Au Sénégal, plus de 20 ans après la mort de Léopold Sédar Senghor, l’œuvre et l’action du « poète-président » comprend encore des énigmes et suscite des débats. Un groupe de recherche international vient d’être lancé à Dakar pour « revisiter » Senghor, homme aux multiples facettes.
Rien n’a bougé ou presque dans la maison dakaroise de Léopold Sédar Senghor, qu’il a habitée lorsqu’il a quitté la présidence en 1980. Devenue un musée, elle abrite environ 2 000 livres. « On les a laissés dans l’ordre où le président les a rangés », assure son ancien garde du corps, Barthélémy Sarr, le guide des lieux.
La conservatrice Mariama Ndoye occupe désormais le bureau de l’ancien président, au rez-de-chaussée. Le lieu raconte une partie de la vie de Léopold Sédar Senghor, mais « tout n’a pas été dit, loin de là » sur le Poète Président, affirme Alioune Diaw, professeur de littératures africaines et coordonnateur du projet de recherche à l’UCAD. Selon lui, le moment est venu pour « une relecture des études senghoriennes ». « Beaucoup de choses ont été dites sur Senghor, mais ce qu'il manquait, c’est cette distance-là. Ça va nous permettre de lire Senghor de manière "dépassionnée". Nous n’avons pas vécu cette histoire politique ou bien cette histoire philosophique qui faisait que soit on s’opposait à Senghor, soit on le défendait. »
Une plaque commémorative sera déposée, ce samedi 17 décembre, sur la place Mamadou-Dia de Thiès, ville située à 70 kilomètres de Dakar, pour rendre hommage à cet acteur oublié de l’indépendance du pays
Il y a soixante ans, celui qui était alors le président du Conseil des ministres avait été arrêté pour « tentative de coup d’État » après avoir fait intervenir la gendarmerie à l’Assemblée nationale pour empêcher le vote d’une motion de censure contre son gouvernement qu’il estimait abusive, un tournant pour le jeune Sénégal de l’époque qui passe d’un régime parlementaire bicéphale à un régime présidentiel dominé par Léopold Sedar Senghor.
Babacar Diop, maire de Thiès, se rappelle toujours avec émotion de Mamadou Dia qu'il a rencontré lorsqu'il était étudiant et avec qui il a collaboré pendant des années, avant son décès, en 2009.
« Il ne voyait plus à la fin de sa vie. Je lisais donc pour lui et il me dictait aussi des lettres. Il était très âgé mais il avait une certaine énergie qu’il avait gardée », se souvient-il.
Né en 1910, cet ancien instituteur a milité pour l’indépendance du Sénégal, main dans la main, avec Léopold Sedar Senghor avec qui il a fondé le Bloc démocratique sénégalais (BDS).
Devenu président du Conseil des ministres, Mamadou Dia signe les accords d’indépendance, en 1960, puis partage le pouvoir exécutif avec Léopold Sedar Senghor, avant la crise de décembre 1962.
« Mamadou Dia était un nationaliste. Il était pour le socialisme autogestionnaire et pour l’indépendance économique de notre pays, contrairement à Senghor plus conciliant et plus Français. Donc la crise va éclater et cette crise oppose deux visions différentes », explique Babacar Diop.
L'influence de Cheikh Anta Diop, les langues africaines et la littérature, le Prix Neustadt... L'auteur de "Murambi, le livre des ossements" répond à Eric Manirakiza de VOA Afrique - ENTRETIEN
VOA Afrique |
Eric Manirakiza |
Publication 08/11/2022
Boris Diop a reçu le 24 octobre 2022 le Neustadt, le prix international de littérature qui lui a été décerné dans l'Etat américain de l'Oklahoma. Dans un entretien exclusif à VOA Afrique, Boris raconte ce que le prix qu’il a reçu, équivalent du Nobel de littérature, représente pour lui.
PAR Siradiou Diallo
CE JOUR-LÀ : SENGHOR QUITTE LE CLUB DES CHEFS D'ÉTAT
Le 31 décembre 1980, Léopold Sedar Senghor annonçait sa démission. Comment ses homologues africains avaient-ils à l’époque réagi au départ volontaire du premier président du Sénégal ?
Jeune Afrique |
Siradiou Diallo |
Publication 31/12/2021
En Afrique, peu de gens croyaient à une démission volontaire du président Senghor. « Vous verrez, il ne cherche qu’à amuser la galerie… » Malgré les fuites plus ou moins calculées qui, entre août et décembre 1980, se développèrent à différents niveaux, l’opinion demeurait étrangement sceptique.
L’incrédulité n’était pas le seul fait des masses ou des intellectuels. Elle se retrouvait au niveau des responsables politiques. Plus exactement, jusqu’au sommet des États. « Vous croyez à ce conte de fées imaginé par un poète ? », nous demandait en septembre un chef d’État. Et, sans attendre notre réponse, il partait d’un grand éclat de rire ! Notre interlocuteur était si convaincu que Senghor faisait une farce que nous ne cherchâmes nullement à le dissuader.
Vibrant témoignage
Depuis, les rires sarcastiques ont fait place à la surprise d’abord, à l’embarras ensuite, pour finir par une profonde furie du pouvoir. Certes des chefs d’État sont parfois sortis de leur rêve éveillé pour envoyer des messages de sympathie à l’ex-président sénégalais. Au Maroc, il a reçu un vibrant témoignage d’admiration de Hassan II. Le président Moussa Traoré, du Mali, a exprimé sa « profonde admiration pour cette élévation de pensée rare et cette marque de grandeur qui honore l’Afrique ».
Mais, dans l’ensemble, nos chefs d’État ont mal accueilli le scénario de sortie conçu et joué par leur ancien collègue. Certains, parce qu’il ne les a pas tenus informés. Cas du président Houphouët-Boigny, qui a espéré jusqu’au dernier moment que son vieil ami Senghor ne quitterait pas ainsi la magistrature suprême sans qu’ils en aient parlé ensemble. Ne serait-ce, ajoute leader ivoirien, qu’à cause des lourdes responsabilités que nous avons tous les deux assumées sur la scène politique africaine.
L’escalope normande et le Thiéboudiène sénégalais se marient bien pour donner un plat succulent. Néanmoins, l’absence de matérialisation de cette relation séculaire par un jumelage ou échanges culturelles interroge
Poète, Agrégé de grammaire, Docteur honoris causa de 37 universités dans le monde, chantre de la négritude, Léopold Sédar Senghor est le président africain le plus connu en France. De nombreuses rues et établissements scolaires (Collèges, Lycées) portent son nom. Son charisme, sa culture, ses positions avant-gardistes, notamment sur la civilisation de l’universel, l’ont mis au sommet de la pyramide en France.
