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14 février 2025
LEOPOLD SENGHOR
Par Babacar TOURE
SENGHOR
Si le poète s’abreuve à la source du terroir et exhale des voluptés toutes de rythmes, de couleurs, de sonorités et de formes, l’homme politique a structuré une démarche que ne renierait pas Machiavel
Quand Abdoulaye Ndiaga Sylla m’a demandé un éditorial sur Senghor l’occasion de son 90ème anniversaire, j’ai cru pouvoir m’en tirer en faisant, comme d’habitude. C’est-à-dire attendre d’être tiraillé, pris en tenaille entre le couperet du «deadline» et l’exigence de dégager une perspective à la fois pour l’événement et le traitement qui sera réservé par votre journal. En réalité, je ne faisais pas comme d’habitude. Je me dérobais tout simplement car, je ne savais pas –que dire, quoi dire sur Senghor- tant l’homme multidimensionnel est un nœud de contradiction. Au point qu’il devient insaisissable.
En effet, si le poète s’abreuve à la source du terroir et exhale des voluptés toutes de rythmes, de couleurs, de sonorités et de formes, l’homme politique a structuré une démarche que ne renierait pas Machiavel.
L’influence de la culture gréco-latine mâtinée un zeste d’orientalisme ou pêle-mêle s’entrelacent le Tigre et l’Euphrate, les oracles de Delphes et les Pangols du Sine, la Muse et Cerbère Paradoxes. J’éviterai de m’attarder sur l’homme d’Etat a mis un coup d’arrêt brutal au projet Diaiste d’une libération économique par une politique s’appuyant sur un communalisme inspiré de la civilisation agraire. Je me tairai sur celui qui, combattant d’une main la balkanisation de l’Afrique, a œuvré de tout son être pour arrimer le Sénégal au char de la France. Donné en civilisationnel sénégalais à la civilisation de l’Universel. Raté un certain rendez-vous du donner et du recevoir qui évoque, pour l’essentiel, l’alliance du cavalier et du cheval. Qu’avions-nous besoin de prouver à l’Occident, en particulier à la France que nous les nègres, n’étions nègre que par assimilation, c’est-à-dire par le pouvoir absorbant d’une célébration culturelle proche du Culte ? Exagération. Certes. Pour un adolescent pétri d’idéaux communautaires et piqué par le rêve d’un grand soir rendu pratiquement cauchemardesque par la furia d’un régime répressif à volonté, Senghor et l’Union progressiste sénégalaise (UPS) étaient voué aux gémonies. Des images.
La répression et l’interdiction du Parti africain de l’indépendance (PAI), l’éclatement de la Fédération du Mali, les fusillades des allées du Centenaire qui virent les forces de l’ordre de tirer sur la foule, tuant des manifestants, le quasi bannissement de certaines formation politiques et de leurs leaders dont le professeur Cheikh Anta Diop, la dure répression du mouvement social en 1968 et 1969, puis en 1971 et 1973 avec l’arrestation des animateurs de « Xarebi », organe de And Jëf, alors contraint comme le Pai et la Ligue démocratique, entre autres, à la clandestinité. L’agrégé en grammaire réglait parfois les querelles de l’homme politique avec les opposants Cheikh Anta Diop a été contraint de changer le titre du journal du Rassemblement national démocratique (RND) « Siggi » (relever la tête) contre « Taxaw (debout) parce que « Moussé » Léopold lui disputait la lettre « g » qu’il estimait être de trop. Sembène Ousmane, écrivain et cinéaste, mais surtout critique inspiré de la bourgeoisie bureaucratique et compradore et de l’obscurantisme, n’a pu montrer son film « Ceddo » à ses compatriotes qu’une fois le gardien du temple (sic) parti dans sa douce Normandie. Motif, le Ceddo de Sembène devait immoler un « d » sur l’autel de l’orthographe senghorienne. Trônant entre César et Démosthène, il a voulu bâtir Athènes, Rome et Persepolis alors que la jeunesse réclamait Sapartes et Dèkheulé, illuminée par les leurres des soviets et bruissant de la cadence des gardes rouges. Le socialiste qui a voulu tout encadrer, intimant à l’Etat un rôle pionnier de bâtisseur et de promoteur n’a pu empêcher de naufrage d’une économie de traite, servie par la logique des comptoirs (post) coloniaux.
Le malaise paysan et le saupoudrage, aux pesticides des agriculteurs agressés à la fois par la sécheresse et l’Oncad (Organisme d’encadrement du monde rural : Ndr) pour leur refus de s’acquitter de l’impôt, autant de souvenirs que la mémoire collective a inscrit au passif des proches collaborateurs du président-poète qui n’a jamais pu tenir sa promesse de faire porte le prix au producteur d’arachides à 5000 f cfa la tonne (Barigot juni) Cependant, il faut être juste, rendre à Sédar, ce qui appartient à Senghor. L’image de ce vieux jeune homme, vêtu de kaki, le chef protégé d’un chapeau parcourant sous un soleil de plomb les campagnes sénégalaises est resté indélébile dans les mémoires Senghor affectionnait particulièrement les tournées économiques, ponctuées de mesures incitatives et de remises de dettes en faveur des paysans. Ce paysans qui, à deux reprises, sauront gré à ce fils du terroir, d’être des leurs, d’avoir une fibre paysanne. Contre Lamine Guèye l’urbain, le citoyen des quatre communes, à l’orée de l’indépendance. Contre le mouvement social et estudiantin ensuite, en mai 1968. Aujourd’hui encore, les hameaux les plus reculés du pays ont gardé en mémoire, la voix chantonnant du fils de Diogoye, le «traitant».
Mieux encore, ceux qui l’ont connu gardent le souvenir d’un mentor attentionné ayant eu, au moins, pour dessein de prendre sa société parla main, pour guider ses premiers pas vers des objectifs clairement définis. Il en est, au plan comportemental, de cette fixation sur l’esprit d’organisation et de méthode, sans lequel rien de grand et de durable ne se réalise, autant de cet encadrement de l’activité économique, à la limite de l’étouffement afin que les différences de revenus et de ressource ne dépassent jamais des indices à un chiffre. Dessein, identifié également que ces lois majeures sur le domaine national (1964), le Code de la femme, pardon de la famille (1972) et l’ouverture démocratique, avec l’étape des courants de pensée qui constituent toutes autant de challenges conscients pour une société en mouvement.
Mais, le père de «Leuk le lièvre» dont les roueries ont peuplé l’imaginaire des « enfants de l’indépendance » s’était-il mépris au point de n’avoir pas saisi le levier économique arrivé à la doctrine et à l’éthique mouride du travail ? Il est vrai que le catholique si cher au second khalif des Mourides Serigne Falilou Mbacké et à Thierno Seydou Nourou Tall, Khalife et famille d’El Hadj Oumar ne s’est pas rendu compte de la parenté doctrinale entre les préceptes de Bamba et les prémisses de Calvin (cf l’éthique protestante du Capitalisme). Sans doute, aurions-nous, tel Prométhée, volé le feu, à l’instar des Japonais et autres dragons, Asie dont certains n’étaient à l’époque-guère mieux lotis que nous. Mais, puisque sous le régime du Parti-unifié pas unique-l’Union progressiste sénégalais, ni Aline Jaata Sitoé, ni Lamine Senghor, encore moins les femmes de Nder n’avaient droit de cité, le terreau culturel, comme le ferment spirituel, rampes de lancement de toute économie, souffriront de relégation sous les coups de boutoir de l’élite senghorrienne.
Paradoxes toujours. C’est pourtant ce même Senghor qui a fait de Mme Caroline Diop, la première femme député et ministre d’un gouvernement d’Afrique de l’Ouest. Ses rapports avec la presse étaient plus ou moins ambigus. Pendant la période où les libertés étaient sous haute surveillance et les partis d’opposition en hibernation légale, les titres de la presse politique faisaient fureur.
Seuls les journaux «Promotion» et « Le politicien » tenaient le haut du pavé de la presse indépendante de l’époque, à côté du mensuel « Africa international ». Si le poète-président préférait s’adresser directement à ses compatriotes à travers des allocutions radiotélévisées, la presse étrangère avait ses faveurs. Senghor n’hésitait pas non plus à sévir contre certains patrons de la presse privée. Ce fut le cas quand il a envoyé Mame Less Dia, fondateur du premier hebdomadaire satirique africain et Boubacar Diop, Directeur de « Promotion », en prison. Sans parler du code de la presse adoptée en 1979, véritable corset que le pouvoir utilisera au besoin, couplé des dispositions inique du code de procédure pénale. Autres images. Le peloton d’exécution pour Abdou Ndaffkhé Faye et Moustapha Lô. Le premier accusé du meurtre du député Demba Diop.
Le second, de tentative d’assassinat sur la personne du président Senghor. Justice sévère, mais justice quand même, comme il en a été convenu, dans le discours officiel, pour justifier le verdict de 1962 contre le président Mamadou Dia et ses amis. Ce ne sera pas l’un des moindres paradoxes que vivra le « président-poète-humaniste », chantre de la Négritude et apôtre de la Civilisation de l’Universel qui se retrouvera contraint de publier un livre blanc-qu’il n’aimera certainement pas voir figurer dans une bibliothèque-sur la mort, en détention, d’Omar Blondin Diop, intellectuel révolutionnaire qui, à bien des égards, se présentait en antithèse de Senghor. Il n’empêche ! Nombre de ses opposants, surtout parmi les intellectuels iront-non pas à Canossa, mais à rebrousse-poil de leur propre critique. L’académicien, premier chef d’Etat démissionnaire de son propre gré ( ?!) aura tôt fait de détourner le regard impertinent de ceux qui, entre Lagos et Alger, avaient eu l’outrecuidance de chercher à effacer le 1er festival mondial des arts nègres (indigènes et diaspora).
