SenePlus | La Une | l'actualité, sport, politique et plus au Sénégal
30 avril 2025
International
"LA COMPASSION A APPRAUVRI L'AFRIQUE"
La politiste camerounaise Nadine Machikou Ndzesop explique, dans un entretien au « Monde », que le regard occidental posé sur le continent depuis la colonisation le réduit à un « rôle d’éternelle victime » et le prive d’avenir
Le Monde |
Severine Kodjo-Grandvaux |
Publication 16/08/2019
La politiste camerounaise Nadine Machikou Ndzesop, explique, dans un entretien au « Monde », que le regard occidental posé sur le continent depuis la colonisation le réduit à un « rôle d’éternelle victime » et le prive d’avenir.
Agrégée de science politique et professeure des universités, Nadine Machikou Ndzesop dirige actuellement le Centre d’étude et de recherche en droit international et communautaire à l’université de Yaoundé-II.
S’intéressant aux expressions pratiques et symboliques de la violence, à l’économie politique et morale des émotions telle que la compassion pour l’Afrique, la colère qui s’exprime dans le cadre de la crise anglophone camerounaise, ou face à la secte islamiste Boko Haram, qui sévit dans le nord du Cameroun, elle pense une utopie africaine construite sur le care, éthique du soin et du souci de soi, qui invite au respect de l’autre et du vivant.
Directrice de séminaire à l’Ecole internationale de guerre du Cameroun et membre du groupe de recherche Contending Modernities de l’université américaine Notre-Dame (Indiana), à 41 ans, cette chercheuse dynamique est régulièrement invitée dans les universités béninoises et ivoiriennes, mais également à Nanterre et à Paris-Dauphine, ou encore à l’Académie diplomatique du Vietnam.
Il existe à l’égard de l’Afrique, expliquez-vous, un « impérialisme compassionnel ». Qu’est-ce à dire ?
L’une des modalités privilégiées de la présence de l’Afrique au monde est ancrée dans une économie morale de la compassion. La colonisation, l’appui au développement ou encore les catastrophes humanitaires sont des moments où se construisent et se légitiment trois grands régimes compassionnels.
En fait, il ne s’agit pas de se mettre à la place des Africains, de « souffrir avec » eux (cum patior), mais de répondre de manière verticale à des motivations humanistes, religieuses, économiques ou politiques. Dans ce rapport asymétrique se façonne un impérialisme compassionnel.
Qu’est-ce qui caractérise ces trois régimes compassionnels ?
Ils correspondent à des régimes d’historicité dont les cadres sont l’apport du salut et de la civilisation (par la traite négrière et la colonisation), l’aide au développement, et les interventions humanitaires. Ils reposent sur un fil historique de domination pratique et symbolique.
« Les gens en sont arrivés à n’exister que dans le regard compatissant de l’autre. C’est cette souffrance qui leur donne une identité. Or, il n’est pas possible de se construire dans la passivité »
La compassion se mue en un dispositif de pouvoir. Dans un premier temps, pendant la colonisation, et même l’esclavage, s’est exprimée cette idée religieuse que le « fardeau de l’homme blanc » [titre d’un poème de Rudyard Kipling] était de sauver le corps et l’esprit noirs. De les civiliser, les nourrir, d’enrayer les maladies… Cela s’est poursuivi avec l’aide développementaliste. Puis avec l’humanitaire. Le corps noir (enfant, femme, jeune) apparaît comme nécessitant soin, nourriture, protection contre les violences.
Ces trois régimes – traite et colonisation, aide au développement, humanitaire – ont construit l’idée d’un droit et d’un devoir d’ingérence humanitaire.
L’Afrique a fini par cohabiter avec cette souffrance réelle, présumée ou exagérée, et par être enfermée dans un rôle d’éternelle victime. Elle n’a plus de lieu propre et n’existe que dans ce regard compatissant.
Certains Africains acceptent de rentrer dans cette posture victimaire, esthétisent leur souffrance et l’utilisent, par exemple, pour expliquer pourquoi ils n’ont pas de démocratie forte. D’autres y renoncent et refusent par là même le droit d’un regard extérieur sur la manière dont les corps sont gouvernés chez eux. Par l’humiliation qu’elle suscite chez celui qui la reçoit, la compassion a ontologiquement appauvri l’Afrique.
Vous appelez l’Afrique à refuser la compassion des autres pour devenir son propre modèle. S’agit-il de construire une indépendance affective ?
Absolument. Les gens en sont arrivés à n’exister que dans le regard compatissant de l’autre. C’est cette souffrance qui leur donne une identité. Or il n’est pas possible de se construire dans la passivité. Il faut opter pour une théorie de l’action.
« Au lieu de demander de l’aide à l’extérieur dans un rapport de vassalité avilissant, cherchons-la plus près de nous »
L’idée n’est pas de refuser la compassion en tant que telle – les Africains sont beaucoup trop nécessiteux, soyons réalistes –, mais de refuser toute compassion impérialiste. Nous devons travailler sur la souffrance de nos proches.
Même en Afrique, ce qui se passe sur le continent émeut moins que ce qui se passe en Occident. Des chefs d’Etat africains sont venus défiler à Paris contre le terrorisme, mais que font-ils dans leurs propres pays touchés par ce fléau ? Les Africains doivent apprendre à autonomiser et à endogénéiser leur compassion, c’est-à-dire à la redistribuer pour leurs proches. Au lieu de demander de l’aide à l’extérieur dans un rapport de vassalité avilissant, cherchons-la plus près de nous. Ce sera davantage bénéfique.
Face à la compassion, vous opposez le « care ».
Le care n’est pas juste un sentiment mais une politique, une éthique de soi et des autres. La compassion impérialiste a dépossédé les Africains d’eux-mêmes ; ce qui a eu des conséquences négatives sur leur schéma de subjectivation, leur rapport à soi, à leur propre corps et à leur environnement proche, naturel et humain.
Cette éthique du care doit se construire dans ce qu’est la compassion : le rapport au proche, et d’abord à son propre corps. C’est la catégorie foucaldienne du souci de soi qui me porte à le dire. Comment se conserve-t-on soi-même ? Comment résister à un souci en se construisant soi-même ? Le soin pour soi-même et pour son prochain est ce qui permet de reconstituer la dignité.
Vous pensez, en quelque sorte, une utopie africaine fondée sur ce « care » qui soit un soutien à la vie. Est-ce une manière de penser le futur à partir des ontologies vitalistes africaines ?
Le care doit s’exprimer à travers des politiques publiques vitales centrées sur la réhabilitation des corps et des esprits en s’assurant que les gens mangent à leur faim, boivent de l’eau potable, puissent se soigner, retrouver une dignité de soi. Il doit nous réconcilier avec l’autre, mais aussi avec notre milieu.
« La colonisation a eu un effet dévastateur sur la place des femmes, qui, aujourd’hui, sont déclassées dans et par l’Etat »
Le soin ne peut être viable que si l’on prend aussi en considération la nature et les ressources grâce auxquelles nous nous conservons. Il y a aujourd’hui un retour du souci pour le vivant qui existe depuis toujours dans nos sociétés, où il importe de l’utiliser tout en le préservant. On prend soin de la nature parce qu’elle permet de se conserver.
Chez les populations pygmées vivant dans la forêt, par exemple, cette éthique de soi et du proche est présente et vivace. Elles ont un génie conservateur bien plus développé que celui des acteurs dominants de la protection de la nature car elles ont réussi, pendant bien plus longtemps que nous, à préserver le vivant grâce à des technologies et des savoirs traditionnels.
