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27 juillet 2024
LEOPOLD SENGHOR
À PROPOS DE SENGHOR
Le 31 décembre 2020, cela fera exactement 40 ans que l'ancien président aura renoncé à l’exercice du pouvoir. Existera-t-il un jour en terre sénégalaise, aventure humaine plus fabuleuse que celle de Léopold Sédar Senghor ? Si Sédar Gnilane m’était conté…
Ce 31 décembre 2020, cela fera exactement 40 ans que Léopold Sédar Senghor aura renoncé à l’exercice du pouvoir.
Existera-t-il un jour en terre sénégalaise, aventure humaine plus fabuleuse que celle de Léopold Sédar Senghor ? Si Sédar Gnilane m’était conté…
C’est le 31 décembre 1980 que Léopold Sédar Senghor fait ses adieux au peuple sénégalais, cédant le pouvoir à Abdou Diouf, à la suite d’un processus enclenché quelques années plus tôt.
La légende prête surtout à Senghor le dessein de vouloir très tôt lâcher les rênes du pouvoir pour se consacrer à sa passion, la littérature. Il rêve, dit-on, de son siège au Collège de France au début des années soixante. La crise de 1962 bouleverse ses plans… Il reste finalement deux décennies à la barre.
Sa démission en 1980 est par-dessus tout l’acte fondateur qui pose une tradition de successions apaisées au pouvoir. Abdou Diouf part élégamment après sa défaite contre le Père Wade en 2000, tout comme le « Pape du Sopi » tire sa révérence en 2012 face à son tombeur Macky Sall. Ils ne peuvent pas faire moins que Senghor, qui aura fixé le seuil de l’intolérable en renonçant volontairement à ses fonctions suprêmes.
Après avoir conduit à l’indépendance, sans effusion de sang, ce peuple qui n’a pas une âme de martyr et que sa vertu n’étouffe pas, Senghor lègue à la postérité un Etat solide et une aura diplomatique spéciale. Une république dont l’ADN fait parfois dire que le Sénégal est, non pas un pays africain, mais un pays en Afrique…
Dans le monde francophone, bien après son retrait de la vie publique, Léopold Sédar Senghor sera constamment célébré : l’homme du monde, l’homme de lettres, l’homme d’Etat, le militant de la dignité noire et le chantre de la francophonie. Il y a de tout cela et bien plus dans ce personnage exceptionnel. Une université, des ponts, des rues, des lieux publics portent son nom, des statues le célèbrent, et les distinctions l’honorent partout sur la planète.
Le p’tit gars de Djilor, ce lieu-dit du Sine, en plein pays sérère, est né officiellement le 9 octobre 1906. Le rejeton de Gnilane Bakhoum, prénommé d’abord Sédar, puis baptisé Léopold par son polygame de paternel, traversera son époque de part en part, lui laissant une marque qu’aucun Sénégalais ne pourra sans doute jamais égaler. Poète, intellectuel, homme politique, homme d’Etat, citoyen du monde…
Il aura endossé tous les manteaux avec une égale classe.
Le garnement, sous l’œil bienveillant de « tokor » Waly Bakhoum avec lequel il garde des vaches, devient le brillant élève de lettres classiques auquel le député Blaise Diagne donne sa chance en lui permettant de poursuivre ses études supérieures en France. Frappé de plein fouet par la culture française, ce prodigieux cerveau se mettra en ébullition. Avec Césaire, Damas, Alioune Diop et compagnie, l’intellectuel surgi du pays sérère portera en France le débat sur la condition de l’homme noir que l’artiste, le poète, déclamera.
Lorsqu’il croise en 1945 Maître Lamine Coura Guèye, alors qu’il poursuit des recherches en linguistique sur le sérère, l’agrégé de grammaire ne se doute pas qu’il signe un long bail avec la politique, en passant par le portail communiste… Le rural, ce sujet français qu’il est, s’apprête à détrôner le citadin, le citoyen des « Quatre Communes » sevré de pouvoir suprême depuis ce temps.
Après leur réconciliation qui accouche de l’UPS, Lamine Guèye ayant perdu de sa superbe, finira au Perchoir jusqu’à sa mort en 1968. Et aucun des présidents qui se succèderont au Palais présidentiel depuis soixante ans ne viendra des fameuses « Quatre communes ».
Quant à Senghor, son ascension est irrésistible : député, maire, conseiller général, ministre français, puis, au final, président de la République du Sénégal en 1960, après l’échec de la Fédération du Mali. Il le restera vingt longues années.
En 1980, lorsque ce poète-chef d’Etat renonce solennellement à sa fonction officielle, il a 74 ans, est apparemment en bonne santé ; le pays, en dépit des fatales difficultés du sous-développement, est sous contrôle. Senghor est à mi-mandat suite à l’élection de 1978, durant laquelle Abdoulaye Wade, son principal challenger est loin derrière lui. Les troubles qui auraient pu mettre à mal la République ou faire s’effondrer l’Etat, sont derrière nous.
Senghor tient son gouvernail d’une main de fer depuis deux décennies et rien ne semble mettre en péril son autorité grandissante, contrairement à ses scores électoraux qui se rabotent, certes, mais si peu. Il survit à la crise de 1962, aux tensions sociales de 1968 et 1973, aux changements climatiques brusques de la Françafrique. Une première décennie de quasi totalitarisme… Au total, deux peines capitales, une quarantaine de morts dans un soulèvement populaire au cours duquel les forces de l’ordre tirent sur la foule. La fin du bicéphalisme, des emprisonnements à la pelle, la fermeture de l’université en 1968, une rugueuse chasse à l’homme, l’enrôlement sous les drapeaux des grévistes et l’expulsion des agitateurs étrangers, quelques bavures mortelles, dont celle qui coûte la vie à Oumar Diop Blondin…
Lorsque Senghor quitte le pouvoir, les scores à la soviet du parti unique sont du passé, la République s’ouvre à la démocratie avec ses « quatre courants » depuis 1974 : sur la scène politique, on croise des communistes, des socialistes, des libéraux et des conservateurs. Ça ne cache pas vraiment une autre opposition, plus virulente celle-là, plus ou moins clandestine mais toujours républicaine. Cheikh Anta Diop lui dispute le leadership de la défense du monde noir, Mamadou Dia, libre depuis 1974, dénonce la mal-gouvernance, et les gauchistes radicaux dissidents du PAI, le néocolonialisme. Rien de bien méchant. Y a un début de revendication islamiste avec Ahmed Khalifa Niasse, « l’Ayatollah de Kaolack » plus versatile qu’une girouette.