Evacuée la critique «cryptopersonnelle» d’un Soyinka revenu à de meilleurs sentiments. Le tigre pourra désormais crier à tue-tête sa tigritude, et même esquiver sa proie. Paradoxe encore. Senghor rassasié par tout ce festin, semble se détacher de plus en plus de ces joutes. Il ne professe plus. Il ne revendique plus. Il observe, constate et se fait à son « ce que je crois » qu’il redevient ce qu’il a peut-être toujours rêvé et qui s’offre à lui au moment même où les ténèbres planent sur sa mémoire et que son Ebène de corps subit les assauts du temps et de l’espace, un honnête homme, un citoyen du monde. C’est ce Senghor là que j’ai approché. Cette première rencontre avec Senghor, simple, courtoise, agréable, fit naître en moi un regret. Que ne l’ai-je rencontré plus tôt ? Quelle stature, quelle exquise personnalité ! Ondoyante, certes, mais rassurante. Un confort. Une heure et demi avec cet homme, passionné, curieux du monde, éblouissant de vivacité, mais aussi capable d’humour et d’espièglerie. Précis comme un métronome sur l’horaire de ses audiences, généreusement abstrait dans la déclinaison de ses thèmes favoris qui ont rythmé l’élan du poète et innervé les réflexions du penseur. Je me rappelle, un jour, il nous fit de grandes déclarations en nous présentant les tableaux ornant le vestibule de sa villa. Et Senghor avocat de l’Eurafrique, conservateur de cette trinité-oh pardon de la trilogie des peuples souffrants-juifs, arabes et nègres-nous fit découvrir une facette de sa personnalité, que nous étions loin de soupçonner. Un matin de décembre.
Devant lancer le 1er numéro de « Sud Hebdo », en cette veillée préélectorale de l’après hivernage 1987, nous étions à la recherche d’un sujet accrocheur, un sujet de lancement. Sept ans plus tôt, en janvier 1981, Senghor avait lâché la bride et passé la main à son Premier ministre Abdou Diouf qui, après avoir achevé le mandat du démissionnaire, affrontera, pour la première fois, les électeurs en 1983. Les élections mouvementées de février 1988 pointaient à l’horizon. C’est à quelques encablures de ce rendez-vous avec l’histoire se faisant, que Senghor nous reçut, mon collègue Ibrahima Baaxum et moi, en sa résidence dakaroise baptisée par quelque esprit chahuteur, « les dents de la mer », évocation du haut du mur de la villa, conçue en dents de scie, face à l’océan, le film « jaws » ou (« les dents de la mer ») était passé par là, et l’imagination (de Senghor ?) a fait le reste. Alors qu’il s’extasiait devant ses tableaux et se pâmait des délices de l’Amérique et de ses musées, de son dynamisme et du «melting-pot», sitôt ses hôtes américains partis, fascinés et conquis, Senghor me fit un clin d’œil complice et lâcha, d’un ton enjoué «Tu sais Babacar, il m’a bien fallu sortir le grand jeu car ils (les occidentaux : Ndlr) nous prennent tous pour des sauvages ». Mon collègue Pape Ndoye, qui officiait ce jour comme photographe faillit s’étrangler ; tellement cette sortie de Senghor était inattendue. Alors, faut-il aujourd’hui brûler ce qu’on a adoré hier ou faut-il adorer aujourd’hui ce qu’on a brûlé naguère ? La célébration du 90ème anniversaire de Léopold Sédar Senghor, l’enfant de Joal, le retraité de Verson, pose de manière ciselée la dialectique, de l’osmose. Des influences réciproques. Positives comme négatives. Cela, c’est aussi Senghor. Du moins, croyons-nous.
Texte paru pour la première fois en 2001
SENGHOR, CHRONIQUE D’UNE GOUVERNANCE FORCÉE
Retour sur certains événements politiques ayant marqué le parcours de cet homme multidimensionnel dont la carrière politique a débuté en 1945 pour prendre fin en 1981
En prélude à la commémoration des vingt ans après la disparition du poète président Léopold Sédar Senghor, Sud quotidien revient sur certains événements sur le plan politique qui ont marqué le parcours de cet homme multidimensionnel dont la carrière politique a débuté en 1945 pour prendre fin en 1981.
L’entrée de Léopold Sédar Senghor dans l’arène politique s’est fait progressivement entre les années 1930 et 1940. Brillant intellectuel noir très influent dans le milieu universitaire Parisien, ce professeur de lettres classiques semblait au départ destiner à une carrière exclusivement universitaire. Mais, l’avènement des deux guerres mondiales (1914-1918 et 1939- 1945) est venu basculer cette trajectoire du fils de Basile Diogoye Senghor et de Gnilane Ndiémé Bakhoum.
Coopté au sein de la Commission Monnerville, mise sur pied en 1945 par le ministère des Colonies pour réfléchir sur les modalités de représentation des colonies dans les futures Assemblées de la France d’après seconde guerre mondiale, Léopold Sédar Senghor qui n’était pas auparavant connu des milieux politiques et administratifs, entama le début d’un long et riche parcours politique qui s’est terminé par sa démission en décembre 1980 de la présidence de la République du Sénégal au profit de son Premier ministre d’alors, Abdou Diouf en vertu de l’article 35 de la Constitution du Sénégal. En effet, de député à l’Assemblée nationale constituante en 1945, Senghor va par la suite être élu à l’Assemblée Nationale et conserver son siège jusqu’a la fin de la quatrième République (4 octobre 1958). Parallèlement à cette présence à l’Assemblée nationale française, l’ancien professeur de lettres classiques au Lycée Descartes à Tours, en fin stratège, va également se construire une forte image et une grande personnalité politique au plan local grâce à une stratégie politique orientée non seulement vers l’électorat rural avec comme partenaire les autorités religieuses et coutumières. Mais aussi en s’appuyant sur son propre appareil politique, le Bloc démocratique sénégalais (Bds) fondé en 1948 avec Mamadou Dia et Ibrahima Seydou Ndao. C’est cette formation politique devenue par la suite au gré des jeux d’alliances et autres fusions, l’Union progressiste sénégalais (Ups) puis le Parti socialiste (Ps) en décembre 1976 qui va d’ailleurs propulser le couple Senghor et Dia au sommet du nouvel Etat du Sénégal indépendant après l’éclatement de la fédération du Mali.
SENGHOR ET DIA, DE LA COLLABORATION À L’ANTAGONISTE DE 1962
Propulsés au sommet du jeune Etat du Sénégal à la suite de la crise du 18 août 1960 qui a scellé définitivement le sort de la fédération du Mali, Léopold Sédar Senghor qui occupait jusqu’ici le poste de Président de cette fédération et Mamadou Dia, celui de vice-président du gouvernement fédéral opte pour un régime parlementaire bicéphale de type quatrième République française. En sa qualité de nouveau président de la République du Sénégal, Senghor avait pour mission de représenter la République et d’incarner l’unité nationale et garantir la continuité de l’Etat mais aussi jouer à l’arbitre en cas de crise. Pour sa part, Mamadou Dia en tant que nouveau président du Conseil des ministres et Secrétaire général du parti au pouvoir avait la charge de définir la politique de la Nation, rendre compte a l’Assemblée nationale, dont il tenait son investiture. Seulement, après deux ans de mise en œuvre, ce système politique va à son tour connaitre une grave crise institutionnelle le 14 décembre 1962 suite à une motion de censure contre le gouvernement dirige par Mamadou Dia introduite par le députe Théophile James au nom de ses 41 collègues. La suite des événements sera marquée par la dissolution du gouvernement et l’arrestation de Mamadou Dia accusé par Senghor de tentative de « coup d’Etat ». Au centre de ce divorce entre les deux hommes dont la collaboration a commencé avec la création du Bloc démocratique sénégalais, se trouvait une profonde divergence au sujet de la place de la France dans la nouvelle politique de développement du Sénégal. En effet, spécialiste des questions économiques, Mamadou Dia militait pour une rupture plus nette avec la France et une sortie progressive planifiée de l’économie arachidière. Position que ne partageait par le président Senghor. La conséquence directe de cette crise est l’adoption d’une Constitution qui prône un régime politique hyper présidentialiste avec la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du président de la République que nous connaissons aujourd’hui. Prévu dans le nouveau texte fondamental, les fonctions de Premier ministre ont été cependant drastiquement encadrées. En effet, désormais le Premier ministre ne tient plus son investiture de l’Assemblée nationale mais plutôt du décret de nomination du président de la République qui peut à tout moment mettre fin à ses fonctions.
SENGHOR OÙ UNE VISION SINGULIÈRE DE LA DÉMOCRATIE AVEC LE RÈGNE DU PARTI UNIQUE
S’il avait farouchement dénoncé la centralisation de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) au point de quitter cette formation pour fonder le Bloc démocratique sénégalais, l’ancien député à l’Assemblée nationale française, Léopold Sédar Senghor, optera tout de même pour une démarche similaire après son élection à la présidence de la République du Sénégal. En effet, après la crise de 1962, le nouveau président va instaurer un système de règne sans partage du pouvoir et de l’espace politique Sénégalais. Toutes les formations politiques d’opposition créées par ses anciens camarades avec qui il était en désaccord idéologique sont interdites obligeant ainsi leurs leaders à prendre le chemin de la clandestinité au nom de l’unité nationale. De 1966 jusqu’en 1974, cette gestion autocratique du pouvoir et de l’espace politique sénégalais sera ainsi érigée en règle de gouvernance au Sénégal. Mais à partir de 1974, l’adoption de la Loi n° 76-01 du 19 mars 1976 portant révision de la Constitution instaurant un pluralisme politique limité à trois courants politiques va progressivement évoluer d’abord en 1978 vers la création d’un quatrième parti politique (la loi n° 78-60 du 28 décembre 1978) puis vers un multipartisme intégral avec la loi 81-17 du 6 mai 1981 après son départ et l’arrivée au pouvoir du président Abdou Diouf.
SENGHOR OU L’ART DELA CONSTRUCTION D’UN ETAT NATION
Père de l’indépendance du Sénégal, le président Léopold Sédar Senghor a grandement contribué à la construction et la consolidation de l’Etat nation du Sénégal. Si le Sénégal a pu traverser les graves crises de 1962 et de 1968, c’est grâce à son esprit d’ingéniosité. D’ailleurs, parlant de la capacité managériale de l’homme, feu Assane Seck, son ancien ministre d’Etat témoignera à ces termes. « Il savait, en expert, tout en déjouant les pièges têtus des intérêts personnels ou de groupes, distinguer dans l’écheveau emmêle des faits quotidiens d’importance nationale ou internationale, l’essentiel a réaliser coûte que coûte » . Sur le plan de la rigueur dans le travail administratif, le président Senghor a également beaucoup fait avec son ancien dauphin, Mamadou Dia, père de l’administration sénégalaise. Adepte d’un travail raffiné et bien fait, l’ancien chef de l’Etat ne laissait rien passer. « Mes fonctions de secrétaire général nous mettaient, plusieurs fois par semaine, en présence des représentants de l’industrie et du commerce, des syndicats et des milieux professionnels. Nous entrions en mouvement pour changer l’Etat de choses dont nous héritions de la colonisation. « Le mouvement réel qui doit supprimer l’Etat de choses actuel» disait Senghor, reprenant Marx », ajoutait encore feu Assane Seck. Il faut souligner également que le président Senghor ne s’est pas seulement contenté à veiller personnellement à la construction et à la consolidation de notre appareil administratif. En effet, prenant très au sérieux les crises identitaires que les indépendances ont réveillé dans certains pays africains, le président Senghor s’est fortement impliqué à la consolidation de la cohésion nationale. Et ce, allant même jusqu’à instituer le cousinage à plaisanterie entre certains groupes ethniques au Sénégal. Il s’agit entre autres, des Sérères, des Diolas et des Al Pulaar pour raffermir les liens entre les membres de ces différentes communautés
LE RETRAIT DELA SCÈNE POLITIQUE PAR LA GRANDE PORTE EN 1981.
