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25 avril 2025
Culture
Par Louis CAMARA
SAINT-LOUIS ET NDAR OU LES DEUX FACES D'UNE MÊME MÉDAILLE
Amputer cette ville, lieu d’une symbiose trinitaire Négro-Africaine, Arabo Berbère et Judéo-Chrétienne Occidentale, de l’une quelconque de ses composantes, y compris au niveau symbolique de la dénomination, serait un coup porté à son identité
Dans un article récent, au demeurant d'excellente facture, le Professeur Fadel Dia, écrivain, ancien directeur du CRDS de Saint-Louis suggère d'abandonner le nom de Saint-Louis au profit de Ndar pour des raisons de conformité avec notre identité propre et d'adéquation aux paradigmes de l'Histoire en devenir.
Je voudrais en toute amitié répondre à l’éminent Professeur que « Ndar ou si vous préférez Saint-Louis-du-Sénégal*» n’est prête à renoncer ni à l’une ni à l’autre de ses dénominations et ce, conformément au vœu de la grande majorité des Saint-Louisiens/Doomu Ndar/.
En effet, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO sous ce label, notre cité tricentenaire ne peut se permettre de cracher dans la soupe et courir le risque de perdre ce statut enviable. Mais là ne réside pas la raison fondamentale de l’attachement des Doomu Ndar à ce nom de Saint-Louis venu d’ailleurs, d’au-delà des mers. Comme le fait à juste titre remarquer le professeur Souleymane Bachir Diagne « Saint-Louis est une ville métisse et plurielle, cette caractéristique est inscrite dans son ADN et tout acte de nomination doit refléter le poème pluriel qu’elle est, sans en gommer aucune strophe ». Cela est l’évidence même : cette ville est le lieu d’une symbiose trinitaire Négro-Africaine, Arabo Berbère et Judéo-Chrétienne Occidentale dans l’ordre des strates historiques qui la fondent.
L’amputer de l’une quelconque de ses composantes, y compris au niveau symbolique de la dénomination, serait un coup porté à son intégrité, à son identité et à son authenticité.
Disons le sans ambages, débaptiser ou plutôt, éradiquer purement et simplement le nom de Saint-Louis au profit exclusif de celui de Ndar équivaudrait à vouloir faire du neuf avec du vieux ( Il ne faut pas oublier que le nom Ndar est antérieur à celui de Saint-Louis), et ne constituerait donc ni une cure de jouvence ni le signal fort d’une entrée dans une modernité souhaitée et souhaitable. C’est un peu comme si, sous prétexte de vouloir faire de Paris une ville du futur, l’on décidait de lui redonner son ancien nom de Lutèce, ce qui serait le comble de l’archaïsme vêtu des oripeaux d 'une modernité factice. Non, vraiment les Saint-Louisiens sont des Doomu Ndar et les Doomu Ndar sont des Saint-Louisiens. De la même manière, Ndar et Saint-Louis, Saint-Louis et Ndar ne sont que l’envers et l’endroit d’une même médaille. Que l’on ne vienne surtout pas nous accuser de faire dans l’ethnocentrisme insulaire et la fausse fierté identitaire, d’être des « Ndarolâtres » ou des suppôts du colonialisme ou de son avatar, le néo-colonialisme.
Les Doomu Ndar sont d’aussi fiers patriotes que n’importe quels autres Sénégalais et la mémoire collective retiendra aussi que c’est en terre Saint-Louisienne qu’est né « Moom sa Réew », le mouvement d’indépendance le plus radical du Sénégal d’alors. Les Doomu Ndar ont tous des racines dans le pays profond. Ils les connaissent, en sont fiers et ne rejettent aucune des composantes de leur identité. Comme l’écrit le Professeur Fadel Dia dans l’un des beaux passages de son article : « Saint-Louis c’est notre Amérique, le melting-pot où s’est formée une culture neuve, métissée, en rupture avec les ordres anciens.
Toutes ces raisons devraient inciter tout regroupement de Saint-Louisiens à être, non un cercle fermé, mais une communauté ouverte, sans exclusive, car on appartient à cette ville moins par la naissance que par la culture. C’est pourquoi nous devrions faire de Saint-Louis notre maison familiale, notre patrimoine commun, souhaiter que chaque Sénégalais (et chaque Sénégalaise) y ait un point d’ancrage. »
TOUT UN PROGRAMME !...
Saint-Louis, il est vrai, a aujourd’hui perdu son prestige de capitale d’empire et ne s’est jamais remise du transfert de ses attributs Dakar, elle a aussi perdu, et cela est bien plus grave, son rôle pôle économique et économique sous l’effet conjugué des catastrophes naturelles et des méfaits humains, au point d’être ravalée au rang de petite ville de province voire de gros bourg. Force est de le reconnaître, Saint-Louis, Ndar-Géej, n’est plus que l’ombre d’elle-même et nombre de Doomu Ndar nostalgiques d’un passé révolu n’ont plus que leurs yeux pour pleurer sa splendeur évanouie dont l’ultime refuge est peut-être l’imagination des poètes. C’est triste mais vrai, la culture raffinée et composite qu’avait su créer Ndar (et qu’on lui a parfois même reprochée, pointant du doigt le maniérisme de ses habitants) a presque totalement disparu. Les vestiges qu’il en reste se meurent à petit feu, à l’ombre des vieilles bâtisses coloniales, rongés par le sel, l’humidité, la pauvreté et la négligence coupable des politiques mais aussi par l’ingratitude de ses enfants les plus favorisés par le destin qui, le plus souvent, ont préféré lui tourner le dos et n’y reviennent malheureusement que les pieds devant. Mais tout ceci n’est pas une raison pour baisser les bras et céder au découragement ou succomber au chant mortifère des sirènes de la nostalgie. Il y a plutôt lieu de se retrousser les manches et de travailler sans relâche pour faire de Saint-Louis une ville résolument tournée vers l’avenir, une ville où il fait bon vivre et, pour reprendre les mots du poète Senghor « poreuse à tous les souffles du monde ». Cela seul pourra faire retrouver à Ndar, la belle endormie, son sourire radieux et son lustre d’antan.
Dans cette marche en avant de leur vieille cité, patrimoine du Sénégal, de l’Afrique et du monde entier, les Saint-Louisiens se doivent d’assumer pleinement leur passé, rester fiers de leur histoire dans sa globalité et ne rejeter aucun des éléments constitutifs de leur identité. Autant il leur faudra veiller à consolider leurs racines profondes, qu’ils ont en commun avec leurs compatriotes, autant il leur faudra être ouverts au monde et rester arrimés aux grands principes de la fraternité humaine et de l’universalité. C’est aussi la raison pour laquelle il est, à mon humble avis, impensable de vouloir « enterrer Saint-Louis, qui est le nom de plusieurs dizaines de villes dans le monde », ce qui du reste constitue pour elle un gage supplémentaire d’universalité et qui garantit son statut de site du patrimoine de l’humanité. C’est le lieu de rappeler l’existence du beau jumelage entre Saint-Louis-du-Sénégal et Saint-Louis-du-Missouri, la ville du Blues, majoritairement peuplée de descendants d’Africains et, comme sa jumelle, située à l’embouchure du grand fleuve Mississipi où s’élève majestueusement le Gateway Arch, ouvrage d’acier qui n’est pas sans rappeler notre pont Faidherbe.