Est-ce toujours le cas ? Depuis plusieurs siècles, l’Afrique est confrontée à l’exploitation illimitée de ses ressources avec l’aval des différents gouvernements locaux.
Sans reprendre la thèse de la malédiction des ressources naturelles qui fait un lien entre leur exploitation rentière et la pauvreté et les conflits, il est clair que c’est une corrélation postcoloniale. La destruction du vivant est un fait moderne lié au phénomène étatique néopatrimonial en Afrique.
La contribution des villageois au braconnage parfois intensif de certains animaux est liée à la gouvernance du secteur, mais ils ne sont en général qu’un rouage marginal dans un phénomène de grande criminalité transnationale. Parfois, des politiques de conservation du vivant définies de manière coercitive ont contribué à les exclure d’un lieu qui a été pendant des millénaires gardé sans trop de dommages. Et cela menace leur sécurité alimentaire.
Comment concilier ces rationalités de préservation du vivant et les modes de vie contemporains qui s’appuient sur un développement technologique dont l’Afrique a besoin elle aussi ?
Il me semble que ce dilemme entre développement économique et écologique est universel et d’une rare gravité aujourd’hui. La décroissance économique est une piste de soutenabilité ou de durabilité sur laquelle beaucoup de pays africains refusent de réfléchir, mais au fond, on est dans une conception très macroéconomique et infrastructurelle de la croissance qui ne rend pas justice à la nature des besoins immédiats des populations dans de nombreux pays d’Afrique.
On est face à un tournant mondial du fait de la globalisation des périls écologiques. Le vivant doit être appréhendé au travers d’une réelle régulation mondiale où l’Afrique a quelque chose à faire valoir. Encore faut-il qu’elle en soit consciente et en tire les dividendes.
Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les femmes occupaient des postes de pouvoir. L’arrivée des colons a changé la donne. Que faire ?
L’histoire moderne est celle de l’invisibilisation des femmes. La colonisation a eu un effet dévastateur sur la place des femmes, qui aujourd’hui sont déclassées dans et par l’Etat. Il faut donc que ce soit dans ces espaces-là qu’elles reconstituent leur présence. Elles doivent pouvoir s’instruire, faire de grandes études. Dans l’espace politique, il faut mettre en place des politiques de quota.
Mais il faut se méfier des ruses de la discrimination positive. Dans de nombreux pays, les quotas féminins sont une « rente » que les hommes se redistribuent. Les femmes qui sont à l’Assemblée ou au Sénat sont essentiellement des épouses ou des filles de…
Peut-on parler d’un féminisme africain ?
Il existe, mais sans avoir conscience de lui-même, d’où d’ailleurs la distinction à faire entre mobilisations féminines et féministes. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une construction africaine de la revendication d’une place que les femmes devraient avoir.
Il y a plusieurs féminismes africains. Les injonctions des discours afroféministes ou décoloniaux sont élaborés dans des espaces extra-africains ou, s’ils se forgent en Afrique, le sont dans le cadre de discours très cosmopolites, portés par une intelligentsia qui circule et se déplace dans différents mondes. Cette dernière n’est pas toujours connectée avec les besoins des femmes africaines, pour lesquelles il importe essentiellement de ne pas mourir en couche, ne pas être mariées trop tôt ou de manière forcée, ni être excisées. Mais aussi d’aller à l’école, d’avoir accès à tous les métiers, et au crédit, de bénéficier des mêmes droits fonciers que les hommes, des mêmes salaires, etc.
L'HUMEUR DU DOYEN, PAR NOTRE ÉDITORIALISTE ALYMANA BATHILY
CIEL, IL NE PLEUT PAS !
EXCLUSIF SENEPLUS - Il est urgent, en plus des prières pour palier et atténuer les effets d’un manque de pluies, de mettre en œuvre enfin ces projets dont la viabilité a été établie depuis longtemps
Alymana Bathily de SenePlus |
Publication 16/08/2019
Mgr Benjamin N’diaye, l’archevêque de Dakar, déclarait récemment : « Face à l’hivernage 2019 tardant à s’installer dans notre pays, suscitant interrogations et inquiétudes dans l’esprit des paysans, nous ne pouvons pas rester désespérés et résignés, comme ceux qui n’ont pas d’espérance »,
Et l’archevêque d’exhorter ainsi : « J’invite tous les membres de la famille diocésaine, nos communautés paroissiales avec, à leur tête, leurs pasteurs prêtres, religieux et religieuses, à former une chaîne de prière orientée vers le Dieu de Jésus-Christ, Maître de la pluie et des saisons... Oui, prions avec force le Seigneur, pour qu’il nous prenne en grâce et nous bénisse, afin que notre terre donne son produit, à la faveur d’un hivernage pluvieux et paisible. »
Et d’appeler les catholiques à, comme l’apôtre Paul, « s’émerveiller devant la sagesse de Dieu et à lui faire confiance… »
On se souvient, qu’à l’occasion de l’Eid el Kébir de l’année dernière, le Khalife Général des Tidiane, Sérigne Mbaye Sy Mansour, face à la longue pause pluviométrique qui sévissait alors, avait invité tous les musulmans à la prière et demandé la fermeture des « lieux de jouissance », rappelant qu’en son temps, sous la présidence Abdou Diouf, son prédécesseur Abdoul Aziz Sy avait fait les même prières et recommandations et qu’il avait ensuite abondamment plu.
A présent dans toutes les mosquées du pays, d’obédience, Tidiane, Mouride, Khadrya ou autres, les imans appellent à des prières collectives.
Les Khoyes et autres Saltigués quant à eux, se référant aux Esprits et autres Forces, appellent à des offrandes et des sacrifices d’animaux pour que l’hivernage soit pluvieux.
C’est vieux comme le monde : face aux déchainements de la nature ou à ses caprices, les hommes lèvent la tête vers le Ciel et implorent Dieu ou les dieux. Prient ou font des sacrifices. Si ce n’est le deux à la fois. Ce pays est un pays de spiritualités. De différentes spiritualités.
Spiritualités qui convergent cependant dans leur quête de sens à la vie, dans leur effort d’entretenir l’Espérance face aux difficultés quotidiennes et permanentes de tous ordre.
Il y a du vrai dans l’assertion selon laquelle le Sénégal est protégé par les prières de ses Saints. Ces Saints comprenant aussi bien les imams et marabouts, toutes « tarikhas » confondues, que les humbles curés et les prélats de l’Eglise et que les prêtres des « bois sacrés » et autres « Saltigués ».
Ceux-là sont dans leur rôle : relier constamment le profane au sacré, et entretenir l’Espérance dans l’au-delà. Fonder ainsi la morale, délimiter le Bien du Mal.
Sans eux : sans l’espérance qu’ils entretiennent et renouvellent inlassablement, chacun selon son culte, nous serions certainement livrés comme d’autres aux démons de la haine et de la division.
Cependant, pendant combien de temps encore l’espérance tiendra-t-elle alors que le capitalisme mondialisé étreint chaque jour un peu plus ce pays déjà exsangue, ravagé par la pauvreté ?
Alors que ceux qui ont été élus et nommés pour diriger l’Etat ont systématiquement renié leurs engagements depuis 60 ans et pillé impunément les deniers publics, étalent sans vergogne leurs richesses indues et narguent insolemment le peuple.
Il est impératif et urgent désormais, en plus des prières, des libations et des sacrifices, pour palier et atténuer les effets d’un manque de pluies, de mettre en œuvre enfin ces projets dont la viabilité a été établie depuis longtemps.