Le retrait de Léopold Sédar Senghor de ses fonctions de président de la République du Sénégal est sans doute l’un des évènements politiques phares de l’actualité politique africaine des années 1980. En effet, après avoir réussi, contre tout attente à se maintenir au pouvoir dans un environnement politique africain marqué par un vent de coups d’état militaire qui a balayé plusieurs chefs d’Etat, le président Senghor dont le règne n’avait pourtant rien d’un long fleuve tranquille a réussi tout de même à quitter le pouvoir par la grande porte après vingt ans de règne. Mieux, le poète président a même eu le temps de choisir et préparer son successeur en la personne du président Abdou Diouf pendant environ dix ans avant de lui transmettre pacifiquement le pouvoir. Ce retrait volontaire du pouvoir à l’âge de 74 ans, intervenant à un moment où sa cote de popularité est à un niveau pourtant très élevé puisqu’il venait d’être réélu avec 82 % des suffrages, lors de la présidentielle du 26 février 1978, marquée pour la première fois dans l’histoire du pays, par une participation de plusieurs candidats, a surpris plus d’un.
SENGHOTR, UN IMMORTEL EN NORMANDIE
Il y a 20 ans disparaissait le premier président du Sénégal. Pour lui rendre hommage, près de 200 habitants se sont réunis à Verson. Avec un invité prestigieux : le récent prix Goncourt Mohamed Mbougar Sarr
Il y a 20 ans jour pour jour disparaissait Léopold Sédar Senghor. Premier président du Sénégal, de 1960 à 1980, premier Africain à siéger à l’Académie française, celui qu’on appelait le « poète-président » est né à Joal au Sénégal. Mais il s’est éteint à Verson, petit village normand, où il vécut avec sa femme Colette des années 1960 jusqu’à sa mort.
Pour lui rendre hommage, près de 200 habitants se sont réunis. Avec un invité prestigieux : le récent prix Goncourt Mohamed Mbougar Sarr. Avec qui ils ont pu échanger autour de la figure du poète.
ABDOUL AIZIZ MAYORO DIOP, TRAJECTOIRE SINGULIÈRE D'UN GRAND CRITIQUE DE SENGHOR
« Il m’était plus aisé, bien que la critique ne fût point tolérée, de pointer du doigt la politique du Président Senghor, que de commettre une faute de français au micro », raconte l’ancien journaliste de « Radio Sénégal »
El Hadji Gorgui Wade Ndoye |
Publication 24/11/2021
« Il m’était plus aisé, bien que la critique ne fût point tolérée, de pointer du doigt la politique du président Senghor, que de commettre une faute de français au micro », raconte l’ancien journaliste de « Radio Sénégal ». Très critique contre le pouvoir du président-poète, Abdoul Aziz Mayoro Diop est envoyé en Casamance pour avoir mis le xalam de Samba Diabaré Samb à l’antenne. Puis, il sera encore sanctionné à cause de ses positions trop critiques à l’égard du pouvoir et envoyé en Cologne, en Allemagne, comme correspondant. Le journaliste y prit sa retraite avec la « Voix de l’Allemagne » après avoir démissionné de « Radio Sénégal » contestant à Senghor la « paternité de la démocratie » sénégalaise.
Cologne, en Novembre ! Le ciel est gris, bas. Le froid, intenable. Les gens, austères. « Des étrangers pour moi. Ils ne boivent que de l’eau gazeuse. Ont du pain paysan. N’en mangent même pas, s’ils ont de la pomme de terre », se souvient Abdoul Aziz Mayoro Diop entré en journalisme pour « exprimer sa révolte ». C’est Serigne Abdoul Aziz Dabakh qui lui donna son propre nom, à sa naissance, à Saint-Louis, le 11 novembre 1948. Il réussit le concours d’entrée au centre de Maisons-Laffitte que la France organisait alors dans tous les pays francophones. Ils étaient trois Sénégalais admis à l’époque, l’un préféra suivre ses humanités classiques, à Paris, l’autre c’est son ami le regretté Abdou Bâ Ndongo alias « Fredy », un « éminent homme de radio, passionnément amoureux de jazz, producteur émérite ».
Entre le président et le journaliste, malgré les « conflits » inhérents au système du parti unique, il y avait quelque part de l’estime. Le Premier Noir Africain membre de l’Académie française avait l’ambition de faire du Sénégal indépendant une République respectée. Il s’était impliqué dans la création du quotidien national « Le Soleil ». « Commettre une faute, t’enlevait tout appétit et t’empêchait de dormir les poings fermés. Tellement le péché était grand », témoigne M. Diop. « Pour autant cependant, même avec les plus belles locutions, on ne pouvait pas se permettre de mettre un tant soit peu au pilori son programme ». Néanmoins, « je pouvais recourir à des subterfuges et questionner certains points. Souvent par le biais du micro-trottoir – une première qui, en soi, relevait déjà d’une certaine audace – et faire dire aux gens ce qu’on ne pouvait directement dire ». Le glaive tombait toujours, avec souvent une mise à pied de trois jours à une semaine sans salaire », relate-t-il. En dehors de ses deux premiers mois de travail, il n’eut jamais une rémunération complète. Lors d’une audience avec le Chef de l’État qui voulait encourager les journalistes, Abdoul Aziz Diop explique son cas. « Senghor s’en étonnera. Et je me sentis si réconforté, si intouchable », jubile-t-il. Sa joie sera de courte durée.
Samba Diabaré Samb à l’antenne : le grand péché !
Croyant avoir la protection de Senghor, le journaliste créa un tremblement de terre radiophonique, et ce, avec un malicieux sourire. « Un autre grand péché, en faisant jouer du xalam de Samba Diabaré Samb que j’ai toujours admiré à la Chaîne Inter ». À l’encontre de ce qui se faisait et défiant du coup Lucien Lemoine à qui il contestait le monopole de la musique classique dont il « nous » abreuvait à l’antenne. Le Directeur général le cherchait depuis des jours. « Je ne pouvais continuer à fuir. Je pris mon complice Fredy avec moi et frappais à la porte de son bureau ». « Ah te voilà enfin. Tu penses que cet établissement est le bien de tes parents pour y faire ce que tu veux », tonna son patron.
« La semaine prochaine, je t’appellerai à ton nouveau bureau à Ziguinchor », lui signifia le Directeur général. « Mais ce n’est pas sérieux ! », s’écrira son collègue et ami Fredy. À peine, avait-il fini de rouspéter, que sa sanction tomba : « Et toi, à Tambacounda ! ». Et pourtant, « il nous adorait quelque part, bien que nous lui donnions du fil à retordre. Senghor aussi, qui était d’un commerce facile. Agréable. Un grand homme. Certes, un peu emmerdeur. Mais, de loin, beaucoup moins que le système qu’il avait imposé », ajoute le journaliste.
Il découvrait la Casamance, qu’il ne tardait pas à aimer au point de ne plus vouloir revenir sur Dakar. « D’autant que, chose rare, j’y touchais maintenant mon salaire au complet. Et dépensais peu », explique-t-il. Avec des gens charmants et honnêtes qu’il aura du mal à quitter quelques mois plus tard, suite à un autre scandale qui le ramenait à la maison-mère.
Atterrissage en Cologne
« Sanctionné » par un envoi en Allemagne, Abdoul Aziz Mayoro Diop fera, cette fois-ci, un très long voyage. Sourire aux lèvres, son boss, qui voulait le rassurer, lui annonce la nouvelle, sans lui donner la possibilité de dire Non. Taquin, le journaliste qui s’attendait à tout lança : « Dois-je embarquer à Gorée, cette fois-ci, pour Les Amériques ? ». Faisant référence aux esclaves forcés de rejoindre le nouveau monde. « Décidément, tu ne changeras jamais », rétorqua le directeur et de lui préciser : « Tu embarqueras à Yoff. Et tu vas rejoindre l’Allemagne. En qualité de correspondant. Inutile de contester et de lever les bras. La décision vient d’en-haut ». « Dieu ! Je me sentais vraiment perdu. Dans un cauchemar. Sans doute ai-je dit non, jamais », confie-t-il. Il le sortit de son bureau en lui ouvrant, lui-même, la porte.
Du haut de ses 24 ans, Mayoro Diop, sentait dans le creux du ventre, que s’il partait, il ne reviendrait plus. « Disons, que je ne travaillerai plus pour ce pays que j’aime tant et où j’ai tellement à faire. Un an, deux ans, ce n’est pas long », pensait-il.
D’abord s’adapter ! « Et les Allemands me contamineront immédiatement. Mais il me fallait prendre mes quartiers. M’adapter. Vivre. Et me mettre à la tâche. Grâce à la « Deutsche Welle », qu’on dénommait alors « La Voix de l’Allemagne », je ferai mes correspondances radiophoniques. Et Transtel qui, avec son football en Allemagne, ses séries comme Derrick et bien d’autres documentaires, me permettra d’alimenter notre télévision naissante », renseigne-t-il. Premier correspondant de la presse sénégalaise, il se souvient aussi d’Idrissa Seydou Dia de « La Voice of America », du regretté Ousseynou Diop dit Bop du Canada, de Philippe Auguste Sambou décédé au Portugal. Avant l’arrivée de feu Massamba Thiam pour l’Union africaine de radiodiffusion (Urtna) et « l’élégant » Diadji Touré.
La démission
Paix de courte durée. Diop avait commis un crime de lèse-majesté ! « Je m’en étais alors pris à l’idéologie que Senghor imposait aux partis. À la limitation de leur nombre finalement à quatre. Et, plus grave encore, en lui refusant, comme le voulait l’usage, la paternité de notre démocratie. « Non, messieurs dames, il n’en est pas le père », tranche-t-il. Senghor, l’a rétablie après l’avoir suspendue : « Il n’y avait aucun mérite à cela. Je lui en voulais beaucoup. À cause de cette incompréhensible attitude envers Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia et ses compagnons sans oublier Sembène Ousmane », ajoute M. Diop.