Et puis, Ndar n’est pas la seule ville au monde à être dotée de deux noms : sans être géographe, je pourrais citer de mémoire la ville de Porto-Novo/Ajashé au Bénin dont la première appellation est Portugaise est la seconde Yorouba. Les habitants de cette ville d’Afrique de l’ouest la désignent indistinctement par l’un ou l’autre de ces deux noms sans que cela ne dérange personne. L’autre problème soulevé par l’article du professeur Dia est celui de la charge symbolique intrinsèque liée au nom Saint-Louis. En effet, Saint-Louis n’a pas été comme beaucoup le pensent, baptisée au nom du roi Louis XIV sous le règne duquel elle a été fondée. Ce dernier n’était pas, loin s’en faut, un saint et la vieille ville porte plutôt le nom du roi Louis IX qui, lui, en était un vrai, et a été canonisé par l’église catholique en la personne du pape Boniface VIII le 4 Août 1298.
Effacer son nom de l’histoire de la ville serait à coup sûr porter atteinte à la sensibilité d’une communauté religieuse qui, si minoritaire soit-elle, a toujours joué et continue de jouer un rôle important dans la bonne marche de Saint-Louis. Après tout, Saint-Louis n’est pas Léopoldville et si les Congolais ont eu mille fois raison de gommer de leur histoire le nom de celui qui fut leur pire bourreau, il n’en va pas de même pour Saint-Louis roi de France qui fut un souverain exemplaire doublé d’un Saint et avec qui les Doomu Ndar n’ont aucun contentieux particulier. Encore heureux que Faidherbe n’ait pas eu l’idée de donner son nom à la ville qu’il a largement contribué à bâtir et qui se serait peut-être appelée Faidherbeville ! Cela aurait en tout cas largement justifié les doléances radicales des militants du mouvement « Faidherbe dégage » ! Mais nous n’en sommes pas là et le nom de ce Louis auréolé de sainteté ne porte pas les mêmes stigmates. Notre souhait est donc qu’il continue d’être le patron de cette ville qui fut aussi visitée par tant de soufis musulmans parmi les plus grands et qui demeure un symbole de cet œcuménisme annonciateur du fameux « dialogue Islamo-Chrétien ». Il est aisé de constater que les débats autour de la question de l’héritage colonial et de son impact sur les consciences collectives et individuelles occupent la une de la presse ces temps derniers. Ces débats sont parfois houleux voire teintés d’une certaine « agressivité », ce qui peut paraître normal au vu de l’importance des enjeux.
Néanmoins il faut savoir raison garder et éviter que ces échanges intellectuels, dont le but est d’éclairer la lanterne des lecteurs, ne virent à la polémique stérile et ne deviennent contre-productifs. Il serait peut-être plus utile de les recentrer et d’en poser les termes de manière plus apaisée et plus scientifique, sans passion ni ressentiment mais avec la lucidité qu’exige une approche objective des faits et événements de l’Histoire. Il nous faut tous continuer à pratiquer cette introspection critique qui est la base de tout dialogue constructifs et qui seule peut nous aider à nous désinhiber, à nous débarrasser des préjugés, complexes et clichés qui encombrent nos mémoires et les obscurcissent. La décolonisation des mentalités qui est d’abord une affaire collective se pose aussi au niveau individuel et nous enjoint à chacun, d’assumer tous les héritages qui composent et définissent nos identités plurielles.
En définitive, ce qu’il faut En définitive ce qu’il faut d’abord comprendre en ce qui concerne Saint-Louis, c’est qu’elle est le fruit de rencontres multiséculaires, d’une symbiose de cultures, de races, de religions et que son âme profonde est métisse, cosmopolite. Le nom de Saint-Louis doit continuer à faire écho à celui de Ndar dans une harmonie naturelle et sans fausse note. Je conclurai donc cette modeste contribution aux débats sur la place du patrimoine historique de Ndar par ces lignes admirables du professeur Fadel Dia : « L’important aujourd’hui, c’est de redonner à la vieille cité l’harmonie et la grâce dont avaient peut-être rêvé les plus inspirés de ses bâtisseurs ainsi que cette patine qui est la marque d’une longue existence (…). Il faut restituer* Saint-Louis à l’Histoire et rendre à Ndar ce qui lui appartient et qui non seulement survivra au pic des démolisseurs, mais pourrait encore remplir une enviable corbeille de mariage ou inspirer un risorgimento salvateur… »
• *« Ndar ou Saint-Louis-du-Sénégal si vous préférez », extrait de l’incipit de mon roman « Au dessus des dunes » • *restituer : je comprends ce verbe dans le ses de « faire retrouver sa place à… »
par Iba Der Thiam
DEVOIR D’INVENTAIRE DE LA PÉRIODE COLONIALE
Le dépassement nous permettra de débaptiser certains de nos rues sur lesquels trônent encore les noms de colonisateurs horribles. La part de responsabilité que nos ancêtres avaient dans des guerres qu’on leur a imposées, était malgré tout, considérable
Le Professeur Abdoulaye Bathily vient, dans un style frais et courtois, de répondre à tous ceux qui désiraient savoir si la statue de Faidherbe mérite d’orner nos rues, nos places publiques et nos édifices. Je voudrais marquer mon accord avec tout ce qu’il a dit et rendre hommage à son érudition et à son expérience. Dans le même sillage, nous posons la question suivante.
Quel bilan provisoire, peut-on dresser de la furie meurtrière et répressive qui s’est abattue sur le Sénégal pendant les années d’épreuves avec la nomination de Faidherbe à la tête de la colonie du Sénégal et les actions menées par lui-même et ses successeurs ?
Nous l’avions déjà dit, mais il faut le répéter, parce que c’est, important, André Demaison, hagiographe de la colonisation, exaltant les faits d’armes du Général Faidherbe, évalue à 20 000 morts, en 8 mois, le nombre de victimes de la répression féroce et brutale, que le Gouverneur du Sénégal avait exercée sur les populations
1 . Il le compare à Hannibal et le crédite d’avoir conquis 400 000 kilomètres carrés au bénéfice de la France, soit l’équivalent du double de la superficie actuelle du Sénégal. Faidherbe lui-même s’était donné pour modèles les conquistadors européens des Amériques qui furent d’inégalables éradicateurs du pauvre peuple indien d’Amérique.