Il s’agit par exemple de la construction de ce Canal du Cayor dont toutes les études ont démontré la viabilité, pour lequel on a dépensé des milliards et qu’on a remisé au bout de 30 ans pour d’obscures raisons.
Il y a encore cette Stratégie de Développement de la Petite Irrigation conçue dès les années 1997 et qui aurait irrigué 349 100 ha le long du fleuve Sénégal, en Basse et Moyenne Casamance, dans la vallée de l’Anambé, le long du fleuve Gambie, dans les Niayes et les vallées fossiles.
Il s’agit aussi de planter des arbres, non pas à la manière folklorique des « Vacances Citoyennes » mais avec l’esprit de pionniers engagés dans la transformation du monde, à l’échelle et à la cadence des Ethiopiens
Les dirigeants de ce pays, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, n’ayant jamais pris d’initiatives pour transformer ce pays et lui rendre à la fois sa souveraineté et les moyens de son développement, nous subissons les événements comme des tuiles qui nous tombent sur la tête, pour paraphraser Cheikh Anta Diop.
Que l’espérance s’incarne donc enfin en actions !
Retrouvez chaque semaine sur SenePlus, le billet de notre éditorialiste, Alymana Bathily
"ON PEUT FORGER UNE COMMUNAUTÉ INTERCULTURELLE NOIRE"
La sociologue américaine d’origine nigériane, figure du mouvement Black Lives Matter, explique, dans un entretien au « Monde », pourquoi l’étude du croisement des formes de domination est nécessaire pour penser l’émancipation
Le Monde Afrique |
Severine Kodjo-Grandvaux |
Publication 16/08/2019
La sociologue américaine d’origine nigériane, figure du mouvement Black Lives Matter, explique, dans un entretien au « Monde », pourquoi l’étude du croisement des formes de domination est nécessaire pour penser l’émancipation.
Entretien. Lors du festival Patriarchy is burning organisé les 15 et 16 juin dernier au Yoyo (l’espace événementiel du Palais de Tokyo), à Paris, la sociologue et dramaturge Funmilola Fagbamila, « Américaine de culture nigériane », présentait The Intersection. Woke Black Folk. Une pièce ethnographique sur les identités politiques noires américaines. Funmilola Fagbamila défend un point de vue à la fois extérieur et intérieur. Fille de migrants nigérians, elle est l’une des figures du mouvement Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») créé à la suite de l’acquittement de George Zimmerman qui a tué, en 2012, l’adolescent afro-américain Trayvon Martin. Dans son spectacle, l’activiste américano-nigériane, enseignante spécialisée dans les études panafricaines à la California State University à Los Angeles, souligne avec humour les conflits idéologiques qui traversent les mouvements de libération noirs américains, et la nécessité de l’unité et du rassemblement. Mais Funmilola Fagbamila est aussi une féministe convaincue, qui invite à déconstruire tout patriarcat, raison pour laquelle elle privilégie une approche intersectionnelle.
Peut-on parler d’une condition noire qui concernerait aussi bien les populations noires occidentales que celles d’Afrique ?
Nous devrions tous comprendre qu’historiquement notre destin est lié. Noirs américains, Africains vivant en Occident ou en Afrique, nous pouvons facilement relier nos vies, nos destinées, nos identités parce que nous faisons la même expérience : mauvais traitements, discrimination, sous-représentation… « Noir » est une construction qui informe les réalités sociopolitiques et économiques. Et ce, partout dans le monde. Il est important que les Noirs de la diaspora comprennent cela, luttent contre, et réfléchissent à la manière dont ils peuvent s’unir à travers leurs cultures, leurs langues, leurs traditions. Comme pour tous les peuples, la communauté noire n’est pas homogène. Il est extrêmement compliqué de construire une seule manière d’être noir, mais l’on peut néanmoins forger une communauté interculturelle noire.
Mais est-ce que cela fait sens de penser une unité ?
D’un point de vue historique, oui. Le colonialisme a étouffé les infrastructures économiques africaines, empêchant les sociétés de se développer. Alors, oui, cela fait absolument sens que les pays africains s’engagent dans une sorte d’unification sociale pour augmenter leur pouvoir, s’entraider et exploiter eux-mêmes leurs propres ressources.
Aux Etats-Unis, l’unité fait sens face aux brutalités policières, à la faiblesse du niveau d’éducation de la communauté noire, au poids de cette dernière dans la classe ouvrière, la moins influente. Nous avons une responsabilité collective. Cela ne dépend pas de deux ou trois leaders. Ce n’est plus l’époque d’un Martin Luther King ou d’un Malcolm X. Tout le monde doit contribuer et nous sommes en droit d’attendre des personnes qui ne sont pas directement concernées qu’elles prennent aussi en charge leur part de responsabilité.
Peut-on parler d’une identité noire ?
Oui, il y a une identité noire même si elle recouvre des réalités différentes. Elle est plurielle. Quand je vais au Nigeria, contrairement aux Etats-Unis, je ne suis pas perçue comme noire, mais juste comme une personne humaine. A la limite, comme une femme ou une Yoruba. En Afrique, les marqueurs identitaires sont autres. Aux Etats-Unis, on doit faire face à la question noire, qui s’est construite sur l’esclavage. Quand vous êtes noir, vous héritez de différents traumas créés par le système dans lequel vous vivez : vos origines vous rappellent que vous n’étiez pas des êtres humains mais que vous n’étiez accepté, toléré, que comme esclave. Conséquence : vous ressentez l’urgence de prouver que vous êtes suffisamment américain et non pas un Africain qui a été déporté. On peut parler d’identité noire même si celle-ci a été créée. Les races n’existent pas d’un point de vue biologique mais elles sont socialement construites.
Pourquoi promouvoir l’approche intersectionnelle, qui croise les différentes formes et strates de domination ?
Les gens font l’expérience de différents marqueurs d’identité, qui peuvent les rendre vulnérables. Aux Etats-Unis, les femmes noires sont discriminées à la fois parce qu’elles sont femmes et parce qu’elles sont noires. Dans les espaces noirs, où s’exprime une forte masculinité, elles ne sont pas confrontées à la question noire mais au fait de vivre dans un monde d’hommes.
Les préoccupations des femmes de la classe moyenne sont en fait souvent déterminées par ce que les femmes blanches considèrent comme étant problématique. Les urgences pour les femmes noires ne sont pas les mêmes. Elles trouvent, par exemple, plus facilement du travail que les hommes noirs, qui sont très souvent suspectés d’être des criminels. Les hommes doivent se battre davantage que les femmes pour accéder à un emploi mais lorsqu’ils l’obtiennent, ils sont payés plus. La classe sociale est également très importante. L’intersectionnalité permet de révéler la complexité des situations.
Peut-on construire un féminisme universel ou faut-il différencier un féminisme blanc et un autre noir ?
Il y a tellement de féminismes différents ! Le féminisme noir a été créé pour intervenir dans le courant mainstream du féminisme. On n’a pas qualifié ce féminisme de « blanc » parce que ce sont des femmes blanches qui sont engagées dans ce courant mais parce que ce courant ne remarque pas qu’il est occidentalocentré, qu’il est centré autour de l’expérience des femmes de la classe moyenne. Le terme « womanism » a été créé pour différencier le féminisme des femmes de couleur. Un féminisme universel devra absolument s’identifier à toutes ces expériences féminines différentes. Et penser une universalité dans la pluralité.
Certaines femmes en Afrique estiment l’afroféminisme comme étant adapté aux réalités occidentales et non africaines. Qu’en pensez-vous ?
