, réalisée à Ziguinchor, en marge des Assises sur la paix en Casamance qui se tenaient du 6 au 7 octobre 2023, qu’elle couvrait. Sophie Malibeaux avait alors été interpellée le 7 octobre par des agents de la Brigade mobile de sûreté (BMS) qui l’ont reconduite par avion à Dakar. Un arrêté d’expulsion lui a été remis et motivé « par nécessité d’ordre public».
Le gouvernement d’alors, sous la présidence d’Abdoulaye Wade, avait qualifié cet entretien « d’ingérence grave et manifeste dans les affaires intérieures du Sénégal» et de «tentative de sabotage» du processus de paix. La journaliste, était dans le viseur des autorités pour avoir critiqué la gestion du naufrage du bateau «Ms Le Joola», l’intervention des responsables de la «radio mondiale» ne changera pas la décision prise parle gouvernement, le 7 octobre 2003, d’expulser Sophie Malibeaux, Après une suspension temporaire de la mesure, la correspondante de RFI sera renvoyée à Paris, la capitale française, où elle est arrivée, le 25 octobre, dans la matinée.
Cette mesure avait provoqué une vive réaction de la presse nationale et internationale. Des organisations comme la Fédération internationale des Journalistes (FIJ), le syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (SYNPICS) et de la société civile (la RADDHO) avaient alors dénoncé «une atteinte grave à la liberté d’informer et un climat croissant d’intimidation envers les journalistes en Afrique de l’Ouest».
Deux ans plus tard, les média du Groupe Sud Communication paieront les frais. Suite à la diffusion d'une interview du chef rebelle Salif Sadio, de la branche armée irrédentiste du MFDC que les rumeurs les plus folles d’alors donnaient pour mort, sur la radio privée Sud FM, et dans l’édition du jour de Sud Quotidien, la police avait procédé à la fermeture de l'ensemble des relais/support du groupe de presse dans le pays, le 17 octobre 2005. La totalité du personnel trouvé dans les locaux de la radio et du quotidien à Dakar, ainsi que le chef de la station locale de Ziguinchor, en Casamance, Ibrahima Gassama, auteur de l’entretien, avaient été placés en détention. Mais c’était sans compter avec la forte mobilisation de toute la presse et de la société civile, y compris des politiques, pour dénoncer «Le Monstre», en référence au titre de l’éditorial commun signé dans toute la presse.
Ils seront finalement relâchés le même jour, dans la soirée, la radio autorisée à reprendre ses émissions et le journal sa parution, suite à l’annonce de la levée de la mesure de suspension par le ministre de l'Information. Malgré la lourde charge d’«atteinte à la sûreté de l'Etat» retenue, les 19 membres du personnel dakarois de Sud FM et Madior Fall, alors coordonnateur de Sud Quotidien, pouvaient quitter le Commissariat central de Dakar où ils avaient été conduits. Le chef de la station régionale de Ziguinchor (Casamance, Sud) aussi. Même si aucune plainte n'a été déposée contre la radio et le journal, les autorités ont cependant saisi une caméra et une cassette vidéo de l'interview du chef rebelle lors d'une perquisition au domicile du journaliste de Ziguinchor.
Aussi, plusieurs journalistes ont été la cible d’attaques verbales directs des autorités sénégalaises, y compris parle chef de l’Etat, suite à des questions «dérangeantes» (comme sur l’autonomie de la Casamance) qu’ils auront osé poser sur la gestion du conflit en Casamance en conférence de presse ou d’autres occasions.
La sécurité, une motivation des interpellations ?
Néanmoins, certains justifient cette posture des autorités par un réflexe sécuritaire. En atteste, depuis le début de la mise œuvre de ce programme de retour des déplacés, tous les reportages réalisés dans les zones concernées (Djibidione dans le Nord Sindia, Boutoupa Camaracounda et environs dans le Niaguiss – dans la région de Ziguinchor -, et en zone de frontière dans le département de Goudomp, région de Sédhiou), ont été organisés et encadrés par l’Armée, à travers la Direction des relations publiques des Armées (DIRPA), et par les autorités étatiques, notamment l’Agence nationale de relance des activités socioéconomiques de la Casamance (ANRAC), sous la surveillance de l’Armée.