Le Professeur Mamadou Diouf Ibn Tafsir Baba de Bargny déclare à son tour à la page 67 de son ouvrage que «Il (Faidherbe) avait combattu sauvagement les écoles coraniques édifiées dans les colonies françaises. Aussi avait-il brûlé, démoli et saccagé quarante mille (40 000) écoles coraniques»
2 . Ces chiffres, dont l’origine n’a pas été précisée, bien qu’impressionnants, ne prennent certainement pas en compte tous les paramètres des massacres et destructions que les pauvres populations sénégalaises ont eu à subir. Nous verrons qu’en 1903, au moment de l’inventaire des r e s - sources du continent africain, le Dr Barrot crédita Faidherbe d’avoir conquis « 60 0000 kilomètres»
3. Si cela e s t vrai, on est en droit de se poser la question de savoir à quel prix cet «exploit » attribué à quelqu’un qui aimait, semble-t-il, les Africains, a-til été réalisé ? Combien y a-t-il eu de morts au total ? Combien y a-t-il eu de blessés ? Combien y a-t-il eu de mutilés ? Combien de villages avaient été livrés aux flammes, avec leurs cases, leurs greniers, leurs infrastructures sociales, leurs lieux de Culte ? Combien de cimetières avaient été ouverts ou profanés ? Combien de puits avaient été empoisonnés, ensablés ou rendus inutilisables ? Combien de populations, ressentant l’humiliation, la défaite, la peur, l’insécurité, avaient préféré déserter la terre de leurs ancêtres, pour émigrer vers d’autres cieux, sans même apporter avec eux, le plus petit baluchon ? Combien de bœufs, vaches, chameaux, taureaux, chevaux, mulets, ânes, moutons, chèvres, volaille, avaient été, soit capturés, confisqués ou perdus à tout jamais, dans le tumulte général ? Combien y a-t-il eu de disettes et de famines, dès lors que le contenu des greniers avait été pillé ou emporté et que le bétail pouvant fournir de la viande avait été fortement razzié ?
Le Pr Mamadou Moustapha Dieng, qui a publié en 2015 à L’Harmattan «Famines, Disettes et Epidémies dans la Moyenne Vallée du Fleuve Sénégal : 1854-1945», signale, entre autres facteurs, les contrastes climatiques et leurs conséquences, mais aussi l’action de l’homme sur la nature en termes de disettes et d’épidémies dans cette partie du Sénégal. Bien que son étude ne couvre qu’une région, elle nous apprend la fréquence des épidémies de variole(page 48), les proliférations d’acridiens, l’absence presque totale de recettes de récoltes, de mil, de certaines années à Matam, par exemple ; les inondations et leurs méfaits, l’action des prédateurs nuisibles aux cultures, comme les phacochères, les singes et les mange-mil, en 1878 et 1881, par exemple, mais aussi, le rôle de l’homme, provoqué par les guerres, les destructions, les incendies, les mouvements de populations, etc.
A la page 191 de sa publication, il dresse de 1858 à 1898 un tableau des épidémies de variole en 1858, de fièvre jaune en 1859, de choléra en 1878 à Saint-Louis, Richard-Toll, Dagana, Podor, Saldé et dans le Fouta, en général. Les services sanitaires avaient, en plus, enregistré des épidémies et des maladies contagieuses comme le béribéri, le paludisme, la méningite, la scarlatine, l’influenza, la peste, le tripanozomiase, la diphtérie, etc.
Tout naturellement, les zones rurales subissaient toutes ces calamités de plein fouet. Si la situation décrite dans ces intéressants travaux de monographie régionale était étendue à tout le Sénégal, on aurait une idée exacte des désastres et catastrophes occasionnés par cette furie meurtrière. Combien de champs avaient été délaissés, de cultures abandonnées, de pêcheries désertées ? Combien de familles avaient été disloquées, avec femmes et maris séparés, des enfants orphelins abandonnés, ou simplement perdus, parce que n’ayant plus aucune attache parentale ? Combien de communautés avaient été massacrées, leurs institutions foulées au pied, leur culture bafouée, leur dignité piétinée, leur avenir hypothéqué ? Combien de rêves avaient été anéantis ? Qui pourra, un jour, évaluer toutes les conséquences dans l’économie, la culture, dans les mentalités et les esprits, que ces événements avaient occasionnés par comparaison avec tout ce que la colonisation a réalisé au Sénégal ? Quels traumatismes les populations ont-elles eu à subir ?
Pourra-t-on un jour avoir une idée précise des conséquences exactes que tous ces événements avaient eu sur l’environnement, la faune, la flore, le cadre de vie, les activités professionnelles, la production, les courants d’échanges, le commerce, les diasporas marchandes, les voies de communication, les mines; sur les progrès économiques, sociaux et culturels accumulés depuis des siècles et sur le délabrement du Sénégal au moment de la course au clocher au lendemain de la conférence de Berlin de 1884-1885 ?
Les populations africaines n’avaient comme armes, que des fusils à silex, ou à pistons et rarement des fusils à deux coups, achetés généralement en Gambie là où il en existait, et ne disposaient comme munitions, que de quelques dizaines de balles. Elles n’avaient, ni canons, ni cartes d’Etat-major, ni moyens de communication à longue distance, ni lunettes à longue vue, ni mines, ni fusils à tir rapide, ni artillerie, ni navires de guerre, ni flottille, ni chalands, ni méharies de dromadaires. Tout au plus, quelques arcs, quelques flèches, quelques lances, quelques sabres (voir en annexe la polémique sur cette dernière arme4), quelques couteaux, des gourdins, des cravaches, des massues, des couteaux, des poignards, etc.
Leurs principales armes étaient au nombre de six, dont nous avons déjà parlé. Le Sénégal et la France sont aujourd’hui des pays amis unis par une langue commune, une histoire commune et une fraternité d’armes ; deux pays partageant une coopération multiforme. Ils sont liés par des intérêts multiples et ont le devoir de préserver cet acquis, parce qu’il constitue un legs majeur pour les générations passées, actuelles et futures. Ils doivent préserver leurs bonnes relations dans le respect de l’égale dignité de leur peuple, le respect de leurs cultures respectives et de leurs valeurs réciproques. Pour réaliser ce noble dessein, nous devons faire preuve de capacité de dépassement.
C’est le dépassement qui nous permettra sans rancœur, ni acrimonie de débaptiser certains de nos rues, édifices et lieux publics sur lesquels trônent encore, de nos jours, les noms de colonisateurs horribles, violents, haineux, racistes, choisis par des autorités méprisantes et qu’aucun peuple africain ne devrait célébrer, pour mettre à leurs places, d’authentiques amis de l’Afrique comme le Comte de Volney, Brissot de Warville, Condorcet, William Wilberforce, William Pitt et les autres membres de la Société des Amis des Noirs avec Thomas Jefferson. La Fayette, l’Abbé Grégoire, le jeune Pasteur anglais Clarkson, Mirabeau, Madame Roland, Talleyrand, Clavières, etc., ou bien des Africanistes comme Delafosse, Martin et Becker, Pélissier, Yves Person, Monteil, Jean SuretCanale, Fage, etc.
Le chercheur qui voudrait s’intéresser aux origines du sous-développement du Sénégal et aux causes du retard, des complexes, des frustrations et traumatismes socio-culturels que ses populations ont accumulés ou subis, trouverait dans le tableau incomplet qui vient d’être esquissé, des mines de renseignements qui n’épuisent, hélas, nullement une problématique multisectorielle, large et complexe. La part de responsabilité que nos ancêtres avaient dans les situations décrites et dans la plupart des guerres qu’on leur a imposées contre leur gré, était, malgré tout, considérable. Devons-nous continuer d’occulter les fautes graves qui incombent à certains des acteurs sénégambiens de cette époque et mettre tous les torts, tous les massacres, toutes les destructions que ces évènements douloureux ont provoqués du côté des seuls colonisateurs ? Ne devons-nous pas regarder la réalité de face et faire courageusement et honnêtement notre autocritique ?