Le vingtième anniversaire de sa mort a donné lieu à plusieurs cérémonies dans le pays de son vieil ami, Georges Pompidou, deuxième Président français de la cinquième République. La Normandie, sa terre d’adoption, où il est décédé à l’âge de 95 ans, a voulu lui rendre un hommage à la hauteur du grand homme qu’il était. Senghor avait embrassé la région normande et a fait de Vierzon, ville située en basse Normandie, à 90 Kilomètres de Rouen, «une annexe de Dakar».
Il y séjournait souvent avec sa femme Colette Hubert qui était originaire de cette bourgade. C’est en Normandie, qu’il écrivait ses poèmes et ses discours, parce que, selon ses proches, il voulait avoir une certaine distance avec l’Afrique. Senghor a conceptualisé la négritude avec Aimé Césaire, et a aussi inventé la «Normandité» en 1986, «désignée comme le caractère issu du métissage entre différents peuples celtiques et germaniques».
Le premier Président du Sénégal a toujours eu des relations particulières avec les travailleurs sénégalais installés dans cette région, à tel point, qu’il s’est démené avec le soutien de Jean Lecanuet, ancien candidat à la Présidence de la République et maire de Rouen, Pierre Lendemaine (qui deviendra Consul honoraire du Sénégal à Rouen) et Ahmed Ould Dada, ancien Président de la République Islamique de Mauritanie, pour accéder à la construction des foyers de migrants afin de loger dignement ces ouvriers qui travaillaient dans l’industrie automobile, la Chimie et le textile. Il inaugurera la «Résidence El hadj Omar», située au 71, rue du Renard, à Rouen, en 1974. Vingt ans après sa mort, la Mairie de Rouen a voulu marquer l’empreinte de Senghor dans sa commune.
La commune, représentée par Mamadou Saliou Diallo, conseiller municipal, qui a été, par ailleurs directeur du Foyer situé au 50 rue Stanislas Girardin, accompagné d’une forte délégation municipale, notamment de Sileymane Sow, adjoint au maire chargé des relations internationales et d’autres élus de la municipalité. La députée, originaire du Sénégal, Sira Sylla, était présente également. Ils ont tous montré que Senghor était aussi rouennais et qu’il demeure encore dans l’inconscient collectif des citoyens de cette ville. Un de ses poèmes a été lu par Diallo Coulibaly qui connait très bien l’histoire des foyers qui s’appelaient : «Abri des travailleurs Sénégalais et Mauritaniens».
Etudiant, il a été aussi présent lors des rencontres entre le premier Président du Sénégal et ses compatriotes. La presse écrite et audiovisuelle s’était mobilisée pour donner une visibilité à ce moment solennel. En effet, depuis le 20 décembre 2021, la résidence située au 50, rue Stanislas Girardin porte officiellement le nom de Léopold Sédar Senghor. Une plaque descriptive de son parcours, y a été également installée. Nous pouvons dire encore que Senghor avait eu raison de parler de la civilisation de l’universel. En effet, ce foyer qui accueillait uniquement des sénégalais et mauritaniens, est désormais ouvert au monde. Il est devenu une résidence sociale et ses locataires sont originaires de différents pays : sénégalais, mauritaniens, soudanais, syriens, etc.
La mixité culturelle, chère à Senghor, a pris vie dans ce foyer de 149 chambres. Cette résidence gérée par ADOMA accueille également une association de chantiers d’insertion, dirigée par Djibril Soumaré et présidée par Djiby Diakité, qui emploie une vingtaine de personnes et concocte des plats (Thieb, Mafé, Yassé, etc .)
L’escalope normande et le Thiéboudiène sénégalais, (qui vient d’être inscrit au patrimoine immatérielle de l’humanité, par l’UNESCO), se marient bien pour donner un plat succulent. Néanmoins, l’absence de matérialisation de cette relation séculaire par un jumelage ou échanges culturelles interroge. Nous pouvons dire que le Sénégal a marqué définitivement son empreinte dans la ville aux cent clochers et feu Senghor pourrait prendre le titre : «Duc de Normandie».
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SENGHOR, DERRIÈRE LE MYTHE
Vingt ans après sa mort, le « poète président » suscite toujours des débats. Abdoulaye Bathily et Mamadou Diouf décryptent cette figure majeure de la période postcoloniale et expliquent pourquoi, au Sénégal, elle a été effacée de la mémoire collective
Vingt ans après sa mort, le « poète président » suscite toujours des débats, expliquent les historiens Mamadou Diouf et Abdoulaye Bathily.
Si sa posture de « poète président », d’incarnation de l’« humanisme universel » et de chantre de la fierté noire le précède, Léopold Sédar Senghor a aussi eu ses détracteurs. Au Sénégal, où il fut président de 1960 à 1980, il est perçu comme un défenseur du « néocolonialisme » imaginé par la France pour perpétuer sa domination sur l’Afrique, mais aussi comme un chef d’Etat autoritaire.
Léopold Sédar Seghor est « une ombre, une énigme pour la génération des jeunes Sénégalais », selon Mamadou Diouf. Le Sénégal a vécu une période de « désenghorisation » avec l’arrivée d’Abdou Diouf, explique Abdoulaye Bathily, auteur de Mai 1968 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie. Les deux historiens décryptent cette figure intellectuelle majeure de la période postcoloniale et donnent des clés pour comprendre pourquoi, au Sénégal, elle a été effacée de la mémoire collective.
par l'éditorialiste de seneplus, Jean-Claude Djéréké
COMMENT SENGHOR FUT REMERCIÉ PAR LA FRANCE
EXCLUSIF SENEPLUS - Le 20e anniversaire de la mort de l’enfant de Joal doit nous faire prendre conscience du fait que ces gens-là sont cruels et sans cœur, y compris vis-à-vis de ceux qui se prosternent devant eux
Jean-Claude Djéréké de SenePlus |
Publication 23/12/2021
C’est peu dire que Léopold Sédar Senghor fit beaucoup pour la France, qu’il contribua au rayonnement de la langue française, qu’il était même opposé au départ des Africains du giron français. “Le carré France, croyez-nous, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement, monsieur le ministre, mes chers collègues, y bâtir nos propres cases, qui élargiront et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l'hexagone France”, disait-il dans l’enceinte de l’Assemblée nationale française, le 29 janvier 1957 alors que Mamadou Dia était favorable à une rupture avec la France et préconisait “une mutation totale qui substitue à la société coloniale et à l’économie de traite une société libre et une économie de développement”.