Oui, pourquoi pas. Il existe, en effet, une sorte d’impérialisme idéologique qui impose son agenda et ses objectifs à des femmes qui vivent d’autres réalités. La question queer ne se pose pas de la même façon en Occident qu’en Afrique, par exemple. On ne peut pas dire aux queers africains, « levez-vous et affirmez-vous ! », comme si de rien n’était. Ces personnes risquent leur vie. Le privilège occidental est important en ce domaine car le patriarcat occidental autorise néanmoins un certain nombre de libertés.
Depuis quelques années, il est de nouveau question de décoloniser les esprits. Qu’en pensez-vous ?
Il est nécessaire de décoloniser un certain nombre d’idéologies. On a encore trop souvent l’habitude de prendre l’Occident comme repère ou comme standard, même pour dire ce qui est beau car l’Europe a détruit un certain nombre de cultures et de religions précoloniales. Nous ne devrions pas l’accepter. D’un point de vue économique, les pays africains sont toujours dépendants de l’Europe par la dette et le commerce. La colonisation a empêché l’Afrique de se développer. Ses ressources ont été pillées, et le monde moderne s’est construit sur cette spoliation. Nos ressources partent d’ailleurs toujours enrichir les mêmes.
Comment penser et construire une société post-raciste et post-racialiste ?
J’adorerais pouvoir imaginer ce que ce serait une société post-raciste et je pense que nous devrions tous y penser. Nous sommes formés pour résister aux problèmes auxquels nous sommes confrontés sans réfléchir à ce que nous voulons, à ce que serait la société que nous désirons. On ne peut pas construire quelque chose si on ne se concentre que sur ce que l’on doit détruire ou abattre. Nous ne voulons plus du patriarcat mais quel type de relation entre les genres aimerions-nous ? Quelle dynamique voulons-nous d’un point de vue historique ? Croyons-nous vraiment à une masculinité opposée à une féminité ? A quel monde aspirons-nous ?
L’esclavage et le colonialisme ont construit une identité et une masculinité noires.
Comment les déconstruire et comment, de manière plus générale, les Noirs peuvent-ils se réapproprier leur corps ?
C’est une question très importante. Je pourrais en parler pendant des heures ! Avec l’institution de l’esclavage aux Etats-Unis, les hommes noirs ne pouvaient pas avoir un statut et être capables de nourrir et de protéger leur famille, comme le veut le modèle masculin américain. Ils ont été, au contraire, criminalisés, et ils ont dû recréer leur masculinité à partir du trauma de l’esclavage : ils doivent être forts, protecteurs, avoir de l’argent… ce qui pousse à reproduire une forme de patriarcat.
Le terme « féministe » n’est pas reçu de la même manière dans la communauté noire que dans la communauté blanche. On reproche aux féministes noires de copier les femmes blanches et de trahir leur communauté en imposant des exigences de femmes blanches à des hommes noirs dont la masculinité a été broyée par l’esclavage. Le féminisme, dans son essence, n’est pas occidental mais c’est ce qui émerge dès lors que vous questionnez comment le genre est construit.
En Afrique ou dans la communauté noire, souvent, le féminisme est considéré comme quelque chose que l’Occident impose pour dire qu’il y a un problème avec les hommes noirs. Le racisme a été d’une telle force destructrice que tout ce qui ne le combat pas est perçu comme affaiblissant la lutte contre le racisme. Il en est ainsi pour le féminisme qui est vu comme détournant l’attention de la violence raciste à combattre en priorité. C’est là que l’intersectionnalité est importante car elle montre pourquoi l’on doit, et l’on peut, combattre les deux, le racisme et le patriarcat, ensemble.
BOUBAKAR BA, UN MATHÉMATICIEN AU DESTIN EXCEPTIONNEL
Premier Africain à entrer à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, le nigérien aborde à travers un livre d’entretiens signé du journaliste Seidik Abba, « l’Etat postcolonial, la conscience africaine ou encore les défis des universités du continent.»
TV5 Monde |
Christian Eboulé |
Publication 16/08/2019
A l’occasion de la réédition, chez L’Harmattan, du livre d’entretiens que lui a consacré son compatriote, le journaliste Seidik Abba, nous vous proposons de découvrir la trajectoire du mathématicien nigérien Boubakar Ba, décédé le 19 avril 2013, à Paris. Premier Africain à entrer à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, le professeur Ba en avait profité aussi pour évoquer « l’Etat postcolonial, la conscience africaine ou encore les défis des universités du continent.»
C’est une centaine de pages qui se dévorent avec délectation. Deux raisons à cela : d’une part, le récit captivant d’une trajectoire qui commence durant la colonisation pour se terminer à l’aube du XXIème siècle, et d’autre part le choix d’une forme, l’entretien, qui rend la lecture aisée.
Naissance en Afrique Occidentale Française
Tout part d’une rencontre, en 1999 à Paris, entre l’auteur du livre, Seidik Abba, ancien rédacteur en chef central de l’hebdomadaire panafricain Jeune Afrique (aujourd’hui journaliste indépendant), et le professeur Boubakar Ba. Une initiative qu’ils doivent à Abdou Kimba, leur compatriote et ami commun.
Très vite, les échanges entre les deux hommes se transforment « en enseignements sur l’histoire des indépendances africaines, sur le régime de Hamani Diori, premier président du Niger, sur la genèse de la création du Centre d’enseignement supérieur de Niamey – l’ancêtre de l’Université de Niamey – et d’autres sujets tout aussi importants. »
Boubakar Ba naît le 29 décembre 1935, à Say, dans l’actuel Niger, l’une des huit colonies de ce que l’on appelle alors l'AOF, l’Afrique Occidentale Française. A l’époque, outre le Niger, ce vaste territoire regroupe la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français – devenu Mali –, la Guinée, la Côte d’Ivoire, la Haute-Volta – devenue Burkina Faso –, le Togo et le Dahomey – devenu Bénin.
Un enfant précoce
A cinq ans, et alors qu'il n'a pas encore atteint l’âge requis, huit ans, le petit Boubakar est inscrit à l’école élémentaire de Diapaga, la bourgade où son père était employé comme fonctionnaire. Quatre ans plus tard, à la fin de son CE2, il quitte cet établissement qui ne pouvait pas lui permettre de poursuivre ses études, pour rejoindre l’école régionale de Fada-Ngourma, alors distante de 210 km. Un véritable voyage « initiatique » qu’il effectue à pied, à cheval et à dos d’âne.
Après le CM2, Boubakar Ba intègre le Collège moderne de Niamey, qui venait d’ouvrir ses portes. Nous sommes en 1946, il a onze ans. A la fin de son année de seconde, ils sont trois élèves à être sélectionnés pour poursuivre leurs études comme internes au lycée Van Vollenhoven de Dakar, au Sénégal.
Arrivé tout seul à Dakar, alors capitale de l’Afrique Occidentale Française, car ses deux camarades avaient raté le car et l’avion à Niamey, Boubakar Ba est accueilli au lycée Van Vollenhoven par un homme qui est persuadé qu’il entre en sixième. Il est vrai qu’il ne mesurait que 1m47 et paraissait beaucoup plus jeune que son âge. Ce n’est que le lendemain, après les vérifications d’usage, que l'homme s’aperçoit de sa méprise.