En se livrant à des querelles internes, à des affrontements fréquents pour des motifs qui n’en valaient pas toujours la peine et à des actes de prédations injustes au détriment des faibles, des sans défense et des démunis, au lieu de cultiver l’unité, la paix, la réconciliation, le pardon et la cohabitation pacifique et fraternelle, les populations locales avaient prêté le flanc à ceux qui ne cherchaient qu’à les diviser et à instrumentaliser leurs frustrations, leurs querelles et oppositions pour mieux les dominer et les exploiter.
En pratiquant à l’intérieur de certaines sociétés négro-africaines, l’esclavage qui, quels qu’en soient la forme et les modalités, a toujours été une privation de liberté et de dignité exercée par les plus forts sur les plus faibles ; en pratiquant l’injustice, la répression, l’exclusion, la marginalisation, la spoliation, le népotisme, la discrimination, le mépris, au détriment de certaines couches sociales pour des raisons que rien, ni personne ne peuvent valablement justifier ; en recourant systématiquement à la violence dans le traitement de certains différends, plutôt que de faire appel au dialogue et à la concertation, dans la paix et la sérénité ; en refusant de sceller l’entente et la solidarité pour des raisons d’intérêts personnels et d’égo à des moments où les forces du colonisateur ne pouvaient être vaincues que par la mobilisation optimale de toutes les ressources humaines sénégambiennes, n’avons-nous pas donné à ceux qui voulaient conquérir le Sénégal, l’occasion de réaliser leurs objectifs, des raisons de s’ingérer dans nos affaires intérieurs, de s’ériger en protecteurs des exclus et des faibles, au point que ces derniers préféraient vivre sous leur magistère, plutôt que sous celui de leurs propres frères ? Nous avons perdu notre souveraineté, parce que le rapport de forces était, certes, fortement en notre défaveur, mais aussi, parce que nous avons commis certaines fautes et excès. Nous avons pour cela, pendant des années, subi la domination et l’oppression de forces extérieures animées d’une volonté de conquête ferme, féroce et résolue. Ces évènements si douloureux soient-ils, renferment donc des leçons que les générations actuelles doivent méditer pour le présent et pour le futur.
Pour résister à l’agression extérieure, un peuple a besoin d’unité, de cohésion, d’intégration et de participations inclusives qui ne peuvent prendre racines que dans une atmosphère de paix, de calme, de confiance réciproque, de fraternité agissante et de respect mutuel de tous ses fils et de toutes ses filles.
1-C’est pourquoi, nous devons, désormais, considérer que tous ceux et toutes celles, qui ont lutté contre la colonisation extérieure pour l’indépendance et la souveraineté de leur patrie, la dignité de leurs populations et la préservation de leurs valeurs religieuses, culturelles positives comptent parmi les authentiques résistants du XIXe siècle.
2- Mieux, nous avons le devoir de reconnaitre que les résistants contre la colonisation extérieure sont tous des héros et des modèles et doivent être traités comme tels par les générations africaines actuelles et futures.
Ndiaga Isseu Dièye Diop, Djilé Fatim Thiam, Thierno Bachir, Maba Diakhou Ba, El Hadji Omar Foutiyou Tall, , Sidiya Ndaté Yalla Diop, Lat Dior Ngoné Latyr, Demba War Sall, Ahmadou Cheikhou de Ouro Madiwou, Amari Ndack Seck, Mohamed Amar, Limamoulaye Thiaw, Sounkari Camara, Alpha Molo Baldé, Alboury Ndiaye, El Hadji Malick Sy, Cheikh Ahmadou Bamba, Baïdy Katié, Ndiouma Diatt, El Hadji Abdoulaye Niasse, Fodé Kaba Doumbouya, Ibrahima Ndiaye, Fodé Sylla, Thiéba, Samory Touré, Alpha Yaya, Béhanzin, Moussa Molo Baldé et Souleymane Bayaga, etc., se battaient pour sauvegarder leur dignité et la souveraineté de leur pays. Ils n’étaient des adversaires, ni de l’Afrique, ni du Sénégal, mais du système colonial, qui cherchait à leur arracher leur patrie comme certains Européens l’avaient déjà fait au détriment d’autres peuples dans d’autres continents et à leur imposer une autre religion et une autre culture, au nom, disaient-ils, de la civilisation, du progrès, de la paix, de la justice et de la démocratie à l’Européenne ; des peuples qu’ils disaient, à tort, « arriérés », parce qu’ils n’avaient pas atteint leur niveau technologique, scientifique et militaire. Ces pages sombres de notre passé ne doivent plus continuer à nous diviser perpétuellement. Nous devons les dépasser.
Poussant plus loin la réflexion, ne devrions-nous pas faire notre introspection et réfléchir au rôle qu’on a fait jouer aux Spahis et aux Tirailleurs dans l’Histoire africaine, prendre l’initiative courageuse de dire à tous ceux dont ils ont été les adversaires dans les guerres coloniales africaines : « Nous nous sommes combattus dans un contexte de dépendance, où nous n’étions pas maîtres de notre destin, alors que nous appartenions, quelquefois, au même continent et à la même race. Nous avions les mêmes familles, les mêmes traditions, les mêmes coutumes, les mêmes valeurs, les mêmes langues, les mêmes religions. Mais, nous reconnaissons que vous avez été des résistants courageux et dignes de respect ».
3- Le moment n’est-il pas venu de solder ce passé et de réfléchir comme la France et l’Allemagne l’ont fait, sur ce lourd passif qui risque, sinon de hanter à jamais notre présent et notre avenir, du moins d’empêcher toute réconciliation sincère entre Africains d’une part, entre le Sénégal et les anciennes autres colonies françaises dans le monde, d’autre part ? C’est pourquoi, nous pensons que si la description des violences contenues dans certains actes d’irresponsabilité, d’égoïsme déjà évoqués, ou bien de compromission honteuse réveille en nous des souffrances légitimes, nous ne devons pas nous en arrêter à ces états d’âme, encore moins instruire des procès ou vouer aux gémonies tel ou tel acteur mis en scène.
L’Histoire n’est pas un tribunal. Ceux qui agissaient ainsi étaient des hommes de leur temps. Ils évoluaient dans un contexte colonial dont les mécanismes et le contrôle échappaient, quelquefois, à leur autorité, à leur pouvoir et à leur volonté.
Dans l’Ecole, dans l’Administration, dans l’Armée, on les avait soumis à un processus de décérébration et de recérébration pour formater leurs consciences et façonner des sujets totalement soumis au colonisateur, à sa vision, à ses valeurs et à ses intérêts. Tous ceux qui s’opposaient aux autorités établies étaient considérés comme des ennemis à abattre et traités comme tels. Mais, plus d’un siècle et demi après les douloureux événements décrits plus haut, le temps est venu de nous poser certaines questions, pour régler définitivement tous ces douloureux problèmes comme l’ont fait l’Allemagne et la France, tourner la page, fraterniser, nous aussi, même si nous n’oublions pas.
Du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, la nation africaine doit se serrer définitivement la main, le cœur libéré de toutes les rancunes du passé, pour œuvrer, désormais, à l’unisson, sincèrement et loyalement, à l’édification d’un monde de réconciliation, de dépassement, d’amour, de fraternité, de solidarité, de paix et de coopération entre nous d’abord, puis entre nous et le reste de la planète.