Nous sommes le 9 novembre 1976. Senghor célébrait son 70ème anniversaire. En même temps, une larme tombait sur la signature de la lettre que Diop venait de terminer et qui scellait sa démission de « Radio Sénégal ». Confronté à de grandes souffrances, le décès à bas-âge d’un de ses fils jumeaux lui inspire « L’Ailleurs et L’Illusion » (Nea-1983), un ouvrage pionnier sur les dangers de l’immigration. S’ensuit « Prisonniers de la vie » (Neas), au programme de littérature comparée de l’Université Gaston Berger en 2012 avec deux autres écrivains Malick Fall et Abdoulaye Sadji par le Professeur Lifongo Vetinde de Lawrence University face aux écrivains africains-américains Toni Morrison, Alice Walker et W.E.B. Du Bois. Enfin, « Prison d’Europe » sort en 2011. Diop travaille à boucler sa trilogie sur l’immigration avec « L’Obsession du bonheur », révèle-t-il.
Regard sur le journalisme aujourd’hui
Abdoul Aziz Mayoro Diop a une admiration pour « les derniers des mohicans » que sont Sada Kane et Abdoulaye Diaw. « Et bien d’autres plumes, de tout âge, que je me garderai toutefois de citer, pour ne pas me tromper, et qui ont donné ses lettres de noblesse à la presse sénégalaise. Et avec l’excuse, de par son absence, de ne pas les connaitre tous », confie le vieux journaliste. L’aîné déplore, cependant, chez beaucoup de jeunes journalistes, « un manque criant d’éthique, de déontologie et bien d’autres faiblesses. Tant dans la forme que dans le fond ». Révélatrices d’une absence totale de culture générale due surtout au fait qu’ils ne lisent pas, analyse notre confrère. « Je ne sais pas comment fonctionne le Cesti (Centre d’études des sciences et techniques de l’information), mais on devrait y introduire un programme de lecture. Ne serait-ce qu’un livre par mois afin de leur donner le goût de la lecture. Il y a aussi, à l’autre bout, cet excès qui amène certains à faire, dans des interviews, étalage de leurs connaissances », conseille-t-il. S’ils ne jouent pas simplement aux procureurs, à l’instituteur ou, devant la caméra, à la grande vedette. Ce dernier point visant particulièrement « des femmes qui se décolorent la peau et portent des cheveux naturels ». Ce qui est le « comble d’une acculturation profonde et d’une extrême dépersonnalisation. Et c’est révoltant et triste à la fois. On devait simplement les interdire d’antenne », pense Abdoul Aziz Mayoro Diop. Néanmoins, conclut le journaliste, musicien et écrivain « ne désespérons pas trop. Certes, il y a beaucoup à faire. La tâche est immense mais le tir peut être rectifié. Avec un peu plus d’humilité ».
Mémoriales, par elgas
1963-1968, PRÉLUDES AU MULTIPARTISME
EXCLUSIF SENEPLUS - De cette séquence, une constante : Senghor a longtemps gouverné sans une partie importante des élites. Et même lorsque ces dernières l’ont rejoint, la fusion n’était jamais totale. La construction d’une nation est restée dans l’ombre
En 63, la jeune République du Sénégal entre en plein cœur d’un cycle tempétueux. Plusieurs marqueurs chronologiques en attestent. En 62, le couple Dia-Senghor vole en éclat dans le fracas. L’évènement est révélateur d’une fragilité institutionnelle, d’un malaise au-delà du cadre politique : deux hommes, longtemps complices, qui ont incarné l’Etat en parfaite communion, se séparent dans le tumulte, la violence, la rancœur et l’injustice. Une scission, d’abord timide, presqu’interdite, menace le pays. Les deux hommes en effet, de tempérament, d’ascendance, de chapelle religieuse, de vision politique, depuis toujours différents et désormais plus éloignés encore, deviennent des repères en matière de positionnement politique pour les populations, surtout les élites.
Répression du PAI et du PRA-S
En 63, les choses empirent. Le contexte est explosif, la contestation du pouvoir bascule dans la défiance. Les élections de la même année marquées par une fraude massive mais aussi une traque des opposants et une atmosphère de chasse aux sorcières, créent des tensions terribles. Des leaders contestataires, longtemps dans le sillage du pouvoir, sont mis aux arrêts. Les trois premières années de l’indépendance s’installent ainsi, dans un conflit larvé, à la suite des vicissitudes d’une vie politique qui de tout temps avait été caractérisée par agitation. Seule donnée nouvelle : la violence, et ce qu’elle charrie : la tentation de la contre-violence et le climat de suspicion.
Le PAI qui est depuis longtemps l’ennemi du pouvoir voit ses rangs décimés, poursuivi jusque dans sa clandestinité. Des dénonciations anonymes, des descentes arbitraires, tentent d’éteindre les velléités de ce parti hargneux, jamais dans le compromis, et que craint Senghor. Il séduit également par son envergure plus panafricaine. Il parvient à attirer la jeune élite, lettrée, plus radicale, plus formée, avec une base doctrinale forte et une discipline presque religieuse. La promesse à l’horizon d’une souveraineté absolue en fait une force principale, même tapie dans son maquis. Son pouvoir de nuisance est réel pour le pouvoir, au risque de susciter la disproportion dans la riposte. Peu ou prou, plusieurs grands leaders à venir font leur école ou leurs armes au sein du bassin politique du PAI.
Le PRA-S voit, lui, ses hommes forts chahutés ou embastillés. Il a été dans des dispositions plus complexes et mesurées avec Senghor : tantôt fâchés, tantôt réconciliés. En 63 toujours, Fadilou Diop passe par la prison, Abdoulaye Ly est mis aux arrêts. La stratégie de l’UPS de Senghor est claire : centraliser davantage le pouvoir. Dépouiller les forces de l’opposition, par la force ou l’intimidation, pour susciter le ralliement à son parti. Si la méthode est rude, anti-démocratique, dans le cadre du parti unique, elle porte ses fruits. Comme après toute période de chaos, une accalmie faite de peur, d’indécision, succède à la panique. Malgré tout, Senghor reste l’homme fort du pays. Qu’il y ait laissé des plumes, suscité des inimitiés fortes, c’est certain, mais il a des soutiens, tient un Etat encore légitime et peut compter sur les références morales du pays qui lui donnent leur bénédiction. Un regain d’énergie politique lui ouvre un appétit de conquête.
Une nouvelle configuration : l’UPS s’impose et impose sa loi
Les évènements engendrent ainsi, curieusement, un Etat plus fort. Vainqueur par KO, l’UPS élargit sa base et engrange de nouveaux adhérents, en masse. Sur les ruines de 63, il fait son marché, habilement. Cette reconfiguration redessine le paysage en faveur du pouvoir.
Le PAI cherche un second souffle, tenté par la révolution, en termes violents. Sa hiérarchie quasi-martiale y songe depuis ses réclusions dans le Sénégal oriental. Comment casser les ailes de ce parti ambitieux, certes petit mais amené à se déployer davantage ? L’UPS affine sa stratégie. Libérer quelques caciques, prisonniers politiques. Donner des gages d’ouverture. Appeler à la concorde. C’est dans ce mouvement de pacification qu’a lieu une rencontre entre Senghor et Abdoulaye Ly, tête forte du PRA-S, arrêté en 63, jugé et incarcéré en 64, puis gracié par Senghor au début de l’été 66. L’acte est hautement symbolique. Il signe une réconciliation, une autre, qui consacre la suprématie du pouvoir.
Victime de désertions, le PRA-S joue aussi stratégiquement. En repartant pour un tour avec Senghor, il ne se sépare pas de ses convictions mais mise et prend en considération la conjoncture à l’affût d’opportunités. Pour Senghor, le coup politique n’est pas moindre. Ce n’est rien de moins qu’engloutir des rivaux teigneux et prestigieux. Le nouvel accord conduit les membres du PRA-S au gouvernement et à la députation. Abdoulaye Ly, Amadou-Mahtar Mbow, Assane Seck, sont ministres. Fadilou Diop est élu député en 66 sur la seule liste de l’UPS.
Le vent social et la convergence des colères font voler le pacte
Mais une tempête sociale gronde. Dès 67, le climat dans le pays se tend. Les grèves s’enchainent. Les promesses dans la grande union politique ne sont pas tenues. S’y ajoutent les difficultés économiques, les salaires sont bloqués, comme les bourses, l’UNTS mène la contestation. La force syndicale organise une défiance plus marquée contre le pouvoir. Tous les non-dits, passés sous silence dans la réconciliation, refont surface. L’étincelle décisive arrive en 68, l’année connaît des agitations majeures. La grève des cours à l’université, dans les collèges, lycées ; la grève générale des travailleurs, d’une ampleur inédite ; les échos des évènements en France ; la vie intellectuelle dakaroise marquée par le foisonnement des idées marxistes et souverainistes ; le vent de liberté venu du reste du monde. Tout rend le contexte local explosif.
L’accalmie aura duré peu de temps. Senghor, seul avec son gouvernement, avec ses nouveaux alliés, a quelques scrupules à mater la contestation. Il y cède pourtant. Le 30 mai, l’état d’urgence est déclaré. La répression s’en suit, comme en 63. La violence est revenue, 5 ans après, dans un cycle douloureux. L’impressionnante convergence des luttes a eu raison des tentations de Senghor à la surdité et à la cécité, déclenchant sa colère. En usant de la force, en délogeant cette énergie jeune de ses fiefs, alors qu’elle est soudée, le président s’attire davantage les foudres.
Conséquence logique de ces débordements, plusieurs morts et des centaines de blessés. Les hommes forts du PRA-S sont dans un dilemme. Ils devront vite trancher. Fadilou Diop, blessé par la tournure des évènements, l’autarcie de Senghor, démissionne de son poste de député. Ce sera aussi le cas de ses camarades du parti qui claquent la porte du gouvernement. Cette fois, la rupture sera définitive. Après, les divorces de 58 et de 63, 68, acte la fin de l’histoire.
Pour les jeunes engagés des années 50, c’est le désenchantement total et la prise de distance avec la vie politique et le militantisme classique. Senghor a franchi la ligne rouge. Sa récidive installe son pouvoir dans la fragilité et le contraint à ouvrir davantage le pays. Même si des spasmes de violences politiques marqueront encore les années 70 dont l’emblème sera l’affaire Blondin Diop.
68 cristallise ainsi à plus d’un titre l’épuisement d’un système de tractations politiques, avec le primat de la tactique sur les idées. Les récents évènements contribuent à faire monter dans le ciel dakarois un idéal de liberté. Plus que des évènements isolés, cette fin de mai 68 est un moment fondateur, qui précipitera l’éclaircissement des lignes politiques. Nul hasard que la période ait suscité l’intérêt des historiens et chercheurs documentant de leur travaux la période, parmi lesquels ceux d’Abdoulaye Bathily, acteur de premier plan de la séquence.