Et, en 1977, un journal satirique, Le Politicien, rajoute de la gouaille au tableau d’une animation culturelle et sociale bon enfant où la populace plébiscite ses artistes populaires tandis que l’élite adule sa propre sophistication.
Au plan économique, la vie n’est pas rose, il est vrai : une longue période de sècheresse dans la décennie ’70 vide les greniers et assèche les cours d’eaux. Les ruraux désertent les champs et se ruent vers les villes pour surtout y gonfler les rangs des chômeurs. Y a un début de bourgeoisie affairiste locale mais l’essentiel de l’économie est aux mains des entreprises françaises : les marchés publics sont leur chasse gardée et les ressources naturelles, leurs propriétés privées.
Question couleur locale, quelques « diamantaires » sur le retour sonnent la révolte économique et mènent grand train. Mais, en réalité, les Sénégalais jouent dans la cour des petits.
La stabilité politique est-elle à ce prix ? Ailleurs sur le continent, le nationalisme économique des nouvelles républiques accouche de coups d’Etat… Les dictatures qui se mettent en place ont pour mission de veiller sur les biens de la Françafrique. Bongo, Mobutu, Eyadéma, Sassou-Nguesso, Moussa Traoré, Bokassa… Ceux qui échappent au contrôle de l’ancienne puissance coloniale, même s’ils sont le soutien du bloc de l’Est, virent à la paranoïa. En Guinée, Sekou Touré ne dort que d’un œil et les Guinéens ont perdu le sommeil, tandis qu’au Bénin, Kérékou mène son monde à la trique, comme Boumédienne en Algérie. Les seuls régimes « stables » sont ceux qui obéissent au doigt et à l’œil à l’Elysée : Hassan II, Ould Dada, Ahidjo, Senghor, Houphouët prennent régulièrement la température de Paris, pour être informés à temps des avis de tempête…
Quand arrivent les années 80, l’ère de l’exercice solitaire du pouvoir touche à sa fin. Dans le monde, les premières fissures des régimes autoritaires sont béantes. La chute du Shah d’Iran en sera sans doute l’illustration la plus symbolique. S’y ajoute l’exécution de William Tolbert, au Libéria, lui qui fut président de l’OUA, pour faire parcourir un frisson d’horreur sur tout le continent africain en avril de cette année 1980.
Cet épisode tragique convainc définitivement Senghor de ne pas s’éterniser au pouvoir. Certes, des renseignements exagérément alarmistes sont distillés par ses successeurs devenus impatients de prendre sa place. Mais vous savez bien, quand on s’accroche à son fauteuil, rien ni personne n’y peut grand-chose de raisonnable. Senghor et Colette partiront sans se retourner ; lui, entrera à l’Académie française et se fera oublier des Sénégalais, pour finir cloîtré à Verson jusqu’à sa mort, le 20 décembre 2001.
Et depuis, même si le nom de Sédar Gnilane semble évoquer une maladie honteuse chez bon nombre de nos compatriotes, jamais Sénégalais n’aura plus fait pour le Sénégal…
VIDEO
SENGHOR RACONTÉ DANS WENDELU
C'est une plongée profonde et riche en enseignements que les animateurs et invités de l'émission Wendelu ont effectué dans la vie du président poète.
C'est une plongée profonde que les animateurs et invités de l'émission Wendelu ont effectué dans la vie du président poète.
par Siré Sy
MULTIPLE PHOTOS
LA GAUCHE SÉNÉGALAISE, UNE HISTOIRE EXPLICATIVE
EXCLUSIF SENEPLUS - Il s’agit, à travers cette série en collaboration avec le Think Tank Africa WorldWide Group, de revenir sur la trajectoire des mouvements révolutionnaires et nationalistes depuis Léopold Sédar Senghor
A la suite de la série du Feuilleton Managérial ‘’Président et Gestion de crise : quand l'heure est grave !’’, le Think Tank Africa WorldWide Group, en partenariat avec votre portail d’informations www.seneplus.com, vous propose une nouvelle série du feuilleton Managérial intitulé ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’.
Ainsi, il s’agira dans un jet d'articles, de revenir sur la trajectoire, les espérances, les obstacles et les échecs des partis de la Gauche et des mouvements révolutionnaires et nationalistes, sous les régimes du président Senghor (1960-1981), du président Abdou Diouf (1981-2000), du président Abdoulaye Wade (2000-2012) et du président Macky Sall. Et des futurs possibles des partis de la Gauche et des mouvements révolutionnaires nationalistes (2020-2050).
Pour rappeler, témoigner, célébrer, analyser et mettre en perspective, les contextes historiques, les luttes épiques, les batailles idéologiques, les combats politiques, les contradictions internes, les espérances collectives, les victoires remportées et les échecs subis, de cette Gauche sénégalaise dont l'une des manifestations des promesses du ‘’Grand Soir’’, aura été aussi l'arrivée au pouvoir de l'homme Macky Sall, fondamentalement épris et traversé par des idéaux de la Gauche et foncièrement pragmatique de la praxis de droite.
Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, parce que ce sont les Hommes (hommes et femmes) qui font et écrivent l’Histoire qui en retour les révèle au grand jour. Nous reviendrons sur le militantisme, l'intégrité et les sacrifices d’illustres camarades - connus ou inconnus du grand public - et dont la contribution a été fondamentale dans la lutte, pour que le combat continue.
Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, sera aussi une histoire ‘’clandestine’’ parce que la Gauche sénégalaise a été longtemps dans la clandestinité. Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, sera aussi une histoire à visage découvert et à cœur ouvert, parce que depuis 1974 (multipartisme limité) puis 1993 (ouverture démocratique et ‘’entrisme’’) et depuis, ses épisodes se sont joués et se jouent encore au grand jour.
Feuilleton Managérial ‘’La Gauche sénégalaise, une histoire explicative’’, ce sera au courant du mois de Septembre 2020, en exclusivité sur seneplus.com.
Retour sur la trajectoire de l’intellectuel maoïste Omar Blondin Diop, figure de l’opposition au président Sédar Senghor, disparu dans des circonstances troubles, à travers le puissant essai politique et cinématographique de Vincent Vincent Meessen
Dans un puissant essai politique et cinématographique, Vincent Meessen explore la trajectoire de l’intellectuel maoïste sénégalais Omar Blondin Diop, figure de l’opposition au président Léopold Sédar Senghor, disparu dans des circonstances troubles.