Si la France et l’Allemagne, après avoir perdu en 1914-1918, 8 500 000 morts et en 1939- 1945, 30 millions de morts, sans compter les mutilés et les dommages économiques, psychologiques, moraux, sociaux, culturels ou autres, ont pu transcender les ressentiments, la haine et la vengeance, au point de constituer aujourd’hui les deux locomotives de l’Union Européenne, à travers une coopération exemplaire s’exprimant par une amitié et une confiance inoxydables et par des manifestations de fraternisation, des inaugurations d’ouvrages de réconciliation, le jumelage des écoles et des villes et l’édification de projets communs, l’érection de stèles, de nécropoles, de musées, de monuments, des actes et symboles de paix (toutes choses qu’il faut saluer et dont il faut se réjouir) ; si elles ont élaboré une coopération fondée sur le dépassement, la réconciliation sincère et la solidarité agissante, n’est-il pas temps pour les Spahis et Tirailleurs sénégalais ou leurs descendants de faire autant vis-à-vis de tous les peuples et pays qu’ils ont eu à combattre pendant les XIXe et XXe siècles au service de la colonisation française?
Le moment est bien venu de réfléchir sereinement à tout ce qui nous a, jadis, séparés. Le moment est venu de faire preuve de dépassement. Le moment est venu de tourner la page (nous le répétons à dessein), non pour oublier mais pour relativiser et pour œuvrer, désormais, à un monde de réconciliation, d’amour, de fraternité, de solidarité, de paix et de coopération fraternelle. 4- C’est dans la réconciliation et le dépassement que nous édifierons un monde de paix, d’amour, de fraternité, de confiance retrouvée et d’unité. Les affrontements et violences qui nous ont, dans le passé, opposés ne doivent-ils pas être, désormais, considérés comme des motifs nouveaux et des raisons supplémentaires de bâtir ensemble ce monde de réconciliation, de paix, dont l’humanité actuelle a tant besoin ? C’est à nous, héritiers, par notre africanité des Spahis et des Tirailleurs sénégalais, hommes politiques et responsables administratifs de nos peuples, qu’incombe la mission historique de déconstruire ce que nos ancêtres ont construit, jadis, pour bâtir une humanité enfin réconciliée avec elle-même et unie dans la fraternité et la paix.
En ce qui concerne le rôle que les Spahis et les Tirailleurs Sénégalais ont joué dans les deux guerres mondiales, celle de 1914-1918 et celle de 1939-1945, rôles qui leur ont valu d’être distingués comme des acteurs authentiques dans l’avènement du Monde Libre, en participant à la défaite du fascisme, du nazisme et du militarisme, il doit continuer d’être magnifié.
Le sacrifice des soldats tombés au champ d’honneur ne doit jamais être oublié. Parce qu’ils s’étaient investis dans des causes justes, en contribuant aux combats destinés à libérer un peuple dominé et envahi injustement, pour qu’il retrouve son indépendance et sa dignité, les Tirailleurs et les Spahis Sénégalais devraient continuer à les célébrer avec tout l’éclat qui convient. Cette situation est totalement différente des guerres coloniales qui, dépouillées de tout humanisme, poursuivaient des objectifs de domination, d’occupation et d’exploitation. Il est temps que nous fassions la part de choses. Le Sénégal, une fois encore, aurait assumé sa vocation de précurseur qui ouvre la voie aux générations actuelles et futures et aurait, ainsi, donné une nouvelle leçon d’humanisme, de responsabilité, de réconciliation (nous le répétons à dessein), de dépassement, de fraternisation, pour tout dire, de paix et de pardon au monde entier.
Le tableau qui vient d’être dressé sur le rôle que Faidherbe a joué dans l’Histoire du Sénégal est loin d’être complet. Il ne prend pas en compte ni son action administrative, ni son action culturelle et politique, ni son action économique, ni son action militaire. Il n’était pas fait pour cela. Faidherbe avait exercé les fonctions de Gouverneur pendant onze (11) années. Mais, sa présence au Sénégal qui avait commencé en 1852, avait duré au total 13 années. Lorsqu’il quitta le pays où il avait passé moins de temps qu’en Algérie, (où il séjourna pendant 15 années), la ligne politique qu’il avait définie et mise en œuvre était si forte, si puissante et si profonde, qu’elle resta en vigueur bien après son départ, comme nous l’avons déjà dit, à cause du mythe qu’il avait créé sur sa personne, de l’expertise et de la vision du Sénégal dont on le créditait dans les hautes sphères de la colonisation. Elle continua de guider et d’inspirer tous ceux qui lui avaient succédé. Nous le répétons à dessein, parce qu’il s’agit d’une idée forte.
par l'éditorialiste de seneplus, Penda Mbow
SOLEYA, GÉNÉROSITÉ À TOUS ÉGARDS
EXCLUSIF SENEPLUS - Sa disparition fait remonter en moi, tant de souvenirs. Lorsqu'on l'entend chanter Mame Guorgui Ndiaye, qui pouvait douter un seul instant du patriotisme de ce monsieur ou déceler chez lui, une once de sectarisme ?
Le décès de Soleya est vraiment une grande surprise pour nous tous. Il fut un homme généreux, un grand militant de la culture. Au début des années 80, alors que Senghor était encore président, nous fûmes tous les deux recrutés à la Direction du Patrimoine avec Lamine Sy à sa tête et le Professeur Assane Seck comme ministre de la Culture. Je peux témoigner ici que ce fut une des plus belles périodes de ce grand ministère.
On y côtoyait de grandes personnalités comme Jean Brière, Papa Ibra Tall, André Seck, Djibril Tamsir Niane, Gérard Chenêt et tant d'autres : un foisonnement d'intelligences. Toutes les sommités s'y retrouvaient, Sembène Ousmane, Alpha Waly Diallo, Younousse Sèye, Bocar Pathé Diongue, Abdourahmane Diop, Jean Pierre Leurs, Alioune Diop, Moustapha Tambadou, Raphael Ndiaye, Pape Massène Sene, Aminata Sow Fall, Ndèye Marième Ndiaye, etc.
Imaginez un peu, la verve et la passion du grand musicologue, muséographe que fut Ousmane Sow Huchard. Sa disparition fait remonter en moi, tant et tant de souvenirs comme ce fabuleux festival de Koras et balafons qu'il organisa au Centre Culturel Français. Lorsqu'on l'entend chanter Mame Guorgui Ndiaye, qui pouvait douter un seul instant du patriotisme de cet homme ou déceler chez lui, une once de sectarisme ?
Je voudrai aussi souligner un autre fait important dans ma relation avec Soleya. Lorsqu'en 2002, je lançai le premier mouvement citoyen et avec comme ambition la conquête de la mairie des HLM, par nos listes citoyennes, Ousmane Sow Huchard avec ses camarades, les Verts sont venus nous prêter leur récépissé, leurs couleurs ; nous ont encadrés, organisé nos meetings et surtout notre campagne citoyenne, de porte- à- porte. On se retrouvait souvent dans son appartement de l'immeuble Diez de la Gueule Tapée, avec nos modiques moyens (c'est le lieu ici de remercier des amis comme Papa Demba Mbaye, Fayçal Sharara) pour développer nos stratégies. Si les politiques, les ténors du PDS (Idrissa seck, Viviane Wade et leurs affidés), n'avaient pas sorti beaucoup d'argent, la mairie des HLM aurait été la première collectivité locale conquise par des indépendants et surtout soutenue par le système des Nations Unies.