Solitude du pouvoir et germes d’une violence politique structurelle
Il se dégage à la lecture de cette séquence une constante : Senghor a longtemps gouverné sans une partie importante des élites. Et même lorsque ces dernières l’ont rejoint, la fusion n’était jamais totale. Il est de tout temps resté des relents d’une incompatibilité originelle, d’un malaise démocratique, que les évènements tragiques ont exacerbé.
Cette configuration politique semble être restée une des facettes de l’identité politique nationale. Malgré l’avènement du multipartisme en 74, la pléthore des courants politiques, le pays est resté marqué par ces manifestations tantôt sourdes tantôt grondantes de violence. Conséquence de cette politique toujours dans l’urgence, soumise aux lois des évènements, heureux ou malheureux, et de ces exercices de concorde nationale souvent hasardeux : d’autres chantiers sont restés dans l’ombre, comme celui de la construction d’une nation. Résultat des courses : une réalité politique qui s’entête à survivre au temps qui passe, marquée par une paix armée qui s’embrase de façon cyclique sous des brasiers sociaux, avec des accents tragiques. Une situation qui appelle urgemment une démocratie réelle : sociale, politique, économique, culturelle et religieuse. Un chantier total qu’hélas aucune offre politique n’a porté depuis l’indépendance, et encore plus inquiétant, qu’aucun courant ne porte aujourd’hui.
OMAR BLONDIN DIOP, REVOLUTIONNAIRE LÂCHEMENT ASSASSINÉ PAR LE RÉGIME SENGHORIEN ?
Il avait été envoyé en prison en 1973, accusé de « terrorisme » et d’espionnage comme agent étranger. Il avait été condamné par un tribunal spécial à trois ans de prison pour le délit d’atteinte à la sûreté de l'État
Si un bon nombre de Sénégalais célèbrent généralement la date du 11 mai comme celle de l’anniversaire de la mort de Bob Marley, les hommes de gauche ce pays pensent plutôt célébrer Omar Diop Blondin. Certes, ils le célèbrent dans la sobriété mais ils n’en oublient pas moins que Blondin, mort le 11 mai 1973, est l’une des figures marquantes des luttes anticoloniales en Afrique et en Europe.
La mort d’Omar Diop Blondin dans l’ex-prison de Gorée est sujette à polémique. Si la version officielle dit qu’il s’est pendu dans sa cellule, la version populaire veut qu’il ait été lâchement assassiné par pendaison et qu’il y a eu un simulacre de suicide.
Omar Diop Blondin avait été envoyé en prison en 1973, accusé de « terrorisme » et d’espionnage comme agent étranger. Il avait été condamné par un tribunal spécial à trois ans de prison pour le délit d’atteinte à la sûreté de l'État.
Blondin était né le 18 septembre 1946 à Niamey au Niger où son père, médecin de son état, avait été muté. C’était l’époque de l’Afrique occidentale française (AOF) et les fonctionnaires pouvaient être brinqueballés d’un pays des colonies à l’autre. Le père Blondin, Ibrahima de son prénom, est lui-même présenté comme un Malien d’origine sénégalaise qui ne s’est installé à Dakar qu’après la rupture de la Fédération du Mali. Omar est donc né au Niger mais, très tôt, il a été envoyé en France où il devait poursuivre ses études secondaires. Il entre au lycée Louis-le-Grand à Paris et poursuit ses études universitaires comme Normalien à l'École normale supérieure de Saint-Cloud. Naturellement l’ambiance de l’époque, dans les années 1960 à 1968, était sulfureuse. Les étudiants étaient tous de tendance révolutionnaire et Omar se signalera par un engagement très fort dans la lutte contre l’ordre établi. Contestataire, il se fera remarquer en mai 68 lorsqu’il prend la parole à la Sorbonne et distille un discours qui appelle à la désobéissance civile et à la révolte populaire. La France s’embrase. Le Sénégal suit.
A Dakar, les syndicats s’opposent à des réformes senghoriennes et déclenchent une grève illimitée réprimée durement par les forces de l’ordre. Les mouvements révolutionnaires étaient au début et à la fin des manifestations violentes qui éclatent alors et qui se poursuivent sur plusieurs semaines. Les manifs s’étalent à Ziguinchor, Thiès et Saint-Louis et le pays est au bord de l’explosion.
En France, Omar Diop Blondin, qui s’était imposé comme l’un des dirigeants des contestations estudiantines aux côtés d’un certain Daniel Cohn-Bendit, est arrêté par la police et expulsé vers le Sénégal, pays dont il a la nationalité. Il était accusé d’avoir participé à l’occupation de l’ambassade du Sénégal à Paris le 31 mai 1968. Avec lui lors de cet événement spectaculaire, il y avait aussi Landing Savané, militant maoïste. Parmi ses amis, il y avait de très grands intellectuels français comme Alain Krivine.
Expulsé de France, Blondin rentre donc au pays et impulse le mouvement révolutionnaire qu’incarnaient alors les partis clandestins comme le PAI. Avec ses frères et quelques amis comme Alioune Sall dit Paloma, Sidy Diop Noiraud ou encore Joe Ouakam, ils organisent des réunions clandestines et préparent en secret des actions d’éclat. Il entreprend d’implanter son mouvement dans les régions de l’intérieur, plus particulièrement dans le bassin arachidier, en Casamance, à Saint-Louis et dans le Sénégal oriental.
En septembre 1971, Omar Diop Blondin retourne en France « comme boursier du Sénégal » et réintègre l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Le président Senghor était intervenu « personnellement » et « avec insistance auprès du président de la République française (Georges Pompidou) », pour faire lever la mesure d’exclusion et d’expulsion qui le frappait. C’est son père qui était intervenu auprès du président Senghor qui avait reçu en audience le jeune Omar, brillant étudiant qui faisait honneur au pays. Même s’ils n’avaient pas les mêmes points de vue, Senghor et Blondin ont eu un entretien et le président souhaitait qu’il termine ses brillantes études et revienne servir son pays.
Blondin reviendra au cours de la même année car il entendait protester contre des travaux coûteux que l’Etat avait engagés pour recevoir avec faste le président français, Georges Pompidou, ami et condisciple de Senghor qui devait accomplir une visite officielle dans notre pays. Avec son groupe de révolutionnaires clandestins, ils organisent une attaque au cocktail Molotov le 15 janvier 1971 contre le cortège de Pompidou, incendient le Centre Culturel Français et le ministère des Travaux publics. Pourchassé par la police, Omar Diop Blondin se réfugie au Mali. Senghor exige alors du président malien de l’arrêter et de l’extrader vers le Sénégal, ce qui fut fait.
Son procès a été évacué en vitesse et il est envoyé au bagne de Gorée. C’est là qu’il trouvera la mort le 11 mai 1973. Selon la version officielle, il se serait suicidé. Mais un de ses frères, Mohamed, qui était emprisonné en même temps que lui à Gorée réfutera la thèse du suicide. Son père portera plainte contre les autorités pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort » et « non-assistance à personne en danger ».
Deux gardiens de prison, dont le célèbre Néré Birame Faye, ont été accusés d’avoir été ses tortionnaires sur ordre du ministre de l’Intérieur d’alors, Jean Collin. Son frère, Mohamed, a soutenu que la veille de sa mort, Omar avait reçu la visite de Jean Collin et, face à son intransigeance, Collin avait demandé aux gardiens de lui « faire sa fête ». Son autre frère, Dialo Diop, arrêté en même temps qu’eux était, lui, incarcéré à la prison pour mineurs du Fort B. Tous ses deux frères soutiendront qu’il a été assassiné. Lors du procès intenté contre l’Etat par le père Blondin, la thèse du suicide et les résultats de l’autopsie menée par le professeur Quénum sont battus en brèche par la défense. Une pendaison improbable selon son père et tous ceux qui connaissaient la détermination du militant révolutionnaire qui n’aurait pas offert une si belle occasion au président Senghor de poursuivre sa politique pro-française.
A l’occasion d’un forum de témoignages sur ‘’Omar Blondin Diop : 40 ans après’’, organisé le 10 mai 2013 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, le Dr Dialo Diop, devenu un éminent homme politique et frère cadet du défunt, avait soutenu que la version officielle servie par les autorités gouvernementales sénégalaises ne correspondait pas à la vérité : « Ce n’est pas exactement la vérité. Blondin Diop ne s’est jamais suicidé. Nous croyons fortement à la thèse de l’assassinat. Toute mort en détention doit être considérée comme un crime jusqu’à la preuve du contraire » avait-il soutenu.
Quant à Amath Dansokho, ancien ministre d’Etat, son témoignage avait été péremptoire : « C’est tellement clair comme de l’eau de roche dans ma tête : Omar Blondin Diop a été assassiné. Il a été tué parce que les autorités de l’époque étaient convaincues que, par son intelligence, il pouvait faire partir le système ».
Quoi qu’il en soit, l’histoire retiendra le nom de ce militant intransigeant et les jeunes générations se souviendront de Omar Diop Blondin comme l’un des dignes fils du Sénégal qui avait tenté de faire bouger l’inamovible.
Par Hamidou ANNE
LE PAYS DE SENGHOR
Depuis vingt ans, un projet est savamment exécuté, avec comme seul but : détruire son legs, qui tient en trois mots salvateurs et précieux : l’État, la Nation, la République. Ce pays doit se rappeler ce qu’il lui doit
J’ai quitté le domicile de mon défunt ami Alioune Badara Cissé pour rentrer, avant de subitement bifurquer à gauche et m’arrêter 200 mètres plus loin. Je ne connais pas très bien ce coin de Dakar d’où me parviennent les appels de la mer toute proche. Ces vents soufflent, ce samedi matin, profitant du silence inhabituel qui règne, à cette heure, dans notre capitale. Le silence n’est profané que par le bruit de moteur des camions qui, dans cet endroit, proche du port, rivalisent d’ardeur à la tâche et transforment la route en champ de désordre.