"Omar est une figure dans laquelle n’importe quel jeune Africain, peut se reconnaître." Né en 1946, Omar Blondin Diop grandit dans une famille musulmane peu pratiquante et bercée de théorie révolutionnaire. Militant maoïste, le jeune homme brandit ses convictions politiques dans La Chinoise de Godard et dans les amphis de Nanterre, participant au Mouvement du 22 mars emmené par Daniel Cohn-Bendit, puis à Mai 68. Expulsé de France pour "activités subversives", il intègre l’Institut fondamental d’Afrique noire à Dakar, se nourrit de lectures situationnistes et bouscule le pouvoir de Léopold Sédar Senghor avec ses discours égalitaires et anticolonialistes. En 1971, les membres du "groupe des incendiaires", dont deux frères d'Omar, sont condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement pour avoir mis le feu au ministère des Travaux publics et pour avoir tenté d’attaquer le cortège du président Georges Pompidou, en visite à Dakar. Face à cette répression, Omar Blondin Diop quitte l’École normale supérieure de Saint-Cloud, et suit une brève formation militaire dans un camp de fedayin en Syrie. Arrêté à son tour, le jeune révolutionnaire est retrouvé pendu dans sa cellule le 11 mai 1973. Sa mort, que ses proches dénoncent comme un assassinat politique, soulève un vent de colère à travers le pays, qui conduit à une libéralisation du pouvoir et à la naissance d’une avant-garde artistique.
Héritage
Dans ce fascinant essai cinématographique et politique, Vincent Meessen met en regard La Chinoise avec la destinée tragique du militant maoïste, tout en traçant des parallèles entre le processus créatif de son propre film et celui de Jean-Luc Godard. Traversé d’images saisissantes et nourri des confidences de ses frères et compagnons de lutte – qui réclament toujours justice –, le documentaire explore l’héritage culturel et contestataire d’Omar Blondin Diop, du Laboratoire Agit’Art au collectif Y en a marre, de la Françafrique à la Chinafrique.
par Khadim Ndiaye
AU-DELÀ DES INTERROGATIONS DE MBOUGAR SARR
EXCLUSIF SENEPLUS - Le processus de mémoire est sélectif et évolutif. Le fait même de s’appesantir sur le choix de noms qui devront remplacer la statue de Faidherbe est un piège dans lequel il ne faut pas tomber
D’emblée, je peux dire qu’il y a un point sur lequel nous sommes d’accord : la statue de Faidherbe doit être retirée. Il le dit sans ambages : « Je suis pour qu’on la descende de son socle et qu’on la déplace en un lieu où il sera possible d’évoquer cette mémoire douloureuse, et de la penser en toute lucidité. »
L’auteur pose par ailleurs beaucoup de questions. On sent une volonté de savoir, de « creuser », d’aller au-delà du présent. Indécis, il se demande même si ses propres questionnements sont appropriés («…peut-être d’ailleurs mes questionnements n’ont-ils aucune pertinence »). C’est une démarche positive, empreinte d’humilité. Des réponses ont toutefois été données à certaines de ses interpellations. Par exemple, quand il se demande pourquoi durant « toutes ces décennies, cette statue a-t-elle tenu sans qu’on ne soit jamais vraiment intéressé à son sens ? » La réponse est simple : durant la période coloniale, la propagande faidherbienne a été mise en branle. En 1949, le manuel d'histoire de Jaunet et Barry destiné aux écoliers de l'Afrique-Occidentale française, présentait Faidherbe en bienfaiteur. On y lit que « Faidherbe était un homme honnête et droit. Il aimait protéger les faibles et les pauvres, châtier les oppresseurs…Il voulait hâter l'évolution des peuples noirs ». Après l’indépendance, les autorités du Sénégal par la voix du président de la République, nous ont dit que Faidherbe est notre ami : « Si je parle de Faidherbe, écrivait le président Senghor, c’est avec la plus haute estime, jusqu’à l’amitié, parce qu’il a appris à nous connaître... ». En clair : circulez il n’y a rien à voir ! Faidherbe était gentil.
Il y avait pourtant tout à voir. Contrairement à l’attitude du Sénégal, les autorités algériennes, dès l’accession à l’indépendance, avaient décidé de mettre de l’avant la mémoire de la résistance et de déboulonner la statue de Bugeaud, maréchal sanguinaire, parangon de Faidherbe, et de la remplacer par celle d’un de ses adversaires locaux : l’émir Abdel Kader. La statue de Bugeaud à Alger est pourtant plus ancienne (1852) que celle de Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal, inaugurée en 1887.
Cela nous amène donc à poser avec l’auteur la question de la transmission des faits d’histoire. Les historiens professionnels sont conscients que des efforts doivent être menés pour disséminer plus largement le savoir historique. En 2008, répondant aux propos de Nicolas Sarkozy tenus à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, l’historien Élikia M’Bokolo relevait une « double urgence » chez les historiens africains : « Une urgence à réagir, à multiplier les lieux et les formes de réactions, et, surtout, une urgence à prendre l’initiative », car la jeunesse africaine, pensait-il, était avide de savoir. Il est bien vrai que si la production scientifique relative à l’Afrique est appréciable par sa quantité et sa qualité, il n’en demeure pas moins qu’il reste des efforts à faire pour la diffusion auprès du grand public de ces travaux dont M’Bokolo trouvait qu’un trop grand nombre reste dans les rayonnages des centres de recherche spécialisés. Conséquence : la jeunesse africaine ne sait presque rien d’un passé qui a pourtant un impact énorme sur son présent.
Mbougar Sarr veut surtout, par-delà Faidherbe, qu’on pose « tout de suite » (le « tout de suite » est important pour lui), « le sens et la connaissance de tout symbole dans notre espace public et dans notre histoire. » Malheureusement pour lui, les choses ne fonctionnent pas de cette manière. Le « tout de suite » est problématique. Quand on est une ex-colonie ayant vécu un traumatisme important qui a tout bouleversé, on se doit de procéder avec stratégie quand arrive le moment de panser les blessures et de relater les faits relatifs à la mémoire. N’oublions pas : par la politique du « diviser pour mieux régner », le colonisateur a monté les uns contre les autres et a suscité et amplifié des fractures au sein de la société. L’historien Joel Glassman a par exemple montré comment Faidherbe a initié des manipulations raciologiques et a joué un rôle fondamental dans l’apparition de catégories ethniques figées. Ces cloisons ethniques ont servi plus tard de terreau à des guerres fratricides.