Je souhaite que cet homme si généreux, si engagé au service de sa communauté, soit rétribué à sa juste dimension par Dieu le Tout Puissant.
J'imagine Soléya reconstituant au Paradis, un coin des Hommes de culture !
«Pour moi, il est évident que je suis pour une réhabilitation fonctionnelle mais respectueuse des valeurs architecturales du bâtiment. La démolition d’un monument historique n’est pas souhaitable car la reconstruction à l’identique est presque impossible. Pour le cas de Sandaga, le ministère en charge de la Culture va travailler avec celui de l’Urbanisme, qui a, d’ailleurs, réaffirmé son ouverture à tous les avis techniques pour la meilleure option possible. Pour finir, je précise que Sandaga n’est pas classé sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Mais il est sur la liste nationale. Il n’y a que 7 sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial : Gorée, Saint-Louis, les Cercles mégalithiques, le Delta du Saloum, le Pays Bassari et les parcs de Niokolo Koba et du Djoudj.»
par Achille Mbembe
QUE FAIRE DES STATUES ET MONUMENTS COLONIAUX ?
Il y a quelque chose de profondément offensant à voir ces masques d’un potentat racial (le potentat colonial) trôner au centre de nos villes africaines, parfois même sur la Place de l’Indépendance, si longtemps après notre prétendue émancipation
Le texte ci-dessous a été préalablement publié en 2006 dans le quotidien camerounais, Le Messager.
Les mêmes toujours les mêmes qui refusent d’entendre diront qu’il y a des choses plus urgentes à faire que de se préoccuper, maintenant, des reliques, effigies et autres monuments laissés par la colonisation. Les mêmes feront valoir que le passé est passé et qu’il faut le restituer au passé. Ils affirmeront qu’au lieu de s’en prendre aux statues érigées par l’État colonial, les Africains feraient mieux de s’attaquer aux » vraies » questions, celles que leur impose le présent la production agricole, la bonne gouvernance, les finances, les nouvelles technologies, ou encore la santé, la nutrition et l’éducation, bref ce que, depuis près d’un demi-siècle, les Nègres s’échinent, souvent sans réfléchir, à épeler : le » dé-ve-lo-ppe-ment « . D’autres encore iront plus loin. Ils diront que si et seulement si les indigènes s’étaient montrés capables de préserver le peu que la colonisation leur a laissé, ils se porteraient sans doute mieux aujourd’hui. Or, à peine leurs anciens maîtres partis, ils se sont attelés à détruire l’héritage que ces derniers leur ont si gracieusement légué.
Zélotes de l’amnésie
De tels raisonnements auxquels d’ailleurs de nombreux Africains souscrivent – ont toutes les apparences du bon sens. Ils reposent pourtant sur de fallacieux présupposés.
Et d’abord, ceux qui préconisent l’amnésie sont incapables de nommer la sorte d’oubli qu’ils nous recommandent. S’agit-il d’un oubli sélectif ou s’agit-il vraiment de tout oublier du passé tout le passé ? À quelle autre communauté humaine cela a-t-il jamais été prescrit ? Supposons, un instant, que cela soit possible : comment, dans de telles conditions d’amnésie radicale, pourrons-nous répondre de notre nom, c’est-à-dire assumer, en toute connaissance de cause, notre part de responsabilité et d’implication dans ce qu’a été notre histoire ? Par quels signes reconnaîtrons-nous ce que notre présent est capable de signifier ? Car, même s’il est vrai qu’une distance relative par rapport au passé est absolument nécessaire pour » faire la paix avec le passé » et ouvrir le futur, le passé n’appartient jamais qu’au seul passé.
C’est l’une des raisons pour lesquelles la plupart des sociétés humaines portent un tel souci pour leur histoire et mettent tant de soin à s’en souvenir à travers des commémorations et, davantage encore, par la mise en place de maintes institutions chargées d’activer la créativité culturelle et de gérer le patrimoine national (musées, archives, bibliothèques, académies). Au demeurant, il n’existe de communauté proprement humaine que là où la relation au passé a fait l’objet d’un travail conscient et réfléchi de symbolisation. Plutôt que d’oublier tout le passé, c’est ce travail (critique) de symbolisation du passé (et donc de soi-même) que les Africains sont invités à effectuer.
Deuxièmement, les zélotes de l’amnésie se méprennent sur les multiples significations des statues et monuments coloniaux qui occupent encore les devants des places publiques africaines longtemps après la proclamation des indépendances. L’on sait que pour être durable, toute domination doit s’inscrire non seulement sur les corps de ses sujets, mais aussi laisser des marques sur l’espace qu’ils habitent et des traces indélébiles dans leur imaginaire. Elle doit envelopper l’assujetti et le maintenir dans un état plus ou moins permanent de transe, d’intoxication et de convulsion – incapable de réfléchir pour soi, en toute clarté.
C’est seulement ainsi qu’elle peut l’amener à penser, à agir et à se conduire comme s’il était irrévocablement pris dans les rets d’un insondable sortilège. La sujétion doit également être inscrite dans la routine de la vie de tous les jours et dans les structures de l’inconscient. Le potentat doit habiter le sujet de manière telle que ce dernier ne puisse désormais exercer sa faculté de voir, d’entendre, de sentir, de toucher, de bouger, de parler, de se déplacer, d’imaginer, voire ne puisse plus travailler et rêver qu’en référence au signifiant-maître qui, désormais, le surplombe et l’oblige à bégayer et à tituber.
Le potentat colonial ne dérogea guère à cette règle. À toutes les étapes de sa vie de tous les jours, le colonisé fut astreint à une série de rituels de la soumission les uns toujours plus prosaïques que les autres. Il pouvait, par exemple, lui être demandé de tressaillir, de crier et de trembler, de se prosterner en frémissant dans la poussière, d’aller de lieu en lieu, chantant, dansant et vivant sa domination comme une providentielle nécessité. La conscience négative (cette conscience de n’être rien sans son maître, de tout devoir à son maître pris, à l’occasion, pour un parent) cette conscience devait pouvoir gouverner tous les moments de sa vie et vider celle-ci de toute manifestation de la libre volonté.
L’on comprend que dans ce contexte, les statues et monuments coloniaux n’étaient pas d’abord des artefacts esthétiques destinés à l’embellissement des villes ou du cadre de vie en général. Il s’agissait, de bout en bout, de manifestations de l’arbitraire absolu. Puissances de travestissement, ils étaient l’extension sculpturale d’une forme de terreur raciale. En même temps, ils étaient l’expression spectaculaire du pouvoir de destruction et d’escamotage qui, du début jusqu’à la fin, anima le projet colonial.
Mais surtout il n’y a pas de domination sans une manière de culte des esprits dans ce cas l’esprit-chien, l’esprit-porc, l’esprit-canaille si caractéristique de tout impérialisme, hier comme aujourd’hui. À son tour, le culte des esprits nécessite, de bout en bout, une manière d’évocation des morts une nécromancie et une géomancie. De ce point de vue, les statues et monuments coloniaux appartiennent bel et bien à ce double univers de la nécromancie et de la géomancie. Ils constituent, à proprement parler, des emphases caricaturales de cet esprit-chien, de cet esprit-porc, de cet esprit-canaille qui anima le racisme colonial et le pouvoir du même nom comme, du reste, tout ce qui vient après : la postcolonie. Ils constituent l’ombre ou le graphe qui découpe son profil dans un espace (l’espace africain) que l’on ne se priva jamais de violer et de mépriser.