Je connais mal ce lieu ; aire curieuse où la vie, dynamique, s’immisce dans la majestueuse intimité de la mort. Les deux se joignent en une étrange symphonie qui interpelle le visiteur hésitant que je suis. La présence des élégantes femmes vendeuses de fleurs, alignées telle une belle mélodie de midi, n’est agressée que par les manœuvres aussi dangereuses que sottes afin de sortir du lieu, qu’opère un camion de l’Ucg. Son bruit enquiquine les vivants et trouble le sommeil éternel des locataires du lieu, à qui les vents marins offrent sûrement un zeste de fraîcheur dans la chaleur du jour. A l’intérieur, les agents de l’Etat désherbent, balaient, nettoient ; ils font montre d’une énergie dans ce lieu du repos éternel propice au silence et au recueillement. Je vois des femmes et parfois des hommes, dont certains accompagnés de leur progéniture, venir astiquer les tombes des proches en cette veille de la Toussaint. Les morts, dont certains dans leur long sommeil, reçoivent rarement de la visite. Certains oubliés par une descendance distraite. D’autres ont le privilège de profiter encore de la tendresse de ceux qui n’oublient pas ; qui ne renient pas le passé et rendent aux proches ce qu’ils ont reçu d’eux, avant à leur tour de les rejoindre. Tous les morts catholiques profitent dans la période de l’affection des croyants qui, en visitant les cimetières, prennent date avec l’immanquable.
Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas ce lieu ; je n’y ai jamais mis les pieds. Les cimetières ne sont pas un endroit que j’aime visiter. Il y règne un rappel permanent de l’inanité de nos luttes, la fugacité de nos réussites et la banalité de nos ego devant ce quelque chose de plus grand que nous. Ce lieu nous ramène à la fatidique réalité : nous ne sommes rien que de la poussière polie appelée à redevenir infime poussière et dispersée dans l’immensité de l’univers.
Je sais que de toute façon notre bail est à venir avec ce lieu, et l’éternité est là pour en être le témoin privilégié ; témoin également de nos proches qui nous oublieront et marqueront un silence gêné, esquisseront un sourire tendre ou tairont une profonde animosité devant nos souvenirs communs.
Le cimetière de Bel Air est bien tenu ; un certain ordre y règne. On y observe une logique géométrique, rendant le décor des morts en phase avec une société qui sacralise la vie même dans son autre versant. Même un lieu aussi sinistre, qui ceint nos souvenirs douloureux, peut inspirer une poésie par la façon par laquelle on y apporte un certain soin.
Je prends presque mes aises dans un lieu dont rien que l’évocation m’inspirait l’effroi et le rejet. Comme si je luttais, à ma manière, pour ne jamais imaginer l’incontournable rendez-vous avec le Pays sans fin.
Je le cherche. Je parcours les allées bien dessinées à sa quête, refusant de demander. Une sorte de défi presque enfantin pour trouver moi-même son antre du sommeil. Puis, après avoir erré une demi-heure, je consens à demander mon chemin : «Bonjour, vous savez où se trouve la tombe du Président ?». Il comprendra. Un seul ancien locataire du Palais a rejoint les ancêtres. Peut-être que nous n’avons jusque-là eu qu’un seul Président…
Il m’indique le chemin. Le caveau est sobre, à l’image de l’homme, de sa vie, de sa gestion publique, de sa fin et de son souvenir. Il est aux cotés de sa chère Colette. Ils enlacent Philippe, le «souffle mêlé de (leurs) narines». Réunis enfin, ils savourent cette insondable – pour nous autres – poésie de l’Éternité.
À côté, des figures de ce que nous avons de plus précieux ; ce que nous nous transmettons dans une sacralité sans faille depuis 60 ans, certes de manière tumultueuse, mais jusque-là saine : la République. Le silencieux Bruno Diatta, le géant André Peytavin. Ce Sénégal est celui de mon hôtel de l’insomnie : ce Sénégal d’hier, qui se perd lentement, mais sûrement.
Une profonde émotion m’emplit devant la tombe du Président, le bâtisseur de notre pays ; celui qui a placé le Sénégal sur la carte du monde. Je suis contemporain de l’époque qui salit son œuvre. Depuis vingt ans, un projet est savamment exécuté, avec comme seul but : détruire son legs, qui tient en trois mots salvateurs et précieux : l’Etat, la Nation, la République. Ce pays doit se rappeler ce qu’il lui doit. On appartient au pays de ses morts. Ce pays est le sien. Léopold Sédar Senghor est l’homme d’un seul pays. Le Sénégal est le pays d’un seul homme.
LA PART D'OMBRE DE SENGHOR
En 1963, Mamadou Dia et quatre de ses ministres, dont le charismatique Valdiodio N’Diaye, étaient sévèrement sanctionnés pour avoir défendu une autre vision de la décolonisation. Un acharnement qui révèle une facette méconnue du président-poète
C’est l’histoire d’un coup d’État qui n’a jamais dit son nom mais qui aura modifié en profondeur la destinée du Sénégal post-indépendance. Le 18 décembre 1962, alors qu’une crise institutionnelle oppose le président de la République, Léopold Sédar Senghor, au président du Conseil (ancienne désignation du Premier ministre), Mamadou Dia, ce dernier et quatre de ses ministres sont arrêtés par l’armée. En mai 1963, ils seront lourdement condamnés à l’occasion d’un véritable « procès de Moscou ».
Depuis plus de 20 ans, la réalisatrice Amina N’Diaye Leclerc, fille de l’ancien ministre Valdiodio N’Diaye, qui fut au cœur de l’affaire, creuse ce sillon méconnu de l’histoire sénégalaise contemporaine. Une tragédie politique qui a été gommée des livres d’histoire et des archives tant elle écorne le mythe du Senghor poète et humaniste, chantre de la négritude. « Il reste très peu de films et de photos sur Valdiodio N’Diaye et Mamadou Dia, alors qu’ils étaient filmés régulièrement par les Actualités sénégalaises. On a voulu les effacer de l’histoire officielle », résume Amina N’Diaye Leclerc.
Après un premier film en 2000, Valdiodio N’Diaye, l’indépendance du Sénégal (52’), celle qui n’était encore qu’une enfant lorsque la vie de sa famille a basculé prolonge aujourd’hui ce travail de mémoire dans Valdiodio N’Diaye, un procès pour l’histoire (90’), qui a été projeté en juillet lors du Festival de Cannes, dans le cadre du marché du film, et sera prochainement diffusé sur TV5 Monde. Citant de nombreux témoins de l’époque, elle y détaille le conflit qui opposa, au sommet de l’État sénégalais, deux conceptions antagonistes de la décolonisation.
De Gaulle humilié
L’histoire commence le 26 août 1958, dix-huit mois avant l’indépendance du Sénégal. Arrivé de Conakry, De Gaulle, alors président du Conseil sous la présidence de René Coty, est en visite à Dakar pour préparer les esprits au référendum prévu un mois plus tard – qui marquera l’acte de naissance de la Ve République. Le général propose aux colonies françaises d’Afrique d’adhérer au projet de « Communauté » qui entérinerait leur statut d’État tout en perpétuant leur allégeance à la France à travers différents domaines partagés.
En Guinée, la veille, De Gaulle a essuyé un camouflet de la part du président Sékou Touré, bien décidé à décliner l’offre française. « Plutôt la liberté dans la pauvreté que la richesse dans l’esclavage », lance-t-il devant un De Gaulle humilié. À Dakar aussi, l’accueil qui lui est réservé tourne à l’affront. Alors que Senghor est en villégiature en Normandie et que Mamadou Dia reçoit des soins médicaux en Suisse, c’est Valdiodio N’Diaye, alors ministre de l’Intérieur, qui reçoit le général. Sur la place Protet (l’actuelle place de l’Indépendance), le Sénégalais tient un discours énergique où perce l’ambition d’un pays réellement affranchi de la tutelle française. Devant une foule exaltée, le général encaisse le coup. Mais Valdiodio N’Diaye vient d’entrer en disgrâce, même si le « oui » l’emportera à 97,6 %.
Motion de censure
Le 4 avril 1960, le Sénégal accède à l’indépendance. Et le duo Mamadou Dia-Valdiodio N’Diaye affiche des velléités d’émancipation qui contrarient de puissants acteurs. Comme le résume dans le film le Français Roland Colin, directeur de cabinet puis conseiller personnel de Mamadou Dia de 1958 à 1962, leur souverainisme affirmé et les affinités de ce dernier avec le bloc socialiste « heurtaient les intérêts de trois groupes principaux ». En l’occurrence, les marabouts, certains cadres politiques prêts à toutes les compromissions pour sauvegarder leur influence ainsi que les intérêts économiques français, alors promus par la Chambre de commerce de Dakar.
EXCLSIF SENEPLUS - Au Sénégal, on a appris à des générations de postulants intellectuels à aimer ou haïr Senghor. Il en a découlé une terrible méconnaissance de son œuvre. En fauchant tout ou presque, on passe sous silence que le pays lui est redevable
Photo Serge Philippe Lecourt |
Elgas |
Publication 30/08/2021
Inclure Léopold Sédar Senghor dans une série baptisée « Les damnés de leur terre » peut sembler relever de l’hérésie, tant l’homme a été le récipiendaire de tous les honneurs possibles et imaginables, surtout les plus officiels. Senghor fut en effet pourvu, et bien, en apparat, toges, breloques et médailles, et ce du tout-venant : universités, républiques, monarchies, cabinets, antres religieux. Partout il fut reçu avec diligence, et son personnage, sans aspérités trop prononcées, cheminant avec le prodige qui lui est propre, lui ouvrit en grand la porte des cénacles les plus prestigieux. Il suffit de faire quelques détours dans les notices biographiques disponibles – même les plus paresseuses – pour y voir, consignés sur des pages et des pages, bien mis en valeur, les trophées du bonhomme. Dans son pays, l’homme s’est fondu au fronton des bâtiments publiques, dans la mémoire collective, et même, lettrés et illettrés confondus, dans l’imaginaire collectif. Il préfère « pourrir dans la terre comme le grain de millet », vœu formulé dans son poème liminaire adressé à Léon Gontran Damas dans Hosties Noires (1948) pour devenir « la trompette et la bouche du peuple ». On peut constater sans le flatter que la graine a fleuri et qu’il est exaucé. Il eut sa griotte et cantatrice attitrée, Yandé Codou Sène, et aujourd’hui encore les louanges défient le temps.
Une mémoire chahutée
Tout ça bien sûr ne milite pas pour son inclusion dans la liste des Damnés de leur terre pas plus qu’à parier, Fanon ne l’aurait inscrit dans la sienne des Damnés de la terre (1961). Cependant, même chez ses admirateurs les plus fervents, on s’impose désormais la discrétion : on ne le célèbre plus véritablement qu’in petto, sans gros tapages. Même si l’empreinte du « père de la Nation » est là, imposante et irréfutable, tantôt fardeau, tantôt couronne, si partout son effigie trône, si Senghor reste dans les esprits, il y a loin encore pour qu’il soit dans les cœurs, en bonne place, avec de la bienveillance mémorielle et sur le temps long. Les cœurs sont divisés à son propos. Et pas n’importe lesquels. Il importe d’aller farfouiller dans ce malaise aux allures de crime originel, disons continental, pour essayer d’y voir clair sur cette tragédie familiale, celle d’un fils perdu par son amour illégitime.