Malgré cela, malgré tous les bons et loyaux services rendus à la France, malgré le fait qu’il avait épousé une fille de Normandie, les obsèques officielles du premier président du Sénégal, à Dakar le 29 décembre 2001, furent boycottées par Jacques Chirac et Lionel Jospin. Erik Orsenna est un des rares Français qui déplorèrent l’absence du chef de l’État et du Premier ministre français à ces obsèques. L’académicien et écrivain publia une tribune intitulée “J’ai honte” dans ‘Le Monde’ du 5 janvier 2002. Orsenna aurait dû ajouter : “ Nous, Français, avons été ingrats et méchants avec Senghor.”
Le 20e anniversaire de la mort de l’enfant de Joal doit nous faire prendre conscience du fait que ces gens-là sont cruels et sans cœur, y compris vis-à-vis de ceux qui se prosternent devant eux, qu’ils ne poursuivent que leurs intérêts, qu'il ne faut rien attendre de bon d’eux et que les autres pays africains doivent soutenir le Mali de Goïta et Maïga parce que c’est notre libération qui se joue aussi à Bamako.
par Jean Pierre Corréa
LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR, UNE CERTAINE LITURGIE DE LA RÉPUBLIQUE
Il est intéressant de noter que c'est à l'occasion de la célébration des 20 ans de la disparition de Senghor, que Abdoul Aziz Tall, ancien du BOM, met sa plume au cœur de cette plaie qui gangrène notre démocratie
20 Décembre 2001-20 Décembre 2021. Il y a 20 ans le président Léopold Sédar Senghor disparaissait. 20 ans jour pour jour après qu’il a quitté le pouvoir en 1981. Symbolique coïncidence, pour quitter la scène d’un monde qu’il aura marqué de toute sa puissance poétique, qu’il avait mise en actions.
Senghor a transmis le pouvoir au président Abdou Diouf, il y a donc 40 ans. Cela paraît si loin. Pourtant le Sénégal revenait d’encore plus loin, et le chemin parcouru par notre démocratie est parsemé de visions, et d’espoirs parfois déçus pour le développement de notre pays, à travers des combats d’hommes et de femmes qui autour de lui souvent, et parfois contre lui ont participé à l’écriture de notre Histoire.
Au moment où certains leaders africains s’accrochaient au pouvoir, de manière indécente, où la seule interruption du mandat présidentiel ne pouvait se concevoir que par un complot souvent sanglant ou par la mort naturelle du président à vie, au moment où les élections étaient travesties en grotesques parodies, le renoncement volontaire et choisi à la magistrature suprême de la part d’un chef historique, d’un « Père de la Nation » pouvait avoir une portée symbolique et effective d’une indéniable valeur. Peu de gens savent que des personnes se sont opposées à ce départ et fait historique, parmi cette catégorie, figuraient les guides spirituels des Mourides et des Tidjanes, les deux confréries musulmanes majoritaires du pays. Leur raisonnement était clair et selon eux, si Senghor, le catholique, arrangeait les deux chefs musulmans, la compétition qui s’établira après son départ, pouvait opposer leurs confréries pour la conquête de la magistrature suprême au bénéfice de l’un de leurs représentants.
Mais les Sénégalais savaient eux que leur chef d’État était arrivé au bout de ses rêves de développement du pays qu’il avait dirigé d’une façon autoritaire certes, mais empreinte d’une grande orthodoxie républicaine. Il avait d’abord observé, choisi, guidé et enfin nommé son successeur, en la personne du président Abdou Diouf, dont il avait su apprécier le sens élevé de la méthode et de l’organisation gouvernementale et étatique.
Senghor, un chef qui savait « cheffer ».
Cet homme savait que l’exemplarité était à la base de l’autorité naturelle que l’on peut avoir sur des hommes et des femmes qui n’ont rien de moins que vous et auxquels vous devez respect et considération. Les bases de son autorité que l’on pouvait croire naturelle, étaient déterminées par le choix d’hommes et de femmes de qualité, instruits, éduqués, discrets, et surtout emplis de cette humilité qui font les hommes d’état. Avant toute chose, ils devaient avoir un grand sens de ce qu’était la République. Et surtout en connaître la liturgie, son application qui n’était pas contenue dans des textes et des règlements, mais aussi ils devaient comprendre qu’un pays et un État, à travers son gouvernement a besoin d’être organisé avec sens et méthodes. Et nombreux sont les hommes que l’on disait du sérail de Senghor qui ont été biberonnés aux règles simples et logiques de ce qui était appelé, le BOM, le Bureau Organisation et Méthode.
Les affaires de l’État ne traînaient pas sur la place publique, personne ne s’avisait comme maintenant avec cette vulgarité des parvenus, à clamer urbi et orbi, devant n’importe quelle assistance, dans les lieux les plus louches parfois, « le président m’a dit…j’ai dit au président ».
Les enfants de ses ministres ne connaissaient pas l’intérieur de la voiture de fonction de leurs pères, pour n’y être jamais monté, alors que les enfants de ceux d’aujourd’hui conduisent ces véhicules de l’État à leur guise, alors que la règle était de les garer dès la fin de son service avant d’utiliser sa propre voiture. Autres temps autres mœurs…
Le palais de la République n’a jamais abrité du tems de Senghor des réunions politiques, et comme celles-ci se tenaient à l’Assemblée nationale et que le reproche lui en fut fait, il décida de la construction de la Maison du Parti Socialiste, à l’intérieur de laquelle il créa l’école du parti d’où sortirent les cadres parmi les plus influents de notre pays.
Nous allons causer d’un temps que les moins de…40 ans ne peuvent pas connaître, les temps où l’on nettoyait à l’eau et au savon les trottoirs de Dakar, où les arbres étaient correctement coupés au lieu d’être sauvagement élagués, pour en vendre les branches, les temps où le service d’hygiène vous mettait des amendes pour défaut de poubelles à domicile…et la liste des choses que la République nous offrait et nous enseignait est loin d’être exhaustive…
Il était impossible qu’un homme se fasse remettre une enveloppe bourrée de millions pour services rendus de fait de vol de documents. Des hommes capables d’organiser de telles insanités n’existaient pas dans son entourage, puis que le sens de la République était l’Alpha et l’Omega de la gouvernance de notre pays.
Il est intéressant de noter que c'est à l'occasion de la célébration des 20 ans de la disparition de Léopld Sédar Senghor, que Abdoul Aziz Tall, cet ancien du fameux BOM, Bureau Organisation et Méthode, pointant le désarroi du président Macky Sall, face au désordre qui caractérise son administration, met sa plume au cœur de cette plaie qui gangrène notre démocratie, et notre administration, et qui permet à n'importe quel gougnafier, de se pavaner avec désinvolture dans les arcanes d'un pouvoir, jadis imprégné de rigueur et d'éducation exigés par la République ! Je ne pense pas que de son temps, un hurluberlu de Ngom aurait pu approcher le président pour une vulgaire remise d'enveloppe.