Car, à voir ces visages de » la mort sans résurrection « , il est facile de comprendre ce que fut le pouvoir colonial – un pouvoir typiquement funéraire tant il avait tendance à réifier la mort des Africains et à dénier à leur vie toute espèce de valeur. La plupart de ces statues représentent en effet d’anciens morts des guerres de conquête, d’occupation et de » pacification » des morts funestes, élevés par de vaines croyances païennes au rang de divinités tutélaires. La présence de ces morts funestes dans notre espace public a pour but de faire en sorte que le principe du meurtre et de cruauté qu’ils ont personnifié continue de hanter notre mémoire, de saturer notre imaginaire et nos espaces de vie, provoquant ainsi en nous une étrange éclipse de la conscience et nous empêchant, ipso facto, de penser en toute clarté.
Le rôle des statues et monuments coloniaux est donc de faire resurgir sur la scène du présent des morts qui, de leur vivant, ont tourmenté, souvent par le glaive, l’existence des Africains. Ces statues fonctionnent à la manière de rites d’évocation de défunts aux yeux desquels notre humanité compta pour rien – raison pour laquelle ils n’avaient aucun scrupule à verser, pour un rien, notre sang, comme du reste on le voit aujourd’hui encore, de la Palestine à l’Iraq en passant par la Tchétchénie et d’autres culs-de-sac de notre planète.
C’est la raison pour laquelle il y a quelque chose de profondément offensant à voir ces masques d’un potentat racial (le potentat colonial) trôner au centre de nos villes africaines, parfois même sur la Place de l’Indépendance, si longtemps après notre prétendue émancipation, alors même que du fait de notre complicité, les vaincus de notre propre histoire n’ont bénéficié d’aucune sépulture digne de ce nom, encore moins d’un ensevelissement à hauteur de notre prétention à être-homme.
À cause de ces masques de terreur maquillés en visages humains, nous continuons donc de vivre, ici même, chez nous, à l’ombre du racisme colonial dont on sait que l’idée première faisait de nos pays des contrées peuplées par une » sous-humanité « . Ces statues célèbrent, chaque matin de notre vie, le fait que dans la logique coloniale, faire la guerre aux » races inférieures » était nécessaire à l’avancée de la » civilisation « . Qu’autant de ces monuments soient consacrés à la gloire des soldats et des militaires indique à quel niveau de profondeur gît désormais, dans notre inconscient collectif, l’accoutumance au massacre. Tout y est donc, dans ces monuments de notre défaite : la célébration d’un nationalisme étranger guerrier et conquérant ; celle des valeurs conservatrices héritées des contre-Lumières et qui trouvent un terrain d’expérimentation privilégié dans les colonies ; celle des idéologies inégalitaires nées avec le darwinisme social ; celle de la mort réifiée qui accompagna l’ensemble ; et, aujourd’hui, l’abjection qui, partout nous poursuit, sans repos ni pitié, à l’étranger comme ici même, chez nous.
La réalité est que rien n’a été simple ni univoque dans l’attitude des nationalismes africains postcoloniaux à l’égard des reliques du colonialisme. Trois types de réponses ont vu le jour. Et d’abord, dans la foulée des conflits liés à la décolonisation ou encore à la faveur des bouleversements politiques dont ils ont fait l’expérience dans les années soixante-dix et quatre-vingt notamment, un certain nombre de pays ont cherché à se libérer des symboles de la domination européenne et à imaginer d’autres modes d’organisation de leur espace public. Pour bien marquer leur nouveau statut au sein de l’humanité, ils ont commencé par l’abandon des noms mêmes qui leur furent affublés au moment de la conquête et de l’occupation.
L’affaire du "nom propre "
L’idée était qu’en commençant par le nom, ils redevenaient non seulement propriétaires d’eux-mêmes, mais aussi propriétaires d’un monde dont ils avaient été expropriés. Au passage, ils renouaient les lignes de continuité avec une histoire longue que la parenthèse coloniale avait interrompue. En octroyant à l’ancienne entité coloniale de la Gold Coast le nouveau prénom de Ghana (ancien empire ouest-africain) ou encore en passant de la Rhodésie au Zimbabwe, voire de la Haute Volta au Burkina Faso, le nationalisme africain cherche, avant tout, à reconquérir des droits sur soi-même et sur le monde et, au passage, à précipiter l’avènement du "dieu" caché en nous.
Mais l’on sait également que ce souci du "nom propre" n’est pas allé sans ambiguïté. Pour des raisons plus ou moins apparentes, le Dahomey (nom d’un ancien royaume esclavagiste de la côte ouest-africaine), par exemple, est devenu le Bénin. D’autres pays ont cherché à redessiner leurs paysages urbains en rebaptisant certaines de leurs villes. Salisbury est devenu Harare au Zimbabwe. Maputo s’est substitué à Lourenço Marques au Mozambique. Léopoldville est devenu Kinshasa. De Fort Lamy, l’on est passé à Ndjamena, tandis que Fort Fourreau est devenu Kousseri, et ainsi de suite.
De manière générale cependant, l’on a conservé les grands repères architecturaux de la période coloniale. Ainsi, l’on peut se promener aujourd’hui sur l’avenue Lumumba à Maputo tout en admirant, dans le même geste, les bâtiments en bordure de l’avenue et qui constituent la parfaite expression de l’Art Déco transplanté dans leur colonie par le Portugal. La cathédrale catholique est, quant à elle, l’indice même d’une acculturation religieuse qui n’a guère empêché l’émergence d’un syncrétisme culturel des plus marqués. Ainsi, à Maputo par exemple, Karl Marx, Mao Tse Tung, Lénine cohabitent avec Nyerere, Nkrumah, et d’autres prophètes de la libération noire. Si la révocation des signes coloniaux a bel et bien eu lieu, celle-ci a donc toujours été sélective.
Mais c’est dans l’ex-Congo Belge que l’enchâssement des formes coloniales et nationalistes a atteint le plus haut degré d’ambiguïté. Ici, le » nativisme » s’est substitué à la logique raciste tout en récupérant, au passage, les idiomes principaux du discours colonial et en les ordonnant à la même économie symbolique : celle de l’adoration mortifère du potentat mais cette fois, du potentat postcolonial. D’abord, sous prétexte d’authenticité, le pays a été affublé d’un nouveau nom, le Zaïre. Paradoxalement, les origines de ce nom sont à chercher, non dans quelque tradition ancestrale, mais de la présence portugaise dans la région.
Ensuite, pour pénétrer l’univers onirique de ses sujets afin de mieux les tourmenter, le potentat postcolonial a décidé qu’il devait, tout comme le Bula Matari (l’État colonial) qui l’avait précédé, être pétri et sculpté. Le culte laïc voué à l’autocrate n’a pas seulement pris la forme d’énormes statues, puissances grotesques dans un métal de cruauté. Il s’est aussi traduit par la mise en place de toute une économie émotionnelle, mélange de séduction et de terreur, modulant à volonté le viril et l’amorphe, le vrai et le faux, utilisant l’il et l’oreille à la manière d’orifices dont la fonction est d’ouvrir, de manière viscérale, le corps tout entier au discours d’un » pouvoir africain » lui aussi habité, comme le pouvoir colonial, par l’esprit-chien, l’esprit-porc et l’esprit-canaille.