Surtout que la région a été également le théâtre de plusieurs cas d’enlèvements ou prises d’otage, c’est selon, cependant jamais revendiqués parle MFDC, sur lesquels un mystère plane jusqu’ici. Parmi eux, les plus médiatisés sont la disparition des couples de touristes français Martine et Jean Paul Gagnaire et Catherine et Claude Cave (04 touristes en vacances), disparus dans la cité balnéaire de Cap Skiring, le 06 avril 1995 , et celle de quatre jeunes coupeurs de bois, introuvables depuis aout 2018. Partis à la cueillette de fruits sauvages dans la forêt de Boussoloum, dans la commune de Boutoupa Camaracounda, (département de Ziguinchor), le 04 aout 2018, ces quatre personnes ne seront jamais revenues, du moins jusque-là.
Il y a aussi le cas du jeune étudiant de l’Université virtuelle du Sénégal (UVS) porté disparu dans la forêt de Goudomp, dans la région de Sédhiou, en 2019. Parti à la recherche des bœufs de son père, volés par des inconnus, il a suivi les traces de ces voleurs, mais il ne reviendra plus jamais. Et l’un des derniers cas est celui de l’agent de la sécurité de proximité (ASP), Barthélemy Diatta, kidnappé, le 22 janvier 2023, dans la forêt de Santhianba Manjack, par des individus supposés rebelles. Six (06) mois plus tard, l’ASP Barthelemy Diatta, a été retrouvé mort. C’est le 21 juin 2023, en début de soirée, que la nouvelle de sa mort avait fait le tour de Ziguinchor. Après qu’un membre de sa famille, alerté, a pu identifier le corps en état de décomposition avancé. Il avait été inhumé sur place.
Prises d’otages de militaires par le MFDC
Ce recours aux prises d’otages, par le MFDC, n’épargnera pas les forces de défense. En décembre 2011, cinq (05) soldats sénégalais avaient été pris en otage suite à une attaque, le 13 décembre, par le MFDC, du cantonnement militaire du village de Kabeum, dans la région de Sédhiou. L’Armée sénégalaise, qui avait nié avoir subi des pertes, avait précisé, dès le19 décembre, rechercher cinq (05) de ses éléments disparus à la suite de l’attaque. Elle confirmera, le mardi 28 décembre, que ces militaires, dont on était sans nouvelles depuis deux semaines, sont désormais aux mains des indépendantistes du MFDC. «L’Armée informe que cinq parmi les six (soldats) manquant à l’appel sont présentement entre les mains du MFDC», avait informé la DIRPA, sans préciser le sort du dernier soldat disparu.
Un mois plus tard, le MFDC revendiquera d’autres otages. Finalement, tous les huit militaires retenus en otages par les indépendantistes, seront libérés et convoyés par vol spécial à Dakar où ils ont été reçus par le chef de l’Etat, Macky Sall, le 10 décembre 2012, accompagnés de quelques ministres gambiens. Le président de la République de Gambie d’alors, Yahya Jammeh, aura joué le rôle de facilitateur dans la libération des otages et la Communauté Sant’Egidio qui a assuré le travail de médiation.
Près d’une décennie après, même scénario s’est déroulé. Sept (07) militaires sénégalais de l’ECOMIG, la Mission ouest-africaine (de la CEDEAO) en Gambie, avaient été retenus en otage par des éléments de Salif Sadio, suite à un accrochage, survenu le24janvier2022. Ils seront à leur tour tous libérés, le 14 février 2022, à la mi-journée, par des rebelles casamançais, lors d’une cérémonie qui s’est déroulée en l’absence de Salif Sadio, le chef du MFDC, des autorités de Dakar et de celles de Banjul qui n’ont pas envoyé de représentant. En bonne santé, sains et saufs, ils ont été remis à la CEDEAO, les mains libres, entourés de rebelles, en milieu rural, près de la frontière avec le Sénégal. En présence de quelques personnalités dontle représentant de la CEDEAO, deux membres du CICR, ainsi qu’un responsable de la communauté Sant’Egidio, qui a fait office de médiateur pourfavoriser cette libération. La suite, des semaines après, l’Armée investira cette zone Nord, qu’elle ratissera largement pour démanteler les bases rebelles, ce qui contribuera à maintenir le calme observé depuis, après le nettoyage du front Sud.