Dans le pays Sérère qui le vit naître, pays du reste pépinière à héros nationaux, le fils de Joal reste un enfant prodige et un fils prodigue. Et dans les cœurs de ce Sine royal, ce premier fils dont la gloire illumine encore la filiation, est bien chanté en psaumes et autres élégies. Mais au-delà du carcan proche, des émules acquises, dans les cercles de savoir, c’est-à-dire dans l’épique querelle intellectuelle, Senghor est dans les cœurs certes, mais à une place ingrate : celle du père déserteur, renégat de la fierté nationale. Un patriarche inassumé, dont on est presque honteux, avec ses honneurs étrangers, sinon français, qui ne signent en définitive que l’opprobre. Ses titres n’ornent que la flamboyance de son tombeau, sur lequel l’on ne manque pas d’aller cracher ou « danser » généreusement. Car dans ce Dakar prescripteur de la tendance intellectuelle, et dans cette Afrique en quête d’une renaissance chahutée par diverses péripéties, Senghor a perdu. Vingt ans après sa mort, c’est une défaite sans l’ombre d’un doute, si on en juge par les forces en présences et les idées en vogue. Dans les manifestations nationales et continentales, il est vain d’attendre des slogans à sa gloire, la seule façon pour lui d’y figurer, c’est en effigie crucifiée et brûlée en place publique pour intelligence avec l’ennemi. Ses adversaires les plus illustres sont devenus les idoles de la jeunesse, les modèles des aspirants, et les alliés des activistes qui ont le vent en poupe.
Pourquoi donc aller au-delà de ce constat historique, de cette défaite consignée, d’où aucune rémission ou réhabilitation ne semble possible pour l’ancien président sénégalais ? Pourquoi enjamber ce verdict sanglant qui s’est imposé à mesure du temps ? Sans doute parce qu’il y a dans la damnation une part fatale, mais bien plus encore une part d’injustice, sans jouer ni les avocats, ni le contempteur assagi. Survoler les rangs de ceux qui ont eu des différends, parfois des inimitiés, souvent de la rancœur contre Senghor, c’est côtoyer une incroyable galaxie d’esprits lumineux devenus symboles du continent.
Un homme politique dur
Sur le champ politique d’abord, Senghor ne fut ni un saint ni un tendre. Il faut le dire d’emblée. Parachuté dans cet univers par la force des choses et son parcours qui l’y a mené naturellement, il fut un leader coriace sous des dehors avenants et charmants voire charmeurs. Avec une componction toute bourgeoise et des manières monacales, il joua un registre maîtrisé, celui de l’homme politique sans écarts extravagants. Cette tonalité lui est naturelle quand on connaît son ascendance, lui qui est d’un lignage noble du côté de son père, Basile Diogoye comme de sa mère, Gnilane. L’un fut commerçant prospère ; l’autre de la filiation des Guelwar. C’est donc un garçon bien né, précocement mélancolique, qui n’éprouva pas les rudesses et les incartades du destins qui corsent les caractères. Hormis l’épisode de la seconde guerre, où il fut prisonnier des Allemands, et celui plus tard de l’acharnement de la faucheuse contre sa descendance, ses premiers engagements ont ainsi été marqués par une certaine douceur. Il n’a eu besoin ni de chasser pour survivre ni de combattre pour s’imposer. Un tel pedigree est une part importante de son identité.
Si l’indépendance fut acquise au Sénégal, enfant gâté de colonie, dans la dévolution et non au combat, cet état de fait institua une transition en douceur, presqu’une continuité. Incarnation de cette étape, Senghor devait fatalement susciter des querelles de positionnements, point de cristallisation des reproches de ses pairs. Car le modèle Senghor tout promis à son destin, était tout de même à rebours de la rupture sèche prônée par les mouvements panafricains et la dynamique des indépendances. S’il en partageait le fond et les optiques, dans l’impulsion de la négritude qu’il contribua à conceptualiser, il ne fut à l’inverse ni combattant, ni rebelle, encore moins activiste ; et à bien des égards, il parut se satisfaire de ce costume taillé sur mesure sans soubresauts majeurs. Était-ce au nom d’un sens du compromis déjà consommé qui cadrait bien avec son tempérament en quête de consensus, et donc tout compte fait une philosophie du pouvoir bien étudiée ? Ou alors était-ce un lien viscéral avec le colonisateur de nature presqu’affective par les liens de la langue, de la littérature et de sa foi chrétienne réelle et profonde ? Était-ce la bonne mesure pour gouverner ces pays nouvellement indépendants où il y avait tout à défaire et tout à refaire ? Sans doute un peu des trois.
L’amour coupable et la tâche indélébile
Et il ne sert à rien d’occulter l’aspect, très important, de sa francophilie bien réelle et de son amour – coupable ? – pour la France qui le lui a bien rendu. S’il s’en défend « ah je ne suis pas la France, je le sais » c’est pour dire plus loin, dans le même poème qui chante les tirailleurs, s’agissant toujours de la France « que ce peuple de feu […] a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté à tousles peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique ». On peut en trouver d’autres, facilement, des extraits sans équivoque, sur cet attachement et cette fascination. Un amour proche de la déférence, et contre les intérêts de son pays, arguent avec raison ses jurés. Cet amour pour le bourreau a fédéré l’essentiel des reproches à son endroit, et les noms d’oiseaux rivalisent de sarcasme pour l’accabler. Du nègre de maison au suppôt, il y a le choix. On est à un point de l’histoire où aimer la France pour un Sénégalais, fût-il Senghor, est une tare irrémissible. Aimer le Sénégal pour un Français, un acte d’ouverture. Une drôle d’asymétrie…dans une quête d’égalité.
Si on réussit à passer l’objet de la querelle centrale sur Senghor que l’on vient d’évoquer, on peut noter sur le plan politique d’autres griefs qui l’empoignent. Depuis les désaccords avec Lamine Gueye – autre fils chanté du pays – au lendemain de la seconde guerre sur des choix politiques jusqu’à la scission avec la fédération du Mali en 1960, en passant par sa répression des débordements de 1963 et de 1968, Senghor a montré un certain art martial de la gestion politique. On ne compte plus ses concurrents, anciens amis devenus opposants, et victimes de ses « punitions » aux inclinations très carcérales et de répressions sanglantes. On pourrait tourner la question à loisir, chercher des arguments à décharge, et si en face on n’eut pas que des saints, Senghor avait quand même une conception de la démocratie très peu inclusive, étroite et violente. Son empressement à couper court à la parole contraire n’honorait ni ses engagements intellectuels, ni son legs politique. La tâche est là au milieu du front, ombre ravageuse sur sa réputation de rondeur bienveillante. Mamadou Dia, Blondin Diop, Pathé Diagne, Cheikh Anta Diop.... Ils sont nombreux à avoir subi son arbitraire, sans toujours mériter ce funeste sort. Dans le contexte très porteur pour les idées d’émancipation des années 50 /60, bâillonner la dissidence ne pouvait déboucher que sur un effet désagréable et rétroactif, lequel, avec le temps, était promis à consacrer les victimes d’hier avec le privilège habituel des victimes : celui d’être encensées outre-mesure en passant ainsi vite sur leurs propres manquements et forfaits. Le symbole de cette célébration par défaut, c’est Mamadou Dia, devenu depuis son martyre, l’anti-Senghor qui suscite les regrets et compile les bénéfices de la comparaison.
La théorie et la pratique du pouvoir : une dissonance
Si Senghor a eu du flair dans ses écrits politiques, sur sa vision du socialisme, en pressentant par exemple rapidement la dissonance entre le marxisme théorique et les réalités africaines, il n’en tira pas de bénéfice dans l’immédiat. Il a partagé ce constat avec Amady Ali Dieng, intellectuel sénégalais, qui s’était montré sceptique sur les Damnés de la terre de Fanon dont il produisit une remarquable critique. Mais ces nuances et intuitions visionnaires dans ses idées politiques, généreusement expliquées dans le tome 2 de Liberté, Nation et voie africaine du socialisme (1971), semblent parties en pures pertes. Car politiquement, l’époque vouait un culte au Marxisme, et si lui - d’ailleurs primo-communiste dans ses premiers engagements et aspirant socialiste plus tard - n’a pas été particulièrement tenté par les promesses du Marxisme, à l’examen d’aujourd’hui, il n’eut pas tort. L’héritage du Marxisme sur le continent comme matrice idéologique est constamment battu en brèche et rétrospectivement, son pressentiment fut le bon. De telles pièces à conviction ne pesèrent pas bien lourd dans la balance de son procès. On jeta le bébé avec l’eau du bain. Du politique, on ne lut ainsi que très peu le théoricien, mais on accabla généreusement le praticien du pouvoir, avec ses dents de glace dans le velours de l’apparence.
Des questions légitimes se posent dès lors. Comment un tel élan théorique a-t-il pu se laisser aller à une gestion politique aussi virile, avec des inflexions dictatoriales par moment ? Cela reste un mystère. Toujours est-il, avec un tel passif, tous les acquis de Senghor sont foulés aux pieds par l’acte d’accusation, dans le procès historique qui s’est ouvert avant sa mort et qui est aujourd’hui encore entretenu. Les mots sont durs à son endroit ; le verdict plus encore. À même en oublier que les vertus prêtées au rôle prééminent des confréries dans la gouvernance politique au Sénégal, fut un legs de l’administration coloniale que Senghor a veillé en entretenir. Ce que le Sénégal se gargarise d’avoir comme modèle de régulation sociale est un compromis colonial, une entente cordiale entre colonisateurs et chefs locaux que Senghor a formalisée par la suite, et intégrée comme une tradition perçue comme endogène. Ces bases de la stabilité politique du Sénégal portent une part de son mérite et ses soutiens, peu bruyants mais bien nombreux, ne manquent pas souvent de saluer ces actes forts : son départ en transition douce en 1980 quand le continent voyait des satrapes s’accrocher au pouvoir et la survivance de sa vision culturelle qui a perdu de son ascendant depuis son départ.
