L'IDENTITÉ NOIRE NE SE RÉSUME PAS À LA TRAITE
Même si elles ont bouleversé les sociétés africaines, la traite et la colonisation n’ont finalement constitué qu’un bref épisode dans l’histoire du continent. Pour l’historien Mamadou Diouf, les cultures ont su se réinventer sans perdre leur essence

Même si elles ont bouleversé les sociétés africaines, la traite et la colonisation n’ont finalement constitué qu’un bref épisode dans l’histoire du continent. Pour l’historien sénégalais Mamadou Diouf, les cultures ont su se réinventer sans perdre leur essence. Entretien extrait de L'Atlas des Afriques, un hors-série de La Vie et du Monde, disponible en kiosque ou à commander en ligne.
En quoi la traite négrière (XVIe-XIXe siècle) et la colonisation ont-elles transformé les modes de vie des sociétés africaines de cette époque ?
Traite et colonisation sont des moments importants de rupture pour l’Afrique. Elles ont transformé aussi bien la géographie économique que les cadres politiques du continent. Avant le développement du commerce des esclaves, les échanges commerciaux, culturels étaient contenus à l’intérieur du continent, sauf aux lisières du Sahara/Sahel, en Afrique du Nord et sur les régions arabe, indienne et persane de l’océan Indien. Après la traite, un basculement s’est opéré : en raison de l’interaction avec les Européens et de leur entrée dans une nouvelle économie mondiale, l’économie atlantique, les sociétés côtières africaines ont gagné en puissance. Elles sont devenues les vecteurs les plus importants de l’organisation, nouvelle et durable, des économies africaines, rendues de plus en plus dépendantes de la demande externe au continent. Cette conjoncture est caractérisée par ce que le philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbe appelle la « structure coloniale », dont les trois éléments sont : la conquête territoriale ; l’incorporation des économies africaines à celles des métropoles et la réformation de l’esprit indigène (The Invention of Africa, 1988).
Certaines sociétés africaines ont-elles réussi à tourner à leur avantage la longue période de la traite ?
Dans son livre Africa and Africans in the Making of the Atlantic World, 1400-1680 (Cambridge University Press, 1992), l’historien américain John K. Thornton montre que les Africains n’ont pas uniquement été les victimes de la traite. Certaines sociétés ont pu, à cette occasion, créer une base économique et militaire qui leur a permis de donner naissance à des royaumes esclavagistes puissants – tels les royaumes wolofs du Walo, du Cayor et du Baol, nés de la dislocation du royaume du Dyolof sous l’effet de la présence européenne –, capables parfois d’imposer eux-mêmes les termes du commerce atlantique aux Européens.
La colonisation s’est heurtée à de vives résistances. Quelles ont été les plus marquantes ?
On peut aujourd’hui lire ces résistances protéiformes en prenant le pouls de l’Afrique moderne et en identifiant les héros de chaque communauté. La plupart d’entre eux se sont battus lors de résistances qui ont joué un très grand rôle dans les idéologies nationalistes des années 1950-1960. Lat Dior (1842-1886), héros national des Sénégalais, s’est opposé avec force à la mise en place d’une liaison ferroviaire entre Dakar et Saint-Louis et à l’implantation de l’arachide. El-Hadj Omar (1797-1864), fondateur de l’Empire toucouleur sur le territoire des actuels Guinée, Sénégal et Mali, a levé une armée contre les forces coloniales françaises, un combat poursuivi par son fils Ahmadou Tall (1833-1898), qui tenta de fédérer les musulmans de la région. L’almamy Samori Touré (v. 1830-1900), résistant à la pénétration coloniale de l’Afrique occidentale, a dirigé une révolte dans les régions entre la Guinée et la Côte d’Ivoire. Citons aussi les animateurs du mouvement Mau-Mau au Kenya (1952-1956) ; le prince Louis Rwagasore (1932-1961) du Burundi… Après la conférence de Berlin en 1885 (voir page 82), les États européens sont parvenus, dans une certaine mesure, à assurer leur domination territoriale et politique sur l’Afrique. Cependant, les sociétés « égalitaires » constituées en villages sans autorité centrale ont été plus difficiles à soumettre. En effet, dans le cas des États centralisés, la défaite militaire entraîne la signature d’un traité ; dans celui des sociétés où la chefferie est plus floue, signer un traité ne rime à rien. Les Diolas de la Casamance, par exemple, ont résisté jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce fut le cas du peuple de l’Indénié en Côte d’Ivoire, des Sérères au Sénégal, des Samos, des Markas, des Bobos en Haute-Volta. Et de bien d’autres.