Il serait temps que le président Macky Sall apprenne à « cheffer »… comme un chef d’État et garant de l’esprit de notre République…qui n’a jamais été bananière…
QUAND SENGHOR DÉCOUVRAIT PARIS ET SES ÉLITES
L'ancien président mort il y a 20 ansfut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée
Senghor, mort il y a 20 ans, fut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée, et aussi une façon de se vivre Noir, à Paris, entre deux guerres.
Voilà vingt ans que Léopold Sédar Senghor est mort. Juste avant Noël, en 2001, et à Verson, en Normandie, c’est-à-dire plus près des bords de Loire, que de Dakar ou du delta du fleuve Saloum, sa région natale. Etudiant, c’est à ces châteaux de l’histoire de France, découverts en randonnant à vélo avec un autre étudiant, Indochinois celui-là, qu’il avait consacré son tout premier périple hexagonal, soixante-dix ans plus tôt. Boursier sénégalais dans la capitale d’un empire colonial sur le tard qui se prenait de passion pour l’exotisme, “les arts nègres”, le jazz et Joséphine Baker (arrivée des Etats-Unis trois ans auparavant dans le casting de la Revue nègre), Senghor avait débarqué à Paris en 1928. Il avait 22 ans. A l’époque, le Sénégal, où il était né en 1906, était encore une colonie française d’Afrique de l’Ouest, où les Pères blancs souvent se chargeaient de l’instruction.
La trajectoire de Léopold Sédar Senghor croise cette présence-là, à la fois coloniale et évangélisatrice, ses préférences et ses hiérarchies. Elle modèlera considérablement son histoire même si, troquant un sacerdoce pour un autre en cours de route, il deviendra finalement agrégé de grammaire - et pas curé comme il l’avait d’abord imaginé. La culture classique, légitime et élitaire, incorporée une fois arrivé à Paris, se chargera du reste de la part majoritaire de celui qui était le tout premier des agrégés littéraires à se trouver né sur le sol africain. Même si, par ailleurs, c’est à Paris aussi, où gravitent et transitent des intellectuels qui seront décisifs dans son élaboration de la négritude, qu’il découvre encore une bibliothèque tout autre, qui l’irrigue à son tour. Toute son histoire sera celle d’une trajectoire en forme de passerelle entre les deux.
Fils d’un commerçant plutôt à l’aise dans la région atlantique de Mbour, il avait en effet été envoyé à l’école des Pères blancs en 1913. D’abord dans sa petite ville côtière, puis à la mission de la ville plus importante ; et au collège à Dakar, enfin, à 130 kilomètres de son lieu de naissance, qui l’accueille en élève particulièrement doué à la scolarité fulgurante. Avant l’école catholique, il racontera qu’il avait seulement connu “un milieu animiste à cent pour cent”. Devenu entre-temps l’un des piliers de la négritude puis le premier chef de l’Etat du Sénégal rendu indépendant en 1960, et auteur prolixe, Senghor a en effet souvent détaillé son itinéraire dans des livres. C’est cette trame qu’on peut suivre pour arpenter son histoire et décomposer une façon tempérée de s’acclimater entre deux pays, deux cultures, jusqu’à sa mort voilà deux décennies.
Passeur métis ou idiot utile ?
En fait, la trajectoire de Senghor fut un pont, bien plus souvent, que cette posture de rupture à quoi une image trop figée, et simpliste, de ce que fut la négritude, tendrait à le figer. D’ailleurs, à trop ménager Paris en devenant l’un des vecteurs de sa culture, et en même temps son avocat, ses adversaires lui reprocheront d’avoir exonéré le colonialisme, et parfois d’avoir carrément incarné le néo-colonialisme. Au point que ce sont souvent des Blancs qui en tressent les louanges... à l’heure où il s’agit aussi, désormais, de faire l’inventaire de cette histoire-là, pour les intellectuels ouest-africains issus des générations qui lui ont succédé. Car Senghor fut à la fois le premier chef d’Etat d’un grand pays d’Afrique de l’Ouest devenu indépendant en 1960 et, durant toute la deuxième moitié du XXe siècle, celui sur qui la France s’appuiera durablement pour prolonger son empreinte, une fois l’empire défait.
La vie de Senghor permet d’éclairer sa place. Et, en particulier, ses débuts, de son arrivée à Paris à la fin des années 1920 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale - où il sera libéré après avoir été fait brièvement prisonnier. Car celui que les médias français aiment de longue date instituer en chantre de la fierté noire fut sans doute un homme de rupture. Une rupture qui fut littéraire, épistémologique. Mais assez peu, à vrai dire, une rupture avec le centre névralgique du monde colonial, ses lieux de pouvoir politique, culturel, et symbolique. Parce qu'il fut notamment un intellectuel qui arrimait d’abord le continent noir du côté des élans, des émotions, et même de la féminité - “Sa faiblesse, est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la Femme”, écrit Senghor. Et, aussi, parce qu’il forgera et défendra une “civilisation de l’universel” moins heurtée, ou frontale, que ce qu’on en a parfois retenu - aussi parce que Césaire, auquel il reste associé, était, lui, communiste et davantage révolté.
Premier académicien né sur le sol africain, il faut lire le discours - à la fois très long et très personnel - que lui offre en 1983 son ami Edgar Faure pour comprendre la place que Senghor occupe, à son élection à l’Académie française. Et depuis bien longtemps. Faure est celui qui avait fait de Senghor son secrétaire d’Etat, en 1955, sous la Quatrième République (“Le gouvernement qui se forme à la veille dela conférence de Bandoungne va pas commettre la folie de ne pas faire appel à vous”, justifiera-t-il a posteriori, trente ans plus tard).
SENGHOR, CHANTRE DU (NEO)COLONIALISME FRANÇAIS EN AFRIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - Son amour pour la France ne s’arrête pas aux inspirations littéraires. N’a-t-elle pas pour louable dessein de "greffer le rameau latin sur le sauvageon africain" ? Le "génie" belge n’a "pas fait autre chose au Congo", dira-t-il en 1951
Ce texte du chercheur en histoire Khadim Ndiaye (Québec, Canada) est tiré du livre L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Nous le reproduisons ici avec l’accord de l'éditeur et de l’auteur.
Lorsque Léopold Sédar Senghor naît en 1906, le Sénégal est l’un des joyaux de l’Empire colonial français. Le territoire, qui abrite le siège du gouverneur de l’Afrique occidentale française (AOF), a été organisé au siècle précédent autour des « Quatre Communes » – Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar –, vieilles colonies héritées de l’Ancien Régime dont les habitants, imprégnés de culture et de valeurs françaises, jouissent de droits politiques particuliers. De 1848 à 1852, puis de nouveau à partir de 1879, ces quatre communes sont représentées à l’Assemblée nationale, d’abord par des Blancs, puis par des métis. En 1914, au seuil de la Grande Guerre, un Africain noir, Blaise Diagne, représente pour la première fois ces territoires singuliers, dont les habitants obtiennent deux ans plus tard la citoyenneté française. Né à Joal, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Dakar, Senghor ne jouit pas de ce privilège : il reste un « sujet » français, soumis au Code de l’indigénat. Mais le désir de devenir pleinement français habite déjà son jeune esprit.