Littérature, de la controverse légitime aux attaques personnelles
Même fortune dans le champ littéraire ou presque, le poète fédère contre lui la crème du continent : Stanislas Adotevi, Wolé Soyinka, Mongo Béti, et bien d’autres illustres noms, se sont payés Senghor, en termes souvent redoutables, sans toujours avoir tort. Les critiques d’Adotevi dans Négritude et Négrologues (1972) et de Soyinka dans la même veine, étaient de l’ordre de la controverse des idées, notamment les désaccords sur la Négritude. À ce titre, elles ajoutaient de la matière au débat, malgré la rudesse des charges. Mais chez beaucoup d’autres de ses détracteurs, les attaques ont vite migré du terrain des idées à celui de la personne en elle-même. Même chez ses supposés amis, il n’a pas toujours été en odeur de sainteté comme le symbole une malédiction chronique qui empoissonne son héritage. Il ne fut par exemple pas un régulier de Présence Africaine, temple de l’époque, où il ne publia aucun livre, tout au plus quelques textes dans la Revue. On n’y garde pas le souvenir d’un combattant, d’un ami de la maison, de la cause, porté par exemple par la fièvre du moment.
Même Césaire, l’ami indéfectible qui ne l’a jamais renié, a admis en termes sibyllins que Senghor n’avait pas que des « répulsions » pour la France, pour faire dans l’euphémisme. Les deux hommes resteront pourtant jumeaux de la Négritude, siamois, avec l’ardeur flamboyante pour l’Antillais et le charme diplomatique du Sérère. Et même quand Sartre préface son Anthologie de la poésienègre et malgache (1948), dans l’abrasif Orphée Noir, il semble y avoir là encore une dissonance, entre le philosophe ami des opprimés et Senghor lui-même, le dernier des opprimés. Les deux textes semblent varier d’épaisseur politique, ils ne portent pas la même charge, et produisent un drôle d’écho disharmonieux, comme si Sartre ou Senghor s’étaient trompé, l’un ou l’autre, dans leur choix. Un concerto aux tons en décalage.
Le pair et le repère
Tout cela produit une chose : on se paie Senghor. C’est même devenu une mode. Un défi. Un passage initiatique pour les aspirants intellectuels. Parmi les premiers à recevoir les honneurs, premier admis dans les enceintes prestigieuses, quand bien même la docilité en même temps que le mérite l’y ont propulsé, Senghor ne pouvait devenir qu’un punching-ball. Un baromètre à partir duquel se mesure la jauge du positionnement intellectuel. Une sorte de boussole qui indique une direction que l’on s’empresse de ne pas suivre, à l’exception d’un dernier quarteron d’irréductibles dont la voix ne porte guère hors des cercles de poésies dépolitisées.
La presse et les travaux universitaires se sont fait l’écho de cette querelle, et dans les éléments récurrents, dont on ne fera pas l’inventaire ici – d’autres plus qualifiés l’ont fait fort bien – on retiendra les phrases devenues elles-mêmes les chefs d’accusation : « l’émotion est nègre, la raison Hellène ». « « La colonisation est un mal nécessaire ». Des livres ont été écrits, en défense ou en accusation de ces éléments, et si des siècles ne parviennent pas à en faire une exégèse admise pour tous, c’est qu’il y a trop à comprendre ou pas assez. Tout est évident ou parfaitement complexe. Et ce n’est par manque d’avoir ratiociné au mot près pour traduire ces extraits. Les protagonistes du débat figés dans leurs camps prennent peu en considération les avis inverses. Il faut des coupables et des héros. Et à ce jeu, Senghor n’avait pas les arguments pour peser devant ces « preuves » on ne peut plus accablantes.
L’homme et l’œuvre broyés ?
Dans tout cela, y a-t-il finalement de la place pour la Littérature ? D’entendre sa voix poétique, inaliénée, dans un souffle de création non captif des déformations politiques ? Pas tellement sûr. Dissocier l’homme de l’artiste ? C’est encore la prétention de la frontière, oublier que l’homme entier était à la fois poésie et politique, génial et vil ; de Joal et de Verson, ombre et lumière, et qu’à tout prendre, il faut le prendre en entier et renoncer aux idoles parfaites… Senghor était d’un temps où la Littérature ne se faisait pas seulement, comme un caprice esthétique ou une purge de quelques obsessions ; pas seulement un divertissement. Elle se pensait avec une certaine démangeaison épidermique. Elle investissait la langue, le mot, le rythme, elle portait une métaphysique. Habitée par un démon, elle était un art chevillé au corps, possessif et entêtant. Elle était investie d’une mission. Si celle de Césaire fut évidente pour beaucoup, le contretemps Senghorien ne manquait pas de cette fibre. Du séminaire de Ngazobil sur la petite côte sénégalaise de l’enfant du Sine à l’académie française du Quai Conty pour le serviteur du français, en passant par Louis-le-Grand, l’agrégation, et une carrière de professeur de Lettres à Tours, sans oublier les grandes étapes à Dakar et à Verson en Normandie, c’est une sacrée trajectoire. Une vie pleine qui ne pouvait pas offrir que de l’éclat, de la vertu, un lisse héritage.
Elle reste la colonne vertébrale d’une œuvre poétique, majeure, que même ses détracteurs les plus chevronnés lui reconnaissent. Dans le Tome 1 dans Liberté, Négritude et humanisme, discours, conférences (1964) on retrouve toute la grammaire de la poésie de cette œuvre résolument panafricaine qui a toujours été son obsession. Dans le jeu des phrases à monter en épingle, sa poésie offre nombre de repaires sublimes tant elle est une des plus belles esthétiquement, philosophiquement, avec ses portées humanistes, sa profondeur endogène, et sa délicate fragilité. Tant elle porte l’énergie de sa langue, de son pays, de son Joal, dans cet universel déjà horizontal chez lui qui est devenu la référence des épistémologies du Sud. Un Michel Torga avant l’heure « l’universel, c’est le local sans les murs ». Un festin désormais admis dont il est exclu au motif de la tâche originelle de traîtrise qui semble tout défaire, comme l’acide attaque la matière. Sans doute est-ce la plus grande injustice contre son œuvre. Vue et filtrée à travers lui, broyée même, toute sa dimension panafricaine, militante, qu’il a obsessionnellement nourrie jusqu’au Festival des arts nègres (1966), et partant, sa politique culturelle, est soustraite de son legs majeur. En fauchant tout ou presque, on passe sous silence que le Sénégal lui est redevable d’une part de son rayonnement. « Notre noblesse nouvelle est non de dominer le peuple mais d’être son rythme et son cœur », écrivait-il dans Hosties noires. Il le fit le long de toute son œuvre, toute – et c’est notable – orientée vers l’Afrique et les Mondes Noirs malgré l’évident tropisme français. Poèmes, récits, théories politiques, journaux, lettres, discours, anthologies, essais, tout est là, prêt à plaider pour lui, à l’enfoncer aussi.
Comment faire un bon parricide ? L’exemple de Tchicaya
Dans sa biographie de Tchicaya U Tam’si, Boniface Mongo-Mboussa décrit la relation du poète congolais à Senghor. Tchicaya ne voulait haïr ou détester Senghor comme on nous l’enseigne à presque tous, mais seulement le « tuer ». Un parricide littéraire, rien d’autre, à la fois hommage et envol. S’affranchir du carcan sans le renier. La leçon de Tchicaya n’a pas été apprise ou retenue. L’option binaire a prospéré. Au Sénégal, on a appris à des générations de postulants intellectuels, dans un sens comme dans l’autre, à aimer ou haïr Senghor, pas à le tuer hélas. Une telle injonction, produite par la déformation de l’Histoire, a bien opéré. On ne prend plus la peine de le lire, puisque le tribunal a rendu son verdict. Il en a découlé une terrible méconnaissance de son œuvre, en même temps qu’une grande admiration et haine à doses pas toujours égales. Comme s’il n’existait pas cette zone grise, qui ne saurait être une tiédeur, mais bien la fabrique de vrais esprits tiraillés, capables de faire un choix et d’élucider un texte avec des arguments non biaisés dès le départ.
Comme l’acte inaugural de la difficulté du continent à ne pas entretenir un débat sain et serein, l’affaire « Senghor » est symptomatique de l’incapacité, devenue désormais hélas pathologie aigue aujourd’hui, de ne pas critiquer sans destituer. De ne pas porter le désaccord sans l’hostilité. En désignant les « traitres » du continent, c’est l’extrême étendue de leur qualité qu’on restreint à une petite portion, réceptacle des crachats ainsi invités à s’abattre. Défier cet ordre, c’est réinstituer Senghor à l’agenda et le lire, véritablement, et seulement après se faire un avis. Pas sûr que cette option ait du succès.
Dans Ndessé toujours dans Hosties noires, sublime chant crépusculaire, ode amère à la mère, Senghor écrit en chute du poème au plus fort du Spleen : « Mère, je suis un soldat humilié, qu’on nourrit de gros mil. Dis-moi donc l’orgueil de mes pères ! » La petite ironie de l’histoire, c’est que Sédar, son prénom sérère, signifie « celui qui ne sera jamais humilié ». Il ne le fut jamais en réalité, mais tous les honneurs qui l’ont inondé, l’ont aussi un peu coulé dans la momification vivante. Ils masquent une blessure intérieure, celle de ne pas avoir assez gagné les cœurs pour rester dans les mémoires avec le bon rôle. Senghor et sa mansuétude pleine de sagesse et de dérision, le savaient sans doute : sa défaite est sublime parce qu’elle porte une part de victoire indicible, inavouable. Et le triomphe de ses adversaires, paradigme à l’œuvre aujourd’hui, porte ses parts d’ombre et ses défaites qu’on n’osera jamais dénoncer, parce que c’est le sens de l’Histoire peu importe la destination. Avoir tort avec Cheikh Anta Diop sera toujours plus acceptable qu’avoir raison avec Senghor. Loi de l’époque, du nombre, du vent de l’histoire, du mouvement ; loi de la justice ! C’est la condition même du pair nécessaire, dans tous les sens du terme. Celui qu’il nous faut, pour le meilleur et le pire.
Léopold Sédar Senghor préférait qu’on retienne de lui le poète, plutôt que le président. Il a pourtant joué le tout premier rôle dans l’indépendance du Sénégal
Léopold Sédar Senghor préférait qu’on retienne de lui le poète, plutôt que le président. Il a pourtant joué le tout premier rôle dans l’indépendance de son pays, le Sénégal.
Distribution : Nicolas Mouen (comédien), Senny Camara (musicienne, kora).
Le théâtre des indépendances est un podcast théâtral librement inspiré par l'histoire des indépendances africaines, racontée en six épisodes par six « Pères de la Nation ». Une série écrite et mise en scène par Vladimir Cagnolari, produite et captée par le festival Africolor et adaptée par RFI pour une écoute au casque.