C’est d’ailleurs là que la fonction sociale de l’historien devient cruciale, à fortiori dans un pays colonisé. L’historienne malienne Adam Ba Konaré a bien perçu cet aspect des choses lorsque qu’elle dit, parlant de l’historien, que cet « observateur du temps doit éviter à la fois l’amnésie et le trop-plein de mémoire, dans la mesure où ces pathologies menacent la cohésion sociale ». Toute chose doit être faite en son temps et toute parole a un moment pour être dite. L’historien doit toujours avoir en vue les clivages qui traversent la société : « Dans la restitution des faits révolus, reprend-elle, le dépositaire du savoir – l’historien – doit prendre en compte les débats et les conflits qui agitent la société. L’intelligence du moment idoine pour fournir une information est donc une responsabilité dont il est investi. »
« L’intelligence du moment idoine » : le mot est lâché. C’est pour cette raison d’ailleurs que le processus de mémoire est sélectif et évolutif. Il est fait d’une série de choix et d’exclusions. Il est constitué d’éléments que nous considérons à un moment donné comme cruciaux et que nous choisissons de mettre en exergue, et d'autres que nous considérons comme secondaires. Chaque pays décide quels personnages historiques il va mettre de l’avant et autour de quels objets et lieux historiques il doit rassembler ses populations. Les statues des soldats et responsables confédérés esclavagistes étaient célébrées dans le Capitole aux États-Unis avant de devenir insupportables pour de nombreux Américains. Ce qui a d’ailleurs poussé la Chambre des représentants à voter pour leur retrait. La mémoire française ne veut pas de portraits du maréchal Pétain sur la place publique. Pourtant ce dernier a été un des grands artisans de la victoire de Verdun en 1918. Dans la même veine, les meilleurs spécialistes de la période de l’Occupation en France, pendant longtemps, ont été des étrangers, parce que la mémoire de Vichy est sensible. On se souvient des travaux marquants de l’Américain Robert Paxton, qui a relevé cette fameuse « équivoque » que Vichy a créée selon lui dans l’opinion publique française et dont toutes les conséquences ne sont pas encore apaisées. Aucun Français n’est à l’aise quand il s’agit d’évoquer ces milliers de lettres anonymes envoyées par des Français aux Allemands pour dénoncer leurs compatriotes.
Donc, si les pays colonisateurs eux-mêmes sont exposés à de lourds enjeux de mémoire, imaginons la lourdeur de la tâche pour des ex-colonisés dont l’histoire a été reniée, la morale bafouée, les structures sociales bouleversées et l’être psychologique tourmenté ! Si les ex-colonisés n’ont pas une claire conscience de cette notion d’« intelligence du moment idoine », ils feront le jeu de l’ex-colonisateur, qui se satisfera d’une déflagration sociale, conséquence d’une guerre des colonisés entre eux. Où sera le mal, disait l’administrateur colonial français Paul Marty en 1917, « quand dans un demi-siècle les islamisés du Sénégal seront partagés en cinq ou six sectes différentes, très divisées entre elles, d’autant plus divisées que chaque secte sera un produit national, et que ces rivalités religieuses viendront se greffer sur des animosités de race ? »
La guerre des colonisés est à éviter pour une ex-colonie qui vit encore les stigmates de la colonisation et qui s’attèle péniblement à construire une véritable nation. Frantz Fanon avait d’ailleurs bien perçu cette possible guerre des colonisés lorsqu’il écrivait que « les blancs s’en vont mais leurs complices sont parmi nous, armés par eux ; la dernière bataille du colonisé contre le colon ce sera souvent celle des colonisés entre eux. » On ne peut pas en effet mettre l’emphase sur des contradictions que nous considérons comme secondaires sans avoir une stratégie claire pour se faire entendre et amorcer le changement voulu. C’est là une approche méthodique et une exigence d’une pensée qui se veut utile et productive. C’est aussi conforme à la sagesse africaine : « Wax fañ ko war a waxe », « Xam lépp wax lépp baaxul », « Su jàmm yendoo cib dëkk, am na ku fa xam dara te waxu ko », « Remuer les paroles anciennes est mauvaise chose », « Toute parole a un moment pour être dite ; toute parole n’est même pas faite pour être dite ».
La pensée ne s’incruste pas simultanément dans tous les méandres qui s’offrent à elle. Il est important, à certaines étapes, de se focaliser sur une contradiction jugée principale et de reléguer au second plan les contradictions porteuses de divisions. C’est pourquoi, le fait même de s’appesantir sur le choix de noms qui devront remplacer la statue de Faidherbe est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. En se querellant sur des noms, on fait le jeu du « dominant ». Un monument célébrant la mémoire des résistants à la colonisation suffira amplement à la place de la statue de Faidherbe.
Pour finir, j’invite Mbougar Sarr à aller véritablement au-delà de son « au-delà ». Aller au-delà de Faidherbe, ce n’est pas donc susciter une bataille entre colonisés ; c’est pour nous, questionner son héritage véritable dont les conséquences affectent encore négativement la marche de nos nations balbutiantes. Aller au-delà de Faidherbe, c’est poser un regard lucide sur cette Afrique qui traîne comme un boulet les statues et structures coloniales. C’est voir que dans ce Sénégal où il a imposé l’assimilation culturelle, le français, langue officielle, est seulement compris par 20 % à 30 % de la population. Aller au-delà de Faidherbe, c’est aussi s’interroger sur les écueils actuels du Franc CFA-Eco, sur la fièvre du troisième mandat en cours dans le « pré-carré » et sur les réseaux mafieux de la Françafrique dont il a été le grand précurseur.
par Abdoulaye Bathily
SENGHOR DÉFORME L'HISTOIRE DU PEUPLE SÉNÉGALAIS
EXCLUSIF SENEPLUS - Juillet 1978, l'ancien ministre alors en clandestinité, déconstruit point par point dans les colonnes de Vérité, organe de la Ligue Démocratique, un pan de l'Histoire du pays travesti par le président-poète
Ce texte a été publié dans Vérité N°2, organe de la Ligue Démocratique (LD), en Juillet 1978 dans les conditions de la clandestinité. Mais nous avons tenu à garder le texte intégralement en n’en corrigeant que quelques méprises de formes.
Il a été distribué sous le manteau aux participants des Assisses des Etats Généraux de l’Education organisées en juillet 1978 à l’Ecole Berthe Maubert à Dakar, et qui précéderont ceux tenus sous l’égide du gouvernement en 1981 sous la pression de la grève du SUDES.
L'histoire comme toutes les sciences en général et les sciences sociales en particulier, ne saurait échapper à l'influence déterminante de la lutte des classes. Pour justifier telle ou telle attitude du présent, chaque classe et chaque groupe de la société à besoin de présenter une certaine image du passé. Ainsi le régime colonial représentait les Africains comme appartenant à une sous-humanité éternellement dépendante du reste de la planète. Cette image des sociétés africaines servait de justification idéologique à la politique d'exploitation économique sans limite des travailleurs et des peuples des colonies.