Une fierté française
Soucieux d’« élever ses fils à l’européenne », le père de Senghor confie en 1913 son éducation au Père Léon Dubois, d’origine normande, chef de la mission catholique de Joal, puis en 1914, à la mission Saint-Joseph de Ngasobil tenue par les Pères du Saint-Esprit où, en plus d’un enseignement religieux, on lui inculque l’amour des auteurs classiques français. Après le cycle primaire, le jeune Léopold est pris en charge, au collège Libermann de Dakar, par le père Albert Lalouse, un Sarthois convaincu de la supériorité de la civilisation occidentale et déterminé à transformer les jeunes Africains en « Français à peau noire[1] ». C’est finalement au Cours secondaire officiel et laïque, devenu lycée Van Vollenhoven, à Dakar, qu’il obtient son baccalauréat.
Baigné très tôt dans la culture française, suivi par l’administration coloniale qui se félicite de son parcours et qui lui accorde une bourse, Senghor fait partie de la petite minorité d’élèves destinée à constituer l’élite noire de la colonie. Conservant son siège de député jusqu’à sa mort en 1934, fonction qu’il cumule avec celle de maire de Dakar et, pendant un an, celle de sous-secrétaire d’État aux Colonies, Blaise Diagne est le porte-parole de cette élite et le défenseur attitré de la France, à partir des années 1920, alors que les idées d’émancipation, lancées notamment par le panafricaniste Marcus Garvey, se propagent en Afrique de l’Ouest. Lorsque, nanti de sa bourse coloniale, Senghor débarque à Paris en 1928, il bénéficie de l’appui de Diagne. C’est grâce à l’intervention de ce dernier qu’il obtient, de façon dérogatoire, la naturalisation française en 1933.
« Le type de ces élites indigènes dont la France a le droit d’être fière »
À Paris, l’admiration de Senghor pour la France et sa littérature se renforce. Élève d’hypokhâgne puis de khâgne au prestigieux lycée Louis-Le-Grand, il s’y forge des amitiés durables, notamment avec Georges Pompidou, futur président de la République, et Aimé Césaire, avec qui il fondera en 1935 une éphémère revue, L’Étudiant noir. Premier Africain lauréat de l’agrégation de grammaire, Senghor, qui enseigne alors dans divers lycées et publie ses premiers poèmes dans le magazine littéraire Cahiers du Sud, sort de l’anonymat en septembre 1937 : invité par les autorités coloniales à prononcer deux discours, un à Dakar, un à Paris, il éblouit son auditoire. Quelques jours plus tard, le 4 octobre, le quotidien d’extrême droite L’Action française lui consacre un article louangeur. Senghor est « le type de ces élites indigènes dont la France a le droit d’être fière », note le journal maurassien[2]. Il publie poèmes et articles dans des revues littéraires réputées : Volontés, Charpentes.
Ainsi s’ouvre une longue tradition. Pendant des décennies, les élites françaises verront en Senghor le reflet de leurs propres fantasmes. Amoureux de l’Hexagone, le poète sénégalais apparaît aux uns comme la preuve vivante du génie colonial français. Chantre de la « négritude », aux côtés de la femme de lettres martiniquaise Paulette Nardal ou d’Aimé Césaire, Senghor est décrit par d’autres comme l’incarnation de la renaissance culturelle africaine. C’est cette ambiguïté que l’on retrouvera tout au long de sa carrière.
Éloge du « métissage » colonial
Pour comprendre l’ambivalence de Senghor, il faut garder en tête que son amour pour la France ne s’arrête pas aux inspirations littéraires qui ont fait de lui l’un des grands poètes d’expression française. Il voue également une admiration ambiguë aux idéologues de la suprématie occidentale. Sous prétexte de valoriser la culture « nègre », il tend à donner une définition essentialiste des « Noirs » et des « Africains » que ne renieraient ni Maurice Barrès, dont Senghor est un disciple revendiqué, ni même Arthur de Gobineau, auteur en 1853 de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, auquel le poète sénégalais se réfère explicitement.
La même ambivalence apparaît dans son attitude à l’égard des grandes figures de la colonisation, comme Faidherbe ou Lyautey, dont la stratégie consistait à valoriser certains éléments des sociétés africaines pour mieux asservir les masses indigènes. Passant sous silence les massacres qui ont ponctué la conquête du Sénégal, Senghor célèbre les « vertus » du conquérant : « Faidherbe s’est fait nègre avec les Nègres[3]. » Allusion aux efforts du gouverneur du Sénégal pour soumettre les sociétés africaines. Allusion aussi, sans doute, au fils métis que le même gouverneur eut avec une adolescente sénégalaise. « Si je parle de Faidherbe c’est avec la plus haute estime, jusqu’à l’amitié, parce qu’il a appris à nous connaître », affirmera Senghor en 1969[4].
Tiraillé entre deux aspirations – « ma vie intérieure a été trop tôt écartelée entre l’appel des Ancêtres et l’appel de l’Europe », écrit-il[5], Senghor fait l’éloge du métissage. L’Europe et l’Afrique, parce qu’elles sont en tout point opposées, dit-il, sont « deux mondes complémentaires ». Dans cette complémentarité, l’Europe, incarnant l’élément masculin, représente la raison et la volonté. Le continent africain tient pour sa part le rôle féminin : « Sa faiblesse, est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la femme. » Un clin d’œil évident à Gobineau, pour qui la « variété mélanienne », espèce sensuelle par essence, est dotée de la « personnalité féminine » qui a besoin de l’« élément blanc » fécondant qui, seul, pourra l’élever.
Pour Senghor, la colonisation n’a rien, en soi, de condamnable. N’a-t-elle pas pour louable dessein de « greffer le rameau latin sur le sauvageon africain » ? Le « génie » belge n’a « pas fait autre chose au Congo », dira-t-il le 5 février 1951 devant un parterre d’écrivains belges[6]. À l’en croire, la pénétration européenne dans la psyché africaine est la matrice d’une nouvelle civilisation « afro-latine ». L’Europe, répète-t-il à l’envi, a pour mission de « féconder » l’Afrique, et de cette fécondation doit naître « un grand type métis culturel ».