En plus des conditions de vie plus favorables – lits, draps, eau courante et électricité en permanence –, le jeune Boubakar Ba découvre les bienfaits d’une alimentation équilibrée. «C’est sans doute pour cette raison que j’ai vite grandi en arrivant à Dakar, affirme-t-il. En effet, je suis passé de mon 1,47 m à mon arrivée à « Van Vo » à 1,51 m l’année suivante, puis à plus de 1,60 m l’année d’après. J’ai donc grandi de façon vertigineuse en deux ans. Pour moi, une bonne partie de ce changement de taille tient à mon nouveau régime alimentaire. »
Léopold Sédar Senghor comme parrain
Doté de capacités intellectuelles hors normes, Boubakar Ba rafle aussi tous les prix scientifiques, y compris ceux de philosophie. Après le baccalauréat, il s’inscrit en mathématiques générales à l’Institut des hautes études de Dakar, qui était alors le seul établissement d’enseignement supérieur de l’AOF. Un choix de conviction, car tous ses camarades le poussent à aller en France, tandis que lui ne souhaite partir qu’en cas d’impossibilité de poursuivre ses études sur place.
En 1954, après l’obtention de son diplôme de Mathématiques générales avec mention bien, Abdoulaziz Wane, un Sénégalais diplômé de l’Ecole centrale, encourage Boubakar Ba à rejoindre la France. Arrivé à Paris en octobre 1954, Boubacar Ba est présenté à Léopold Sédar Senghor par le même Abdoulaziz Wane. Les deux hommes mettront tout en œuvre pour l’aider à s’installer, puis à intégrer le lycée Hoche, à Versailles.
A la rentrée suivante, il rejoint le lycée Louis-Le-Grand, à Paris. Puis, il réussit le concours de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, où il est alors le premier Africain. Une fois admis à Normale sup, et après un passage par l’université de Princeton, aux Etats-Unis, Boubakar Ba soutient une thèse de doctorat en mathématiques à la Sorbonne en 1965. Dans la foulée, il obtient son premier poste d’enseignant à Rennes, en Bretagne.
Mais entre-temps, Léopold Sédar Senghor est devenu le premier président du Sénégal indépendant. A l’initiative de son ami mauritanien Alassane Sy, ils sont tous les deux embauchés à l’université de Dakar, où Boubakar Ba passe trois ans. Déçu par l’environnement de travail dakarois, il rejoint finalement Antananarivo, où il fonde l’Institut de recherches en Mathématiques. Nous sommes en octobre 1968.
Une carrière universitaire exemplaire
Peu de temps après, il fait la connaissance de Thomas Sankara, qui n’est alors qu’un jeune officier en formation dans la Grande Ile. Trois ans plus tard, en 1971, Boubakar Ba est appelé par les autorités de son pays natal, le Niger, afin de présider aux destinées du CES, le Centre d’enseignement supérieur, l’ancêtre de l’université de Niamey.
Malgré de nombreuses péripéties, Boubakar Ba réussit son pari et accueille ses premiers étudiants, parmi lesquels le jeune Mahamadou Issoufou, l’actuel président de la République du Niger. Arrivé à la tête du CES sous la présidence de Hamani Diori, le père de l’indépendance nigérienne, Boubakar Ba assiste au putsch de 1974, et à l’arrivée au pouvoir du lieutenant-colonel Seyni Kountché.
Cinq ans plus tard, le président Kountché décide d’évincer Boubakar Ba du CES. Ce dernier retrouve un poste d’enseignant à l’université d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Il y reste douze ans. Puis c’est le retour en France.
Ce sera son dernier poste, avant une retraite bien méritée. «Quand mon contrat s’est terminé en Côte d’Ivoire, précise-t-il, j’ai réintégré le poste que je n’avais d’ailleurs jamais occupé à Paris XIII-Villetaneuse. En arrivant, j’ai été complètement déçu par l’état des universités françaises. Les salles de cours étaient épouvantables. Les assistants, les maîtres-assistants, les maîtres de conférences ne respectaient plus les anciens comme on le faisait à notre époque. Ils ne leur accordaient plus de considération. Or, chez les «matheux» surtout, il y avait un grand respect des anciens. » Le respect, comme la liberté, sont quelques-uns des maîtres-mots qui ont guidé la vie du professeur Boubakar Ba, dont l'intelligence et la générosité étaient au service du réveil du continent africain.
PAR Fatimata Diallo
LE 15 AOÛT, GUERRE ET PAIX
EXCLUSIF SENEPLUS - On est tenté de se demander par quel bout il faut entrer dans l'histoire. Les Tirailleurs Sénégalais qui ont entrepris la libération de la France occupée, tenaient-ils le bon bout ?
Dans une interview accordée au journal Le Monde Afrique, Julien Masson, photographe ayant travaillé sur la deuxième guerre mondiale dit ceci :"C’est une armée d’Afrique qui libère la France par le sud et remonte par la vallée du Rhône, les Alpes et fait jonction dans l’est avec l’armée venue de Normandie."
Aujourd'hui, le président français Emmanuel Macron rend hommage à ces soldats oubliés à l'occasion du soixante quinzième anniversaire du débarquement de Provence. Il rattrape un petit peu les propos d'un autre président français selon lequel les Africains n'étaient pas suffisamment entrés dans l'histoire. On est tenté de se demander par quel bout il faut entrer dans l'histoire. Les Tirailleurs Sénégalais qui ont entrepris la libération de la France occupée, tenaient-ils le bon bout ?
On est même tenté de renverser l'affirmation et de se demander si les Européens sont bien entrés dans l'histoire quand, à leur profit immédiat, ils en ignorent volontairement des pans entiers.
Sans esprit de polémique aucun, je souhaite qu'en ce jour de célébration de l'ascension au Paradis de la Vierge Marie qui coïncide avec la commémoration du 75 ème anniversaire du débarquement de Provence, nous ayions une pensée pour les embarqués volontaires sans espoir de débarquement. Dans les ports d'Afrique du Nord, de Tanger à Tripoli, ils sont des millions à attendre une embarcation hypothétique dans d'atroces conditions, livrés à l'exploitation des négriers modernes.
L'un d'eux est mon neveu. Pour la Tabaski, il nous a envoyé des voeux. Les yeux tuméfiés, le corps déchiré. Il a eu un accident de zodiac en tentant une énième fois la traversée mais refuse de rentrer, dit-il car il ne veut pas finir comme son père, réduit à tendre la main pour nourrir le reste de la famille.
Probablement a t-il perdu toute rationalité car ici, au moins, il ne subissait pas le traitement dégradant qu'il accepte là-bas.
Mais son cas m'interroge différemment. Quelle transmission offrons-nous aujourd'hui à nos enfants pour qu'un grand nombre d'entre eux préfèrent la mort même à toute autre chose ?
Et si nous en causions?
"ON A FORCÉ LES TIRAILLEURS À S'ENGAGER, ET AUJOURD'HUI ON LAISSE LEURS PETITS-FILS SE NOYER DANS LA MÉDITERRANÉE
Soixante-quinze ans après le débarquement de Provence, « Le Monde Afrique » a rencontré le photographe Julien Masson, qui a rassemblé dans un livre les témoignages d’anciens combattants
Le Monde Afrique |
Pierre Lepidi |
Publication 15/08/2019
Dans le cadre d’un projet pédagogique avec des collégiens de Savoie, Julien Masson, photographe et réalisateur, s’est lancé sur les traces des derniers tirailleurs sénégalais entre 2014 et 2018. De ses multiples rencontres avec Saïdou Sall, Issa Cissé, Alioune Fall ou Dahmane Diouf, qui furent enrôlés dans l’armée coloniale pour libérer la France, il a fait un ouvrage, Mémoire en marche, un long format pour Radio France internationale (RFI), puis un film diffusé sur TV5 Monde en 2018. Une deuxième édition de son livre, enrichie de plusieurs témoignages, est parue en 2018*.
Comment est né votre projet avec des tirailleurs sénégalais ?