Le développement du nationalisme africain dans la première moitié du XXe siècle a conduit à un renversement de cette perspective colonialiste de notre histoire.
Par exemple, les travaux d'un Nkrumah, d'un Eric Williams pour les colonies britanniques, ceux de Cheikh Anta Diop, de Mahjmout Diop, d'un Abdoulaye Ly, de Joseph Ki-Zerbo, etc. pour les pays sous domination coloniale française, s'inscrivent avec leur mérite respectif dans le courant de la décolonisation de l'histoire africaine.
Depuis l'indépendance, de nombreux historiens africains patriotes et même des internationalistes comme Jean Suret Canale, Basil Davidson, etc. poursuivent en l'approfondissant cette œuvre de renaissance culturelle africaine.
A contre courant de ce mouvement se situe Senghor et ses historiens de service. La bourgeoisie bureaucratique et compradore qui représente les intérêts de l'impérialisme français chez nous tente par tous les moyens de faire prévaloir une certaine image de notre passé qui concilie ses propres intérêts avec ceux de ses maîtres étrangers. Ces efforts sont déployés au mépris de la vérité scientifique.
Ainsi pour Senghor, les trois siècles de présence française sur notre sol sont « trois ans d'amitié entre le Sénégal et la France » ! La traite des esclaves, la conquête militaire, l'exploitation économique, et leur corollaire, la destruction de nos sociétés, seraient des témoignages de l'amitié entre ces deux pays !
L'on sait qu'en 1945 déjà le théoricien de la Négritude minimisait les effets de la colonisation lorsqu'il écrivait : « le problème colonial n'est rien d'autre au fond qu'un problème provincial, un problème humain. Je ne suis pas le premier à l'avoir remarqué. Lyautey, l'avait déjà dit, et, plus près de nous, Delavignette, cet humaniste impérial, dans son livre au titre si suggestif : Soudan - Paris - Bourgogne, Paris unissant les deux provinces ». (Léopold Sédar Senghor, la communauté impériale française).
Deux autres faits montrent encore le travestissement de notre histoire nationale au profit de l'impérialisme français par les idéologues du régime.
- Le problème des cahiers de doléances des habitants de Saint-Louis aux états généraux de la révolution française de 1789
- Le chant de la jeunesse : Niani Bagnna.
1. De manière rituelle, Senghor proclame que les auteurs des cahiers de doléances sont les précurseurs de la nation sénégalaise d'aujourd'hui. Ils seraient même les fondateurs de la démocratie sénégalaise, etc.
Cette interprétation ne résiste pas à une critique tant soit peu sérieuse. Les auteurs des cahiers de doléances représentaient environ 2000 individus libres, des traitants pour la plupart (métis ou mulâtres, des petits blancs venus chercher fortune en Afrique et quelques nègres) sur une population totale évaluée à plus de 6 000 à l'époque (île de Ndar). La majorité de la population de l'île était composée d’esclaves, de domestiques, d'ouvriers et de laptots (ouvriers de la navigation fluviale) tous nègres, qui étaient tenus à l'écart de l'administration et de la politique du comptoir de Saint-Louis.
Cette poignée de traitants vivait essentiellement en marge du reste de la population du pays. Les rapports entre les traitants et le reste de la population autochtone n'étaient que des rapports de marchands à clients. Les traitants n'ont jamais envisagé un seul instant de représenter les intérêts des « indigènes » auprès des autorités françaises.
Leurs doléances portaient sur deux points essentiellement :
a) les traitants aspiraient à être traités comme des citoyens français à part entière. A l'instar de Senghor, aujourd'hui, ils considéraient la France comme le pays modèle en tout.
« Nègres ou mulâtres nous sommes tous français puisque c'est le sang des français qui coule dans nos veines ou dans celles de nos neveux. Cette origine nous enorgueillit et élève nos âmes. Aussi, aucun peuple n'a montré plus de patriotisme et de courage ! Lorsqu'en 1757, le Sénégal fut lâchement rendu aux anglais. Nous voulions le défendre malgré les chefs de la colonie ...
Nous avons regardé comme le plus beau jour de notre existence, celui où en 1779, nous jouîmes du plaisir de voir flotter la bannière française sur le port de Saint-Louis. Nous accueillîmes tous les français comme nos libérateurs, comme nos frères ... »
b) Aux 17ème et au 18ème siècle la traite des esclaves et le commerce de la gomme était pratiquée par une compagnie, la compagnie du Sénégal qui en avait le monopole. Ce monopole était exercé au détriment des petits blancs et des traitants qui revendiquaient le droit d'exercer librement le métier très lucratif qu'était alors le commerce des êtres humains. Les cahiers de doléances étaient adressés au roi de France pour amener ce dernier à supprimer le privilège de la compagnie et à libéraliser le trafic négrier. Cet autre passage du document est très net à ce sujet.
« Aussi notre étonnement fut extrême quand nous vîmes publier le privilège exclusif de la traite des Noirs dans toute l'étendue du fleuve. Ce fut un jour de deuil et de consternation dans tout le pays ! ...La traite des Noirs est celle où nous avons généralement le plus de part parce que nous avons des bateaux et des esclaves matelots que nous envoyons jusqu'en Galam (Haut Fleuve) traiter des noirs que nous vendons ensuite à des marchands européens au Sénégal avec un léger profit ». Sur le texte intégral des cahiers de doléances, voir le livre de Lamiral l'Afrique et le peuple africain considérés sous tous leurs rapports avec notre commerce et nos colonies. Paris, Librairie Dessenne, 1789.
Les doléances qui avaient été adoptées le 15 avril 1789 par l'Assemblée générale des habitants de l'île Saint-Louis furent rédigées par le nommé Charles Cornier, alors maire de Saint-Louis et président de la dite Assemblée. Elles ont été portées devant les Etats Généraux par un autre colon M. Lamiral désigné en la circonstance comme « député du Sénégal ».
Comme on le voit, le contenu de ces doléances n'a rien à voir avec les préoccupations de l'immense majorité des populations du territoire qui forment le Sénégal d'aujourd'hui. Les revendications de ces colons étaient diamétralement opposées à celles des paysans de l'époque qui étaient soumis à la tyrannie des négriers.
On ne peut donc décemment proposer au peuple sénégalais de telles doléances comme une source d'inspiration dans sa lutte pour la démocratie véritable et le progrès social.