« Nous ne sommes pas des séparatistes »
Incorporé dans un régiment d’infanterie coloniale en 1939, prisonnier des Allemands en 1940, il est transféré de camp en camp en France pendant plusieurs mois. Libéré début 1942 pour raisons de santé, il reprend sa carrière d’enseignant tout en participant à la résistance. Repéré par Robert Delavignette, directeur de l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM), Senghor obtient en novembre 1944 la chaire de langues négro-africaines de cette prestigieuse institution.
Les questions soulevées à cette période par la Conférence de Brazzaville – dont les conclusions sont selon lui « un chef-d’œuvre qui fera date dans l’histoire mondiale[7] » – l’incitent à s’impliquer dans les débats publics[8]. C’est à cette période qu’il rédige son premier texte théorique sur les institutions franco-africaines. Ses propositions sont publiées début janvier 1945 dans un ouvrage intitulé La Communauté impériale française. Comme d’autres réformateurs coloniaux, Senghor prône un système fédéral capable d’articuler, et même de transcender, les concepts d’association et d’assimilation. Tout en s’appuyant sur les réflexions de Lyautey et de Delavignette, défenseurs du premier concept, le poète sénégalais défend l’« assimilation active et judicieuse » des Africains. Les colonisés, note-t-il, doivent « s’assimiler l’esprit de la civilisation française », pour que celle-ci « féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou renaître de leur décadence ». « Il s’agit d’une assimilation qui permette l’association, résume-t-il. C’est à cette seule condition qu’il y aura “un idéal commun” et “une commune raison de vivre”, à cette seule condition un Empire français[9]. »
Le 20 février 1945, suivant une recommandation du congrès de Brazzaville, une commission spéciale présidée par Gaston Monnerville est créée, chargée d’étudier la représentation des territoires d’outre-mer à l’Assemblée constituante. Les colonies africaines y sont représentées par Senghor, dont le nom a été proposé par Delavignette, et par le Dahoméen Sourou Migan Apithy. Mais les deux hommes déchantent en consultant les documents préparatoires de la commission : les territoires africains, constatent-ils, seront soumis au système discriminatoire du double collège qui confère aux colons un poids politique démesuré. Malgré leurs tentatives pour rééquilibrer les choses, Senghor et Apithy sont la cible de quelques étudiants africains établis à Paris, comme le Sénégalais Abdoulaye Ly et le Dahoméen Louis Béhanzin, qui critiquent leur « docilité ».
Senghor est échaudé par cette première expérience politique. Alors que la commission Monnerville rend son rapport à l’été 1945, il publie dans la revue Esprit un article offensif : « Défense de l’Afrique noire ». « Nous sommes rassasiés de bonnes paroles – jusqu’à la nausée –, de sympathie méprisante, lance-t-il ; ce qu’il nous faut, ce sont des actes de justice. Comme le disait un journal sénégalais : nous ne sommes pas des séparatistes, mais nous voulons l’égalité dans la cité[10]. » Il ne sera pas entendu : le gouvernement valide le système du double collège et toutes les dispositions qui marginalisent les « sujets » coloniaux.
L’Union française : une « maison familiale »
Cette première défaite ne l’empêche pas de se porter candidat aux élections du 21 octobre 1945. La colonie Sénégal-Mauritanie se voit attribuer deux sièges à l’Assemblée constituante : un pour le collège des citoyens, un pour le collège des non-citoyens. Lamine Gueye, candidat au siège des citoyens et représentant du parti socialiste, fait de Senghor son colistier pour le siège des sujets, à l’occasion d’un séjour de ce dernier au Sénégal. Tous les deux réaffirment dans leur manifeste électoral leur attachement à la France : « Enfants du Sénégal, totalement dévoués aux destins de ces vieilles terres françaises, notre seule ambition est de servir avec le maximum d’efficacité dans le cadre d’une République qui saura donner un peu de réalité à sa belle devise Liberté-Égalité-Fraternité. Vive la France ! Vive l’Afrique socialiste ! Vive la République[11] ! »
Victorieux, les deux députés s’installent à l’Assemblée constituante en janvier 1946. Senghor, membre de la commission chargée d’élaborer une nouvelle Constitution, approfondit ses réflexions sur les institutions impériales. Le rapport qu’il présente à la commission le 11 avril propose de compenser la sous-représentation des territoires d’outre-mer dans les institutions métropolitaines en dotant leurs assemblées locales de pouvoirs substantiels. Mais ses espoirs, pourtant modestes, sont douchés par le référendum du 5 mai, qui rejette le texte constitutionnel préparé par les députés.
Réélu à la deuxième Assemblée constituante, Senghor réitère ses propositions. Fort de sa théorie de la complémentarité et inspiré par les principes fédéralistes, il veut, dit-il, faire de l’Union française un « mariage plutôt qu’une association[12] ». Mais le débat entre les élus d’outre-mer et les membres du « Parti colonial » se durcit. Alors que les premiers réclament la liberté de gérer localement leurs propres affaires, les forces conservatrices s’insurgent contre l’idée d’une « fédération acéphale et anarchique ». La tension est à son comble. En août 1946, le député sénégalais s’emporte au cours d’un entretien donné à l’hebdomadaire socialiste Gavroche. « Nous sommes prêts s’il le fallait en dernier recours, à conquérir la liberté par tous les moyens, fussent-ils violents », tonne-t-il[13]. Cette surprenante interview, qui passe inaperçue, contient les déclarations les plus radicales qu’il ait jamais prononcées.
Lors des débats parlementaires de septembre 1946 sur les futures institutions de l’Union française, le député sénégalais revient à des sentiments plus conformes à sa modération habituelle. L’Union française, plaide-t-il, doit rejeter toute « prime à la sécession », pour devenir plutôt « une maison familiale, où il y aura sans doute un aîné, mais où les frères et les sœurs vivront vraiment dans l’égalité »[14]. Cette sage position, qui dissout l’égalité dans quelques « généralités culturelles », comme le remarque l’historien Yves Benot, esquive la question des « droits politiques réels »[15]. Le député sénégalais demeure donc fidèle aux directives de son parti, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), qui refuse l’égalité politique aux colonisés. On est loin du panache d’Aimé Césaire, député de la Martinique alors proche du Parti communiste français (PCF), fustigeant en plein hémicycle l’hypocrisie des dirigeants français qui craignent, fulmine-t-il, « que le vin de la démocratie ne soit trop fort pour nos têtes exotiques[16] ».
« Si Senghor avait été à Bamako… »
Dix jours avant le vote du nouveau texte constitutionnel par l’Assemblée, le 28 septembre 1946, plusieurs députés africains signent un « Manifeste » convoquant les parlementaires des territoires africains sous administration française à un congrès au mois d’octobre à Bamako. Objectif : créer un grand mouvement politique africain capable de contrer les offensives conservatrices du lobby colonial.