Je souhaitais embarquer les élèves d’un collège dans une enquête historique qui pourrait leur permettre de s’interroger sur « l’identité nationale », un thème qui faisait alors débat. Les tirailleurs sénégalais me sont apparus comme un sujet permettant de parler du passé commun entre différents peuples, mais aussi d’aborder l’histoire de l’esclavage, de la colonisation. Ce sujet conduit aussi vers des thématiques plus actuelles comme celle des migrants. Mon but était de donner aux élèves des clés pour qu’ils comprennent la France d’aujourd’hui.
Les tirailleurs sénégalais ont joué un rôle très important dans l’histoire de France, mais leur histoire est méconnue. Quand on s’intéresse aux liens qui unissent la France et l’Afrique, on ne peut pourtant pas oublier le rôle de ces hommes qui ont quitté leur terre pour combattre et libérer la France. Des dizaines de milliers y ont laissé leur vie. Dans Le Chant des Africains, ils disent qu’ils veulent « porter haut et fier le beau drapeau de notre France entière ». Ils chantent aussi qu’ils sont prêts à « mourir à ses pieds » si quelqu’un touche ce drapeau. Il m’a semblé important d’écouter ces hommes avant leur mort et de transmettre leur témoignage. C’est aussi une manière de leur rendre hommage.
Comment les avez-vous rencontrés ?
A Dakar, je me suis rendu à l’Office national des anciens combattants. Il m’a fallu du temps pour que mon projet soit accepté. On ne donne pas au premier venu les coordonnées d’un homme de 90 ou 95 ans et je peux tout à fait le comprendre. J’ai ensuite rencontré un tirailleur, puis deux, et tout s’est enchaîné. J’ai obtenu la liste des derniers anciens combattants sénégalais de la seconde guerre mondiale, sur laquelle figuraient 21 noms [environ 350 000 hommes issus de toutes les colonies de l’Afrique occidentale française et de l’Afrique équatoriale française ont été incorporés dans le corps des tirailleurs sénégalais durant la seconde guerre mondiale]. Ces derniers avaient pris soin de s’enregistrer auprès de l’administration coloniale après la guerre, mais beaucoup ne l’ont jamais fait à leur retour en Afrique. Une grande partie d’entre eux étaient analphabètes et leur seule envie était de retrouver leur foyer. Dans cette liste de 21 personnes, j’ai pu en rencontrer treize.
Quel accueil avez-vous reçu ?
C’était pour chacun une immense surprise de voir arriver un Français qui souhaitait s’intéresser à eux dans le but de transmettre leur histoire à des jeunes de son pays. Les tirailleurs étaient très sensibles à cette démarche, car ils pensaient avoir été complètement oubliés près de soixante-dix ans après la fin de la guerre. Beaucoup n’avaient jamais raconté leur histoire à leur famille. Des neveux, des petits-enfants et même leur femme sont venus écouter leurs récits, courageux et souvent émouvants. Certains membres de leur famille m’ont confié qu’ils ne savaient pas que leur « vieux » avait vécu autant de choses incroyables dans sa vie.
Quels sentiments dominaient dans les récits de ces tirailleurs ?
Il y avait une différence entre ceux qui se sont engagés volontairement et ceux qui l’ont été sous la contrainte. Mais chez tous les tirailleurs, il y avait de l’amertume, le sentiment d’avoir été oubliés. Ils faisaient toutefois la différence entre le peuple français et l’administration française.
C’est-à-dire ?
Ils racontaient que les Français qu’ils avaient rencontrés étaient très différents de ceux des colonies. Ils avaient créé avec eux des liens d’amitié, de fraternité et même parfois d’amour. Ils ont été touchés par l’accueil qu’ils ont reçu lors du débarquement de Provence, par exemple. Aucun tirailleur n’avait de mépris pour le peuple de France, qu’ils voyaient comme frère, et tous insistaient sur ce point de façon très claire.
En revanche, ils nourrissaient une forme de rancune envers l’administration française et les autorités. Il y avait de l’incompréhension, de la colère parfois aussi. Elle était entretenue par la difficulté d’obtenir des visas pour leurs descendants et par des discours, comme celui de Nicolas Sarkozy disant que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». Chez ces hommes qui ont combattu pour libérer la France, ce sont des mots difficiles à entendre. Certains disaient aussi qu’on les avait forcés à s’engager pour aller en Europe et qu’on laissait leurs petits-fils se noyer au milieu de la Méditerranée.
Ils m’ont également raconté que ce sentiment d’injustice était né au moment de leur incorporation, puisque les tirailleurs n’étaient pas traités comme les soldats blancs. Ils avaient des rations alimentaires différentes, en quantité et qualité inférieure, mais aussi des tenues distinctes [les tenues ont été harmonisées lors du débarquement de Provence]. La frustration s’est poursuivie avec ce qu’on a appelé le blanchiment des troupes. A l’automne 1944, les tirailleurs sénégalais de la 9e division d’infanterie coloniale ont été remplacés par des résistants ou de jeunes volontaires, au prétexte qu’ils ne pouvaient pas combattre dans le froid.
Cette raison n’était pas valable ?
Elle est difficile à comprendre, car la France se prive à ce moment-là de 15 000 soldats parfaitement aguerris. On parle toujours du débarquement de Normandie, mais il ne faut pas oublier le débarquement de Provence, qui a également joué un rôle majeur dans la libération de la France. Cette armée B, qui débarque à partir du 15 août 1944 sur les rivages de la Méditerranée, est alors composée en grande partie de soldats venus d’Afrique. Il y a des pieds-noirs, des goumiers, des spahis, des tirailleurs algériens, sénégalais, malgaches… C’est une armée d’Afrique qui libère la France par le sud et remonte par la vallée du Rhône, les Alpes et fait jonction dans l’est avec l’armée venue de Normandie.
Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi on a retiré des troupes les soldats noirs. Il y a d’abord la pression qu’ont pu exercer les Etats-Unis, car il ne faut pas oublier que la ségrégation raciale a persisté dans l’armée américaine jusqu’en 1948. On aurait aussi écarté les soldats noirs de la victoire finale pour ne pas associer les troupes coloniales à la libération, les voir triompher dans les villes… Certains considèrent aussi que le fait d’incorporer les maquisards dans l’armée de libération était un moyen de mieux les contrôler, notamment les communistes, et de faciliter leur désarmement à la fin de la guerre.
Des tirailleurs vous ont-ils raconté comment ils avaient vécu cet épisode ?
Oui, ils m’ont expliqué que lorsqu’ils étaient sur le front, ils ont été ramenés plusieurs centaines de mètres en arrière afin d’être déshabillés pour que leurs vêtements soient distribués à des soldats blancs. Ils ont évidemment vécu ça comme une insulte, parce qu’ils se battaient depuis plusieurs semaines et qu’on les a privés de la victoire finale. Il n’y a rien de pire pour un militaire. Ils ont ensuite été envoyés dans des campements du sud de la France.
Fin novembre 1944, le premier contingent de tirailleurs a été rapatrié en Afrique. Il s’agissait d’hommes qui avaient été capturés par les Allemands et détenus dans des Frontstalag, des camps de prisonniers. L’armée ayant refusé de payer leurs arriérés et l’ensemble de leurs soldes liées à leur captivité, ils ont refusé d’embarquer pour retourner en Afrique. On leur a alors fait croire qu’ils seraient payés à Dakar, dans le camp de Thiaroye plus exactement. Mais une fois sur place, on leur a dit qu’ils devaient rentrer dans leur village et qu’ils seraient payés plus tard. Eux ont refusé de quitter le camp sans que ne soit réglé leur dû.