2. Le choix de Niani Bagnna comme hymne de la jeunesse de notre pays révèle encore l'orientation néocoloniale de la politique culturelle du régime. Les Sénégalais savent que ce chant a été composé par des griots du Kajoor à l'occasion de la guerre qui a opposé le Damel Lat Joor au roi du Niani (royaume sénégalais de la Haute Gambie).
Par sa signification, ce chant évoque un chapitre des luttes intestines entre les entités politiques du territoire de notre Sénégal actuel. Ces divisions crées et entretenues par les conquérants ont pesé négativement sur l'action unie des différents mouvements populaires contre la conquête. Leur influence a heureusement commencé à s'estomper chez les citoyens d’aujourd’hui.
Un régime soucieux de promouvoir l'unité nationale en général et celle de la jeunesse en particulier aurait pu choisir un hymne autre que celui-là.
Par exemple Malaw, ce chant dédié au célèbre coursier de Lat Joor. Malaw refuse, dit-on, de voir le chemin de fer qui, à ses yeux symbolisait la domination française au Kajoor. Un tel hymne, par sa signification sied mieux aux préoccupations de notre jeunesse qui dans sa majorité lutte contre la domination du capital étranger et ses alliés, les principaux ennemis de notre peuple.
Ici, encore, on le constate, le choix de Niani Bagnna n'obéit à d'autre logique que celle qui consiste pour le régime de Senghor inconditionnellement profrançais, à ne rien entreprendre tant au plan économique que culturel qui touche aux intérêts de ses maîtres.
Le combat pour une culture nationale et populaire est indissociable de la lutte générale que mène notre peuple pour sa libération totale. La lutte sur le front culturel est une autre dimension importante de l'action multilatérale que Vérité, notre journal, entend mener.
SENGHOR PRISONNIER
C’est un rapport rédigé par le futur président du Sénégal, chantre de la négritude. Il remonte à la Seconde Guerre mondiale. Le prisonnier de guerre Senghor expose les conditions de détention dans les camps gérés par les Allemands
C’est un rapport rédigé par le futur président du Sénégal et membre de l’Académie Française Léopold Sédar Senghor, chantre de la négritude. Il remonte à la Seconde Guerre mondiale. Le prisonnier de guerre Senghor expose les conditions de détention dans les camps gérés par les Allemands.
En même temps que les conditions de détention, ce sont aussi tous les rapports complexes entre les différentes ethnies qui cohabitent dans les camps gérés par les Allemands puis par le gouvernement de Vichy.
par Hamidou Anne
PAAP SEEN, TU PERMETS ?
EXCLUSIF SENEPLUS - L’héritage intellectuel du PAI comme du RND est éloquent et peut nourrir une nouvelle génération d’avant-garde politique. Le défi est de nous nourrir de notre panthéon pour changer la vie des nôtres
À une de tes chroniques, ma réaction fut celle d’une main tendue sur une gauche de gouvernement à faire advenir et pour laquelle toi, moi et nos nombreux amis communs seront disponibles comme des porteurs d’eau d’une idée qui nous dépasse, celle d’un humanisme de combat.
Aux oubliés de notre mémoire amputée d’une partie de notre histoire, que tu réhabilites, tu adjoins une critique dure et sans concession sur la génération actuelle. Je la partage car elle ne peut être esquivée, au sujet de nos impasses actuelles.
Mais à nous se pose encore cette question, celle qui a été posée il y a plus d’un siècle par un vieux camarade, « Que faire ? » pour arriver, par l’hybridation de nos préoccupations, à la rupture des digues, afin de devenir majoritaire. Car il est là le défi, celui de nous nourrir de notre panthéon, de nos idoles, des exilés de la mémoire nationale hémiplégique, pour gouverner et changer la vie des nôtres, celles des ouvriers, des paysans, des malheureuses bouches affamées de nos aires urbaines et rurales. Changer la vie des nôtres, c’est aussi évoquer les intellectuels précaires, les étudiants, les sans-emplois, les artistes, les victimes de la gentrification urbaine. Celles et ceux dont tu nous plaques à la figure la souffrance chaque dimanche, pour nous obliger à ne pas oublier qu’être de gauche c’est concevoir l’intersectionnalité des violences faites aux femmes, dénoncer la traite des enfants de rue, documenter la vulnérabilisation des travailleurs, des retraités, des marchands ambulants…
Que faire face à une crise multiforme qui interpelle nos consciences et nous oblige à rester intransigeant sur la nécessité d’une gauche au gouvernement ? Crise de l’éducation, crise de la santé, crise de sens et de perspective. Nos impasses sont nombreuses dans le contexte d’une médiocrité inouïe du corps politique et des allégeances diverses aux corps intermédiaires et non à une république qui ne tient plus sa promesse d’égalité et de justice.
Avec certains de nos amis, nous avons une divergence de fond sur l’avènement de la révolution comme un moment brutal de renversement d’un ordre ancien et de respiration populaire, où le peuple, sur qui le pouvoir s’exerce, renverse ses dirigeants et s’auto-organise autour d’une communauté ré-inventée.
Je crois à cette idée de Zizek d’une guérilla patiente, qui sied notamment aux pays comme les nôtres englués dans une multitudes de trappes politique, religieuse, affairiste. C’est dans le travail de fond que se situent les mécanismes de réparation de la société sclérosée et en proie aux doutes, à la crise, à l’avenir sombre.
Que faire est une interrogation, mais aussi l’affirmation d’un certain nombre de critères déterminants, d’issues théoriques et pratiques qui fondent une praxis de la résistance à un ordre ancien ainsi qu’une éthique de l’action. C’est la rencontre entre les théories mures irriguées par les intellectuels organiques, l’action d’une avant-garde militante et le moment qui peut faire émerger des utopies transformatrices. Il s’agit là de bâtir ce que Foucault appelait très justement une hétérotopie comme lieu physique et mentale de rupture, de formulation et de construction concrète d’une action transformatrice.
Tu connais mon avis sur la nécessité de faire émerger à gauche des espaces liés par une symbolique du politique comme outil de conflictualité. Cette guérilla patiente que j’évoquais plus haut requiert de concevoir notre démocratie comme un espace du conflit, de bataille culturelle et de construction d’un mouvement de contre-insurrection intellectuelle afin de construire une ligne de front progressiste.
La gauche peut redevenir hégémonique chez les intellectuels, les artistes, l’élite, afin de se doter des « armes miraculeuses » pour bâtir une riposte contre-hégémonique globale et construire un peuple. Avec qui ? Tu as cité avec justesse l’héritage du PAI et du RND. Tu sais nos divergences sur Cheikh Anta Diop, que j’ai lu tardivement, mais dont les idées n’ont pas suffisamment pénétré mon corps politique car anti-marxistes.