Cet appel au rassemblement place les députés africains affiliés à la SFIO, donc au gouvernement, dans une position inconfortable. Soumis à d’intenses pressions de leurs « amis » socialistes français, et notamment de Marius Moutet, ministre de la France d’outre-mer, Lamine Gueye, Léopold Sédar Senghor, Yacine Diallo et Fily Dabo Sissoko, pourtant signataires du manifeste[17], décident de boycotter le congrès de Bamako. Selon l’historien Pierre Kipré, des chèques auraient été distribués par Moutet pour inciter ses « camarades » africains à se désolidariser du manifeste. Seul Sourou Migan Apithy, député socialiste du Dahomey-Togo, résiste aux pressions et participe au congrès, qui se tient du 19 au 21 octobre 1946[18].
Pensé au départ comme une alliance des forces politiques et syndicales d’Afrique française, le Rassemblement démocratique africain (RDA), le mouvement créé à Bamako et placé sous la présidence du député ivoirien Félix Houphouët-Boigny, est dès sa naissance privé du soutien d’un nombre important de députés africains et décide de compenser cette faiblesse par une alliance stratégique avec le groupe communiste au parlement français.
Senghor évoquera à plusieurs reprises cet épisode dans les décennies suivantes, incriminant alternativement le communisme de la direction du RDA et l’autoritarisme de la direction de la SFIO. « Mais je dois en toute modestie faire mon autocritique jusqu’au bout, avouera-t-il en 1957. Mon tort a été d’obéir aux ordres qui m’étaient imposés de l’extérieur[19] ». « Si Lamine [Gueye] et Senghor avaient été à Bamako, nous aurions écrit une autre page d’histoire », regrettera pour sa part Houphouët-Boigny[20].
En délicatesse avec la direction du parti, Senghor quitte la SFIO en 1948. Dans sa lettre de démission envoyée à Guy Mollet, il reproche aux dirigeants socialistes d’user de « pression administrative, de corruption, d’espionnage et de délation » dans les territoires d’outre-mer. Mais le député sénégalais s’abstient de dénoncer la répression qui s’abat sur les militants anticolonialistes, comme c’est notamment le cas à cette période à Madagascar et lors de la grève des cheminots en 1947.
Dans la foulée de sa démission, Senghor participe à la création d’un nouveau parti, le Bloc démocratique sénégalais (BDS), et se rapproche de Louis-Paul Aujoulat, député du Cameroun, qui quitte de son côté le Mouvement républicain populaire (MRP), pour constituer avec lui un nouveau groupe parlementaire : les Indépendants d’Outre-Mer (IOM).
Fort d’une dizaine de députés, ce groupe vient directement concurrencer les députés RDA. Il sert aussi de marchepied politique à Aujoulat, nommé secrétaire d’État à la France d’outre-mer en 1949, poste qu’il conservera jusqu’en 1953. Ce dernier, farouche adversaire de l’indépendance des colonies, notamment au Cameroun, crée en 1951 le Bloc démocratique camerounais (BDC), sur le modèle du parti frère sénégalais. Fervent catholique, et partisan comme lui de la « symbiose franco-africaine », Aujoulat est l’alter ego blanc de Senghor. « Ma peau est peut-être blanche, mais mon cœur est plus noir que celui de l’homme noir lui-même », assure-t-il[21].
Malgré les pourparlers engagés en 1950 par les IOM avec le RDA – alors en plein retournement stratégique – en vue de constituer un « Bloc africain » à l’Assemblée, aucune alliance n’est scellée entre Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny.
« Senghor est un homme loyal »
L’occasion manquée en 1946 à Bamako de créer un grand parti unifié ne sera pas rattrapée. Les rivalités personnelles et les manipulations gouvernementales, observe l’historienne Janet Vaillant, se sont combinées pour maintenir le clivage entre les deux hommes[22]. Les manœuvres des partis politiques pour contrôler des élus africains exacerbent les divisions.
Dans un rapport présenté au président de la République Vincent Auriol au lendemain des élections législatives de juin 1951, François Mitterrand, alors ministre de la France d’outre-mer, dresse un tableau optimiste des résultats électoraux en Afrique : « Tous les députés d’AOF, sauf deux hommes de valeur qui peuvent être inquiétants et qui sont Senghor au Sénégal et Houphouët en Côte d’Ivoire, sont pro-gouvernementaux[23]. » Houphouët est sous contrôle, précise-t-il, car les députés du RDA sont peu nombreux et inoffensifs. Quant à Senghor, il est « remarquable », estime Mitterrand : « Dans dix ans, il sera la principale personnalité du Sénégal. » Il faut donc « lui enlever ses armes » en manœuvrant le groupe des IOM auquel il appartient « de telle sorte qu’il n’ait pas de puissance parlementaire. »
Reçu à l’Élysée un an plus tard, le nouveau ministre de la France d’outre-mer, Pierre Pflimlin, peut rassurer le président de la République. « Senghor est un homme loyal, juge-t-il. Sa pensée est parfois ondoyante mais, à mon avis, il n’est pas dangereux au point de vue français. »
Le fédéralisme contre l’indépendance
S’il affectionne le concept de « liberté » et celui d’« autonomie », Senghor n’emploie jamais le mot « indépendance » dans les années 1950. Sauf pour en dénoncer les promoteurs. Car l’indépendance nationale est pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, une « illusion », un « piège », une « notion périmée ». D’où son attrait pour une réforme fédéraliste de l’Union française, qui permettrait d’octroyer quelque liberté aux territoires d’outre-mer tout en renforçant leurs liens avec la métropole.
Dans La Communauté impériale française, publié en 1945, Senghor prône déjà un système institutionnel fédéraliste : les territoires français d’outre-mer seraient regroupés en six fédérations (dirigées par des gouverneurs métropolitains), qui seraient elles-mêmes représentées à Paris, à parité avec la métropole, dans un « parlement impérial » chargé des questions communes (défense, affaires extérieures, etc.). « Ce système, insiste-t-il, loin d’affaiblir l’autorité de la métropole, ne ferait que la renforcer puisqu’il la fonderait sur le consentement et l’amour d’hommes libérés, d’hommes libres ; loin d’affaiblir l’unité de l’Empire, il la souderait puisque le chef d’orchestre aurait pour mission non d’étouffer, en les couvrant de sa voix, les voix des différents instruments, mais de les diriger dans l’unité et de permettre à la moindre flûte de brousse de jouer son rôle. »
Senghor restera fidèle à cet idéal fédéraliste, seul antidote selon lui aux nationalismes qui persistent en Europe et s’éveillent en Afrique. Cet idéal inspire ses réflexions sur l’Eurafrique, dont il est un promoteur enthousiaste, et qui irrigue sa vision de l’Union française, dont la réforme est l’objet d’intenses débats dans les années 1950. Pris d’angoisse devant la montée des mouvements anticolonialistes, les revues et les journaux français ouvrent largement leurs colonnes au député du Sénégal, qui décrit la fédération comme l’unique solution pour prévenir en Afrique noire des insurrections comparables à celles qui ensanglantent l’Indochine et le Maghreb. « Le fédéralisme est la vérité du xxe siècle et l’avenir de l’Union française », écrit-il au mois de septembre 1955[24]. Sous la plume senghorienne, l’idéal fédéraliste apparaît donc comme la clé des grands défis de l’époque : il permettra à la France, cœur vibrant d’une civilisation eurafricaine en gestation, de tenir son rang sur la scène internationale en résistant aux « courants centrifuges » qu’alimentent conjointement le capitalisme et le communisme.