Le 1er décembre 1944, la gendarmerie française et l’armée coloniale ont alors encerclé le camp de Thiaroye et fait feu à l’arme lourde, massacrant au moins 70 hommes loyaux à la patrie. En 2012, François Hollande a reconnu en partie le massacre de Thiaroye. Je dis en partie, car il reste des questions et des controverses sur le nombre exact de victimes, certains historiens considèrent qu’il y en aurait eu plus. L’identité des victimes et ce qui s’est réellement passé à Thiaroye font également débat.
Après la guerre, les pensions versées aux tirailleurs ont aussi été vécues comme une humiliation…
Il faut savoir qu’il y avait déjà de fortes disparités entre les paies des soldats blancs et celles des Noirs. Puis en 1959, les pensions des tirailleurs ont été cristallisées [la dette contractée par l’empire français a été gelée par le Parlement]. Pendant des dizaines d’années, des associations africaines et françaises d’anciens combattants vont s’unir, comme des frères d’armes, pour faire changer les choses. Mais ce n’est qu’en 2006, grâce à la sortie du film Indigènes, que les pensions vont être décristalisées. En 2011, elles ont été réévaluées au niveau de celle des Français. Sur le papier, c’est donc réglé. Mais dans les faits, ce n’est toujours pas le cas. Et il n’y a jamais eu d’arriérés, de rétroactivité, et il ne reste quasiment plus de tirailleurs.
Combien sont-ils aujourd’hui ?
C’est très difficile de répondre à cette question, car ce corps d’armée rassemblait des combattants de toute l’Afrique de l’Ouest. Et, comme je l’ai dit, beaucoup ne se sont jamais fait connaître auprès de leur administration et n’ont donc jamais perçu de pension. Parmi les 21 qui figuraient sur ma liste et qui ont participé au débarquement de Provence, il n’y en a plus. Le dernier était Alioune Fall. Il avait encore toute sa tête et je lui avais fait rencontrer des adolescents français d’un foyer des Orphelins d’Auteuil d’Annecy. Alioune Fall, qui avait participé au débarquement de Provence, est décédé en début d’année à l’âge de 97 ans.
Quelles ont été les réactions des adolescents au cours de ce projet pédagogique ?
Ils ont été intéressés par le fait qu’on leur montre l’histoire de France sous un autre angle, vue d’un autre pays. Ils se sont rendu compte que l’histoire est une mosaïque et qu’elle peut varier selon l’endroit où on se trouve et l’époque à laquelle on la raconte. Au collège d’Ugine [Savoie], j’ai pu créer des échanges entre les élèves et les tirailleurs. Les jeunes Français s’interrogeaient sur leur propre histoire, les vieux Sénégalais leur répondaient. Les élèves, touchés par les témoignages, ont contacté la presse locale, puis ils ont monté une exposition pour faire connaître l’histoire de ces hommes qu’ils voyaient un peu comme des héros. Il arrivait même que les collégiens se mettent à chanter Le Chant des Africains.
Mémoire en marche, de Julien Masson, éd. Les Pas Sages, 144 pages, 30 euros.
Le Monde Afrique publiera jeudi 15 août le récit d’Alioune Fall et Issa Cissé, deux tirailleurs sénégalais ayant participé au débarquement de Provence.
VIDEO
"LA FRANCE A UNE PART D'AFRIQUE EN ELLE"
Lors du 75ème anniversaire du débarquement de Provence (15 août 1944), Emmanuel Macron a appelé les maires de France à renommer des rues et des monuments en hommage aux combattants africains de l’armée française lors de la Seconde Guerre mondiale
"La France a une part d'Afrique en elle", a notamment déclaré le président de la République durant son discours prononcé à Saint-Raphaël.
Emmanuel Macron souhaite rendre hommage aux soldats africains morts pour la France à l'occasion du débarquement de Provence du 15 août 1944. Durant son discours prononcé ce jeudi à Saint-Raphaël, pour commémorer cet événement majeur de la Seconde Guerre mondiale, le chef de l'État a lancé un appel aux maires allant dans ce sens.
"Les vies de ces héros d'Afrique doivent faire partie de nos vies de citoyens libres. (...) Sans eux, nous ne serions pas. C'est pourquoi je lance aujourd'hui un appel aux maires de France, pour qu'ils fassent vivre, par le nom de nos rues et de nos places, la mémoire de ces hommes qui rendent fière toute l'Afrique", a déclaré Emmanuel Macron.
"Page cruciale de notre histoire"
Installé dans le sud de la France depuis trois semaines, le chef de l'Etat a interrompu ses vacances au Fort de Brégançon pour commémorer cette "page cruciale de notre histoire" en présence des présidents ivoirien Alassane Ouattara et guinéen Alpha Condé et de Nicolas Sarkozy.
Traditionnellement, le 75e anniversaire du débarquement de Provence du 15 août 1944 est l'occasion de saluer la contribution des soldats des anciennes colonies françaises à la Libération. Emmanuel Macron a ainsi rendu hommage aux 450.000 soldats qui participèrent à l'opération menée par les forces américaines et françaises, parties d'Afrique du Nord, de Corse et d'Italie du Sud.
Les troupes incluaient 260.000 combattants de la 1ère armée française dirigée par le général de Lattre de Tassigny, composée principalement de soldats venus d'Afrique du Nord et subsaharienne.
"La France a une part d'Afrique en elle"
"La très grande majorité des soldats de la plus grande force de l'armée française de la libération venaient d'Afrique: Français d'Afrique du Nord, pieds noirs, tirailleurs algériens, marocains, tunisiens, zouaves, spahis, goumiers, tirailleurs que l'on appelait sénégalais mais qui venaient en fait de toute l'Afrique subsaharienne", a énuméré le chef de l'Etat.
"Ces combattants africains, pendant nombre de décennies, n'ont pas eu la gloire et l'estime que leur bravoure justifiait. La France a une part d'Afrique en elle. Et sur ce sol de Provence, cette part fut celle du sang versé", a-t-il encore souligné, devant un parterre d'anciens combattants et anciens résistants.
"Ils ont fait l'honneur et la grandeur de la France. Mais qui se souvient aujourd'hui de leur nom, de leur visage ?", a-t-il ajouté, alors qu'Alpha Condé insisté sur la "mémoire partagée du peuple français et africain".
VIDEO
"LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS NOUS IGNORE"
Le Sénégalais Ibrahim Bocoum, sans-papiers et membre du collectif « La Chapelle Debout », répond aux questions de RFI concernant le mouvement des « gilets noirs »
Ibrahim Bocoum, « gilet noir », sans-papiers et membre du collectif « La Chapelle Debout », répond aux questions d’Aurélien Devernoix (RFI) concernant le mouvement des « gilets noirs ».
par Abdourahamane Sano
POURQUOI MACRON DOIT DIRE STOP À CONDÉ
Dans l’intérêt de la Guinée, Alpha Condé doit quitter le pouvoir démocratiquement et pacifiquement. C’est la stabilité du pays, et même d’une région déjà en proie à la violence et au terrorisme, qui est en jeu
Jeune Afrique |
Abdourahamane Sanop |
Publication 15/08/2019
Ce jeudi 15 août, à l’occasion de la commémoration du débarquement en Provence, le président français recevra Alpha Condé, président de la République de Guinée depuis 2010. À 81 ans, il souhaite changer la Constitution afin de rempiler pour un nouveau mandat, alors que la Constitution guinéenne lui interdit de se présenter à la prochaine élection présidentielle de 2020.