L’héritage du PAI et du RND est mince dans l'actualité récente, car les mouvements qui en sont issus ont périclité à force de choix erratiques ou de séries d’isolement. Mais l’héritage intellectuel du PAI comme du RND, lui, est dense, éloquent et peut nourrir une nouvelle génération d’avant-garde politique. Il faut y puiser les ressources théoriques et pratiques pour affronter le capitalisme, le conservatisme militant nimbé de xénophobie et de relents complotistes et, pire, l’idéologie du renoncement à toute valeur au profit de la lutte des places antichambre de la kleptocratie.
Léopold Senghor, Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop, Majmouth Diop, Abdoulaye Wade ont été – entre autres errances - à l’avant-garde du combat pour la souveraineté et la démocratie. Leurs épigones n’ont pas été dignes de leur grand combat. C’est peut-être aussi l’époque, mélange de vulgarité, de médiocrité et de grandiloquence technocrate, qui est propice à l’absence de grandes causes à défendre, de grandes idées à faire émerger et de rêves à propulser au cœur du corps social.
Dans cet espace public actuel existe une place pour une gauche non sectaire, ouverte, intelligente, pragmatique, sociale, écologique, féministe qui ne peut penser le pays qu’avec l’influence du digital, de l’écologie, de la culture urbaine et de la vitalité du tissu associatif dans les villes et les villages.
Par la renonciation à la pureté idéologique exclusive nous dépasserons les clivages d’hier afin de bâtir de nouveaux consensus sur la notion de progrès humain et social, de justice, de service public, de nation et de liberté. Par la fermeté sur des nouvelles thématiques liées à la souveraineté sans transiger avec l’internationalisme et le dialogue culturel nous réussirons à faire revenir les jeunes partis à l’extrême-droite séduits par le racisme inversé et la xénophobie déguisés en patriotisme.
Voici cher Paap, sur le souci de l’Homme et le courage de l’indépendance…
EXCLUSIF SENEPLUS - L’appel a duré près de 3 heures. Le téléphone, agonisant, a surchauffé. La conversation a tourné autour d'une question. Senghor, père de la nation, leader néocolonial, prolongement de la colonisation française ? NOTES DE TERRAIN
L’appel a duré près de 3 heures. Le téléphone, agonisant, a surchauffé. C’est seulement à la fin que j’ai senti la chaleur du smartphone. Tellement l’entretien était passionnant. J’ai beaucoup appris. Je pensais bien connaître, dans ses grandes lignes, l’histoire politique du Sénégal. Mais j’ignorais certaines phases décisives de la lutte pour l’émancipation et le progrès social de notre pays. J’ai découvert des noms de héros méconnus. Des détails très émouvants, tristes. Et aussi, des histoires drôles. De femmes et d’hommes engagés dans la poétique de l’émancipation. Qui ont dit non, de la manière la plus radicale. Qui ont sacrifié une grande partie de leur existence pour un idéal de justice, de liberté et de démocratie. Depuis deux semaines, on se loupe au téléphone. Il est déconnecté, à chaque fois que j’appelle sur WhatsApp. Et quand il essaie de me joindre, je suis occupé.
Il faut dire que nous sommes dans deux régions du monde éloignées. Lui à Washington et moi, ici, à Dakar. Le décalage horaire est quand même important. Quatre heures de différence actuellement. Il est parvenu à me joindre en cette fin d’après-midi. Alors que je venais juste de rentrer de Rufisque. Exténué. J’allais terminer la lecture d’un roman de Boubacar Boris Diop. Le cavalier et son ombre. Puis je devais finir un travail, avant de préparer à manger et de me reposer. Le téléphone a vibré. J’ai vu qu’il s’agissait de René. J’ai fermé le livre. Nous avons commencé à parler des petites choses de la vie. Et, comme d’habitude, nous avons dévié sur la politique et les affaires du pays. Nous avons discuté de ce qui fait actuellement l’actualité, la statuaire coloniale.
Esprit universel et scrupuleux, il a commencé à faire l’inventaire de notre histoire. En s’attardant sur les détails. Sans jamais nier les complexités de la grande aventure humaine. Tous les deux, évidemment, sommes pour le déboulonnement des statues de ceux qui ont participé à l’aventure barbare de la colonisation. Et leur confinement dans les musées. Nous avons parlé de notre histoire, difficile et jonchée d’épines. Nous avons conclu que les blessures de la mémoire ne doivent pas nous pousser vers un jugement binaire. Nous avons aussi évoqué les femmes et les hommes qui se sont sacrifiés pour l'avènement d'une terre de liberté. Nous avons parlé de Senghor. Je lui ai dit que mon jugement, concernant le premier président de la République du Sénégal, a évolué. Je vois, aujourd’hui, ce dernier comme le bâtisseur de notre nation. Mais je le trouve très décevant. Il était doté d’une culture exceptionnelle. Il était ancré dans ses humanités africaines. Pourtant, il s’est fourvoyé dans son activité politique. Dans sa relation, aussi, avec des hommes de sciences et de culture, de son époque. Qu’il a beaucoup censuré. Dernièrement, j’ai lu son petit ouvrage, Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels.
J’ai dit à René que je trouvais Senghor très contradictoire. Dans le recueil, Senghor fustigeait l’attitude des intellectuels africains de gauche. Qui, selon lui, «n’ont pas compris » le socialisme scientifique. Senghor était même catégorique et sans nuance. En affirmant que la majorité des intellectuels africains ont lu Marx et Engels « avec des yeux de parisiens, de londoniens et de new-yorkais ». Plus loin, il invitait à « penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes ». Et il ajoutait que les vertus nationales faisaient partie des productions non matérielles. Comment pouvait-il admettre que la langue était un élément à part entière de la superstructure, et refuser l’utilisation des langues nationales dans l’administration et les écoles ? Faut-il en déduire une schizophrénie des élites africaines. Qui doivent, tout le temps, négocier avec une juxtaposition de mondes. Et, pour certaines, ne veulent en aucun cas abandonner leurs privilèges - la maîtrise de la langue française en fait partie.