Le « masque » du néocolonialisme
Appelé pour la première fois au gouvernement en mars 1955, comme secrétaire d’État auprès du président du Conseil Edgar Faure, Senghor peut désormais sonner l’alarme depuis le sommet du pouvoir. « Il faut rebâtir l’Union française, réclame-t-il le 5 avril 1955. Dans dix ans, il sera trop tard. Le réveil du nationalisme aura alors tout disloqué. Chez les jeunes Africains encadrés par les communistes ce n’est plus de fédéralisme qu’on parle mais d’indépendance[25]. » Quelques jours plus tard, plusieurs projets de réformes du titre VIII de la Constitution, consacré à l’Union française, sont initiés.
Alors que la Conférence des nations afro-asiatiques se réunit fin avril 1955 à Bandung, le secrétaire d’État revient à la charge. C’est la prestigieuse revue La Nef – dirigée par l’épouse du président du Conseil, Lucie Faure – qui lui en donne l’occasion dans un numéro spécial sur l’Union française auquel est conviée la fine fleur du « réformisme » colonial (Gaston Monnerville, François Mitterrand, Maurice Duverger, Claude Cheysson, etc.). « Je ressens, comme beaucoup de Français, l’injustice commise à l’égard de la France, dont on a voulu faire le bouc émissaire de la conférence [de Bandung] », écrit Senghor, car « la France n’a jamais été raciste » et est « la moins “colonialiste” des puissances coloniales ». Face à la « gravité de la menace », insiste-t-il, la France doit accélérer les réformes fédérales en octroyant l’« autonomie interne » aux territoires d’outre-mer pour leur éviter d’avoir à choisir « entre l’uniforme de l’assimilation et le carcan de l’indépendance totale »[26].
Pareilles prises de position suscitent de vives réactions dans les milieux anticolonialistes. Invité par son ami « camerounais » Aujoulat pour une conférence à Douala sur l’avenir de l’Union française, Senghor est publiquement pris à partie en septembre 1953 par le vice-président de l’Union des populations du Cameroun (UPC), Ernest Ouandié, ulcéré par les odes pro-françaises du poète-député sénégalais. Invité en décembre 1954 au Ve congrès de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), Senghor est interrompu en plein discours par les huées des étudiants. Et la scène se répète en février 1955 : invité à discourir sur « Le fédéralisme et la jeunesse » à la Cité universitaire de Paris, il est accueilli par les cris et les insultes de plus de deux cents étudiants.
Quelques mois plus tard, en août 1955, François Sengat Kuo, étudiant camerounais membre de la FEANF, tranche le cas Senghor dans les colonnes de la revue Présence africaine. Son fédéralisme, comme celui de Mitterrand et de quelques autres, explique l’auteur, « n’est qu’un masque, et un masque n’a jamais rien changé au visage de celui qui le porte ». Ce que Sengat-Kuo qualifie de « néo-colonialisme »[27]. Terme rare à l’époque, mais promis à un bel avenir.
[1] Joseph-Roger de Benoist, Léopold Sédar Senghor, Beauchesne, Paris, 1998, p. 17.
[2] Claude Queveney, « Les élites indigènes et la culture », Action française, 4 octobre 1937.
[4] Senghor prononces ces paroles le jeudi 4 avril 1969 dans son message à la nation à Saint-Louis du Sénégal à l'occasion de la célébration du 9e anniversaire de l'indépendance.
[5] Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 19.
[6] Discours devant le Pen Club des écrivains belges de langue française, 5 février 1951, in Liberté I. Négritude et Humanisme, Seuil, Paris, 1964, p. 122-125.
[7] Lettre adressée à Raymond Postal, citée in Ernest Milcent et Monique Sordet, Léopold Sédar Senghor et la naissance de l’Afrique moderne, Seghers, Paris,1969, p. 78.
[8] La conférence de Brazzaville est organisée par le gouvernement provisoire de la France libre (Comité français de la libération nationale) entre le 30 janvier et 8 février 1944. Réunissant les gouverneurs des territoires coloniaux d’Afrique, elle pose les fondations d’une modernisation des structures coloniales. L’idée étant d’éviter l’effritement de l’Empire français, fragilisé par les concurrences étrangères et les revendications des colonisés.
[9] Robert Lemaignen, Léopold Sédar Senghor et Sisowath Youtevong, La Communauté impériale française, Alsatia, Paris, 1945.
[10] Léopold Sédar Senghor, « Défense de l’Afrique noire », Esprit, juillet 1945.
[11] Cité in Abdoulaye Ly, Les Regroupements politiques au Sénégal (1956-1970), Kartala, Paris, 1992.
[12] Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 47.
[13] Entretien avec Gavroche, 8 août 1946, in Liberté II. Nation et voie africaine du socialisme, Seuil, Paris, 1971, p. 17-18.
[17] La présence de Senghor parmi les signataires est sujette à caution. Selon l’historien Joseph-Roger de Benoist, Senghor a transmis sa signature par télégramme : marié le 12 septembre 1946 avec Ginette Éboué (fille de Félix), il était en voyage de noces, loin de Paris, au moment où le manifeste est élaboré.
[18] Pierre Kipré, Le Congrès de Bamako ou La naissance du RDA en 1946, Chaka, Paris-Dakar, 1989.
[19]Cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 49.
[20] Cité in Ernest Milcent, L’AOF entre en scène, Éditions Témoignage chrétien, Paris, 1958, p. 86.
[21] Cité in Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun !, La Découverte, Paris, 2011, p. 125.
[22] Janet Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor. Noir, Français et Africain, Karthala, Paris, 2006.
[24]Marchés Coloniaux du monde, n° 514, 17 septembre 1955.
[25] In Afrique-Nouvelle, n° 400, 5 avril 1955, cité in Joseph-Roger de Benoist, op. cit., p. 68.
[26] Léopold Sédar Senghor, « Pour une solution fédéraliste », La Nef, n°9, juin 1955.
[27] François Sengat-Kuo, « La France fait son examen de conscience ou “le fédéralisme sauvera-t-il l’Union française” ? », Présence africaine, août-septembre 1955, p. 94.