En quête de soutiens internationaux, nul doute qu’il profitera de sa venue en France pour tenter de convaincre Emmanuel Macron du bien-fondé de son changement constitutionnel et de son maintien au pouvoir. Dans l’intérêt de la Guinée et celui de la France, et pour la stabilité de la sous-région ouest africaine, Macron doit s’y opposer.
Éléments de langage
Les chefs d’États de la RDC, du Burkina Faso et, récemment, du Soudan ont mené leurs pays à des crises dans leurs tentatives de changer leur Constitution aux seules fins de se maintenir au pouvoir. Ces tentatives sont accompagnées par des manœuvres visant à anéantir tout débat démocratique et à éliminer – financièrement, juridiquement ou physiquement – toute forme de contestation. Mo Ibrahim, le milliardaire philanthrope qui combat les dictatures à travers sa fondation éponyme avait qualifié de « coups d’États constitutionnels » ces manœuvres.
En Guinée, le deuxième et dernier mandat constitutionnel d’Alpha Condé arrive à son terme en 2020. Mais ce dernier ne semble pas vouloir quitter le pouvoir, et compte s’appuyer sur une nouvelle Constitution, préparée et annoncée à maintes reprises.
C’est dans cette perspective que, le 19 juin dernier, le ministre guinéen des Affaires étrangères a envoyé un courrier à l’ensemble des représentations diplomatiques. Il y présentait aux ambassadeurs les « éléments de langage » pour défendre ce projet. Une action diplomatique qui cache mal les contradictions d’Alpha Condé, qui n’a cessé, ces dernières années, de critiquer les ingérences occidentales, en particulier françaises, dans la politique de son pays.
L’intérêt de la Guinée, et de la France
Juridiquement, rien ne justifie ce changement. L’article qui délimite le nombre de mandats est « verrouillé » et ne peut donc faire l’objet d’aucune modification. Parmi les éléments de langages, le gouvernement met en avant le droit du peuple de changer de Constitution. C’est un droit inaliénable, oui, mais à condition que le mobile du changement ne soit pas pour maintenir un président à vie.
Il n’existe aujourd’hui aucun besoin d’adaptation de la Constitution à l’évolution politique ou au changement de l’ordre social. C’est pourquoi ce sont plutôt des manifestations hostiles à un changement constitutionnel qui se multiplient ces derniers mois à Conakry et dans tout le pays.
Dans l’intérêt de la Guinée, Alpha Condé doit quitter le pouvoir démocratiquement et pacifiquement. C’est la stabilité du pays, et même d’une région déjà en proie à la violence et au terrorisme, qui est en jeu. Au-delà de notre intérêt, c’est celui de l’Europe et de la France que la Guinée vive une alternance pacifique et démocratique
C’est l’intérêt de la France de préserver la paix et la stabilité de la Guinée. Un « coup d’État constitutionnel » provoquerait une crise socio-politique majeure aux multiples répercussions. Elle pousserait toujours plus de jeunes Guinéens vers l’Europe, elle aggraverait notre situation économique, elle risquerait même de faire plonger notre pays dans la violence et deviendrait un nouveau terrain fertile pour le terrorisme qui sévit dans la sous-région. Emmanuel Macron n’a pas besoin de cela, lui qui a déjà à gérer une guerre au Mali qui s’enlise.
Les États-Unis ont déjà fait entendre leur position, il y a une semaine, par la voix de leur sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines, en affirmant qu’ils étaient contre les changements de Constitution dont l’objectif était de permettre des nouveaux mandats.
Au tour de la France de porter haut ses valeurs démocratiques et de défendre les intérêts du peuple guinéen. Macron ne doit pas se laisser abuser : ce n’est pas s’ingérer dans les affaires intérieures que de s’opposer à ce projet, mais bien défendre des valeurs auxquelles les Guinéens sont attachés et refuser la politique politicienne, plus soucieuse du développement de ses propres intérêts que de ceux du pays.
DÉBARQUEMENT DE PROVINCE, UN TIRAILLEUR SE SOUVIENT
À Toulon, Issa Cissé tenait un canon antichar dans ce débarquement qui a hâté la victoire des Alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Disparu en 2018, c'est donc un témoignagne posthume qu'il nous a livré
Le Point Afrique avec AFP |
Malick Diawara |
Publication 15/08/2019
Baptisé dans le plan initial "Anvil" (enclume, en anglais), en référence à "Hammer" (marteau) pour le débarquement de Normandie du 6 juin 1944 dont il devait constituer le pendant, le débarquement de Provence (août 1944) a abouti à la libération d'une grande partie du sud de la France.
De Dakar à Toulon en passant par le Maroc et l'Algérie
"J'ai été engagé volontaire le 4 novembre 1942", peu avant d'avoir 21 ans", se rappelle Issa Cissé. "Je travaillais comme chaudronnier à la marine à Dakar". Avant d'aller en Provence, il dit être passé par bateau au Maroc et en Algérie. "Au Maroc, nous avons été formés, avec d'autres soldats africains, à faire la guerre, au maniement des armes. On nous apprenait à tuer sans être tués." "Ça a commencé le 15 août. J'ai débarqué le 17 août. Je tenais un canon antichar", raconte Issa Cissé, 92 ans, ancien tirailleur sénégalais. "J'appartenais à la 9e division d'infanterie coloniale. Nous avons débarqué le 17 août et le 25 août, nous sommes entrés dans Toulon, que nous avons libérée", précise à l'AFP le frêle vieillard à l'ouïe déficiente.
"Il y avait beaucoup de morts et de blessés chez les tirailleurs sénégalais", poursuit le vétéran à l'humeur joviale, entouré de sa famille, dont ses deux épouses, ses enfants et petits-enfants. "Deux jours après le début du débarquement, nous avons manqué d'eau. Avec un autre soldat, nous nous sommes portés volontaires pour aller en chercher", se souvient ce natif de Bakel, dans l'est du Sénégal, à l'époque soldat de première classe. Après quelques kilomètres de marche, ils tombent "sur un puits, dans un village déserté". Le soldat Cissé dit avoir "goûté à l'eau", pour s'assurer de sa qualité, "malgré les risques d'empoisonnement". "Nous sommes retournés chacun avec un jerricane de 20 litres sur la tête", raconte-t-il.
Le retour au pays, la déception de la non-reconnaissance
À la fin de la guerre, "nous avons attendu un an pour rentrer au Sénégal, le 25 avril 1946, faute de bateau". Libéré de l'armée la même année, il retrouve son travail de chaudronnier dans la marine. "J'ai perdu beaucoup d'amis pendant ce débarquement. Ils ont été tués par des bombes, des mines, des mitrailleuses ou des canons. D'autres sont devenus fous ou estropiés et n'ont jamais pu revenir" en Afrique, indique M. Cissé. "Nous n'avons pas la reconnaissance de la France. Elle ne peut même pas nous payer", dit-il, déplorant le faible montant de sa pension. "Je perçois 219 614 FCFA [334 euros] tous les six mois. Avant son augmentation [dans les années 2000, NDLR], c'était 25 000 FCFA [38 euros] par semestre", soupire le nonagénaire, livret militaire à la main. Et de rappeler l'épisode Thiaroye, près de Dakar en décembre 1944. Des tirailleurs démobilisés, de retour de la guerre, qui manifestaient pour réclamer le paiement de leurs primes et soldes, avaient été fusillés par l'armée coloniale française. Malgré cela, la fierté du devoir accompli demeure. Chéchia rouge et médailles épinglées à un impeccable boubou brodé jaune, Issa Cissé a le visage qui s'illumine encore au souvenir de ses faits d'armes.