René m’a raconté une histoire, concernant le livre. La parution du recueil avait donné lieu à une controverse idéologique dans la presse d’Etat. Le Soleil avait, à l’époque, ouvert ses colonnes à Abdoulaye Elimane Kane. Le philosophe avait alors critiqué, dans une tribune, les idées du président-poète. Une première dans l’histoire de notre pays. La presse n’était pas libre. C’était donc un événement. Nous vivons une époque où la presse est épanouie. Où la liberté d’opinion est, presque, consacrée. Et oublions, parfois, que le chemin a été périlleux. Qu’il a fallu, à certains moments, l'intrépidité de porteurs de sacrifice. Sur Senghor, René m’a à peu près confié ceci : « Il faut juger les hommes selon le contexte. Senghor représentait le prolongement idéologique et institutionnelle de la colonisation. S’il n’avait pas le choix, on aurait pu le mettre du bon côté de l’histoire. Mais il y avait des femmes et des hommes de refus. Il n’en faisait pas partie. »
C’est exact. D’autres figures, connues ou ignorées de notre histoire, se sont dressées. Des forces patriotiques, qui n’ont pas transigé sur la souveraineté. On pourrait présumer que ces femmes et ces hommes sont venus tôt. Que nenni. C’était une période cruciale de notre nation. L’étape de la liberté pour tous - qui malheureusement a été manquée. Car partout ailleurs, le même cri gonflait les poitrines : l’être-soi. C’est-à-dire la liberté, la justice et l’égalité. Pour tous les hommes et les femmes. Pour tous les peuples. On doit, je le pense, à Senghor les institutions républicaines - quoique brinquebalantes - qui nous protègent aujourd’hui de l’arbitraire. Il est, à mon avis, le meilleur chef de l’Etat que nous ayons eu. Mais, il a assuré la pérennité d’un système colonial, semi-féodal et obscurantiste. Senghor a participé activement « à la stabilisation du système néocolonial ». À l’émergence d’un pouvoir maraboutique, obscurantiste.
Le rapport de forces de l’époque ne peut justifier, à lui tout seul, l’absence d’initiatives révolutionnaires. Pour sortir les masses sénégalaises de la longue nuit de l’oppression. En vérité, Senghor n’était pas un homme de l’Aube. Il ne faisait pas partie de ceux qui se lèvent lorsque le jour est encore brumeux. Qui savent que midi sera rude. Et minuit enveloppé par les ténèbres. Mais qui s’en vont porteurs d’espoir. Pour annoncer une nouvelle aurore. La tête haute, le front digne, le poing courageux. Ces femmes et ces hommes, qui n’attendent pas que « toutes les conditions subjectives et objectives soient réalisées », avant d’enfourcher leur monture. Comme l’écrivait Régis Debray, dans sa préface sur Les grands révolutionnaires d’Amérique latine. « C’est parce que la route est longue qu’il vaut mieux seller son cheval de bon matin plutôt que de pourrir sur pied en attendant le soir. Car à trop attendre l’espérance, elle aussi, pourrit toute seule. » Au Sénégal, ces femmes et ces hommes, qui ont, contre l'impérialisme et parfois contre la société, préféré la souveraineté et la dignité, sont nombreux.
René m’a révélé des histoires d’héroïsme, dont je n'avais pas connaissance. Ainsi, pendant trois heures, j’ai noté dans ma mémoire. Des récits. Des noms. Moussa Kane, Eugénie Aw, Marie Angélique Savané, Aloyse Ndiaye, Momar Coumba Diop, Bouba Diop, Penda Mbow, Fatima Dia, Pape Touty Sow, Alymana Bathily, Fatou Sow, Pathé Diagne, Amadou Top, Daba Fall, Sakhir Diagne, Dame Babou, El Hadj Amadou Sall, Nafissatou Diouf, Marithew Chimère Diaw, Mamadou Mao Wane, Ismaila Sarr, Abdoul Aziz Sow, Landing Savané, Mamadou Diop « Decroix », Jo Diop, Djiby Gning, Idrissa Fall, Boubacar Boris Diop, Mamadou Ndoye, Magatte Thiam, Samba Dioulé Thiam, Abdoulaye Bathily, Alioune Sall « Paloma », Ada Pouye, Abdou Fall, Mody Guiro, Mahmoud Kane, Awa Ly… Pour ceux qui sont encore là. Nous avons convoqué d’autres noms. Ceux des combattants des temps héroïques. Du PAI, et du RND pour la plupart. De Seydou Cissokho, Majmouth Diop, Tidiane Baïdy Ly, Mawade Wade, Madicke Wade - il ne s’agit pas de l’ancien ministre de la Justice -, Cheikh Anta Diop, Babacar Niang, Cheikh Mbacké Gaïnde Fatma, Bocar Cissoko, Amath Dansokho, Sémou Pathé Gueye, Abdoulaye Ly, Makhtar Diack, Ibrahima Sarr, Thioumbé Samb, Abdoulaye Gueye « Cabri, », Valdidio Ndiaye, Marianne d'Enerville, Rose Basse (arrêtée à la Bourse du travail en 1968 avec Christiane Sankalé, la mère de René), Seyni Niang, Félicia Basse, Samba Ndiaye, Omar « Blondin Diop », Papa Gallo Thiam… Quelles leçons ces « vies fiévreuses », insoumises nous apprennent-elles aujourd’hui ?
D’abord, que la génération actuelle est la moins courageuse de l’histoire du Sénégal. Ensuite, qu’elle est la plus pauvre. Intellectuellement. Elle manque d’épaisseur et de générosité. Ses élans d’émancipation sont minces. Même si elle étouffe. Elle est caractérisée par une torpeur politique et une incapacité idéologique. Si elle se bat parfois, les termes du problème sont flous. Combat-elle pour la justice sociale et les libertés individuelles ? Pour le progrès de la conscience ? Pour la démocratie spirituelle ? Met-elle la dignité de l’Homme au-dessus de tout ? Ou veut-elle seulement imposer un ordre nouveau, conservateur et toujours oppressant ? Il faut savoir, pour reprendre Fanon, si ceux qui se battent, aujourd’hui, disent « non à une tentative d’asservissement ». Ou s’ils sont seulement poussés par la fougue de leur bigoterie ? Enfin, nous pouvons dire que ce qui compte, c’est le souci de l’Homme et le courage de l’indépendance. Demain, c’est à cette aune que l'histoire jugera.
Retrouvez sur SenePlus, "Notes de terrain", la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.
Le mouvement qui s’oppose au racisme anti-noir à travers le monde se prolonge au Sénégal et ailleurs dans une remise en cause effective du colonialisme - SenePlus rend hommage à quelques patriotes sénégalais
Le mouvement qui s’oppose au racisme anti-noir à travers le monde se prolonge au Sénégal et ailleurs dans une remise en cause effective du colonialisme et principalement du néo-colonialisme qui perdure aujourd’hui encore en l’Afrique francophone tout particulièrement.
SenePlus rend hommage à quelques patriotes sénégalais qui ont porté ce combat toute leur vie :