Une autre configuration, mélange de créativité et d’inertie, est l’Afrique du Sud, pays sans doute le plus urbanisé du continent, et où a sévi, jusque très récemment, le dernier racisme d’État au monde, après la Seconde Guerre mondiale. Depuis la fin de la suprématie blanche en 1994, les noms officiels des rivières, des montagnes, des vallées, des bourgades et des grandes métropoles ont peu changé. Il en est de même des places publiques, des boulevards et des avenues. Aujourd’hui encore, l’on peut rejoindre son lieu de travail en remontant l’avenue Verwoerd (l’architecte de l’apartheid) pour rejoindre son bureau, aller dîner dans un restaurant situé le long du boulevard John Vorster, rouler le long de l’avenue Louis Botha, se rendre à la messe dans une église située à l’angle de deux rues portant, chacune, le nom de quelque lugubre personnage des années de fer du régime raciste. Montés sur de grands chevaux, l’armée sinistre et rougeoyante des Kruger, Cecil Rhodes, Lord Kitchener, Malan et autres dispose toujours de statues sur les grandes places des grandes villes. Des universités, voire de petites bourgades portent leurs noms. Sur l’une des collines de Pretoria, capitale du pays, trône toujours le Vortrekker Monument, sorte de cénotaphe aussi baroque que grandiose érigé à la gloire du tribalisme Boer et célébrant le mariage de la Bible et du racisme.
De fait, il n’y a pas un seul petit aventurier blanc, creuseur d’or ou de diamants, pirate, tortionnaire, chasseur, ex-préposé à l’administration bantoue, ex-régisseur de prison, qui ne dispose d’une ruelle en son nom dans l’une ou l’autre des nombreuses bourgades du pays. Tous ces esprits vraiment infâmes et fangeux, habitués de leur vivant à toujours pencher vers ce qui est bas et abject (le racisme), aujourd’hui traînent dans tout le pays et jonchent sa surface, tel des âmes errantes et des ombres décevantes que l’histoire a pourtant rejeté. Ils ont tous laissé des traces ici, tantôt sur les corps des Africains qu’ils ont visités de brûlures et de flagellations (un oeil arraché par-ci, une jambe cassée par-là, au gré des mutilations, des répressions, des incarcérations, des tortures et des massacres), tantôt dans la mémoire des veuves et des orphelins qui ont survécu à tant de violence et de brutalité.
La toponymie est telle qu’à se fier aux noms des villes et de nombreuses bourgades, l’on se croirait non en terre africaine, mais dans quelque contrée obscure de la Hollande, de l’Angleterre, du Pays de galles, de l’Écosse, de l’Irlande ou de l’Allemagne. Une partie des motifs architecturaux post-apartheid prolonge cette logique du dépaysement, comme l’indique bien la course à des modèles pseudo-toscans. Pis, de nombreux autres noms constituent, littéralement, autant d’insultes contre les habitants originaires du pays (Boesman-ceci, Hottentot-cela, et plus loin, Kaffir-et-consorts). La longue humiliation des Noirs et leur invisibilité sont encore écrites en lettres d’or sur toute la surface du territoire, voire dans certains musées.
Paradoxalement, le maintien de ces vieux repères coloniaux ne signifie pas absence de transformation du paysage symbolique sud-africain. En fait, ce maintien est allé de pair avec l’une des expériences contemporaines les plus frappantes de travail sur la mémoire et la réconciliation. De tous les pays africains, l’Afrique du Sud est en effet celui où la réflexion la plus systématique sur les rapports entre mémoire et oubli ; vérité, réconciliation avec le passé et réparation a été la plus poussée. L’idée, ici, est non pas de détruire nécessairement les monuments dont la fonction, autrefois, était de diminuer l’humanité des autres, mais d’assumer le passé comme une base pour créer un futur nouveau et différent.
Ceci suppose que les bourreaux qui, dans le passé, furent aveugles à la terrible souffrance qu’ils infligèrent à leurs victimes s’engagent aujourd’hui à dire la vérité au sujet de ce qui s’est passé – et donc à renoncer explicitement à la dissimulation, au refoulement ou au déni en contrepartie du pardon. D’autre part, ceci suppose de la part des » victimes » l’acceptation du fait que la réaffirmation de la puissance de la vie dans la culture et dans la pratique des institutions et du pouvoir est la meilleure manière de célébrer la victoire sur un passé d’injustice et de cruauté.
Tel est, au demeurant, le sens des processus de mémorialisation en cours. Ceux-ci se traduisent par l’ensevelissement approprié des ossements de ceux qui ont péri en luttant ; l’érection de stèles funéraires sur les lieux mêmes où ils sont tombés ; la consécration de rituels religieux trado-chrétiens destinés à » guérir » les survivants de la colère et du désir de vengeance ; la création de très nombreux musées (le Musée de l’Apartheid, le Hector Peterson Museum) et de parcs destinés à célébrer une commune humanité (Freedom Park) ; la floraison des arts (musique, fiction, biographies, poésie) ; la promotion de nouvelles formes architecturales (Constitution Hill) et, surtout, les efforts de traduction de l’une des constitutions les plus libérales au monde en acte de vie, dans le quotidien.
L’on aurait pu ajouter, aux figures qui précèdent, celle du Cameroun. Pris dans une commotion orgiaque depuis plus d’un quart de siècle, ce pays représente, pour sa part, l’anti-modèle de la relation d’une communauté avec ses trépassés et notamment ceux dont la mort est la conséquence directe des actes par lesquels ils s’efforçaient de changer l’histoire. Tel est, par exemple, le cas de Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Abel Kingue, Osende Afana et plusieurs autres. C’est que, ici, la conscience du temps est le dernier souci de l’État, voire de la société elle-même. Pressés par les impératifs de survie et minés par la corruption et la vénalité, beaucoup, ici, ne voient pas que cette conscience du temps et de l’histoire constitue une caractéristique fondamentale de notre être-humain. Ils ne voient pas qu’un pays qui » s’en fout » de ses morts ne peut pas nourrir une politique de la vie. Il ne peut promouvoir qu’une vie mutilée une vie en sursis.
Penser et lutter
La mémoire de la colonisation n’a pas toujours été une mémoire heureuse. Mais, contrairement à une tradition très ancrée dans la conscience africaine de la victimisation, de l’uvre coloniale il n’y eut pas que destruction. La colonisation elle-même fut loin d’être une machine infernale. De toute évidence, elle fut partout travaillée par des lignes de fuite. Le régime colonial consacra la plupart de ses énergies tantôt à vouloir contrôler ces fuites, tantôt à les utiliser comme une dimension constitutive, voire décisive, de son autorégulation. On ne comprend rien à la manière dont le système colonial fut mis en place, comment il se désarticula, comment il fut partiellement détruit ou se métamorphosa en autre chose si l’on ne saisit point ces fuites comme la forme même que prit le conflit. C’est ce que comprirent, à leur époque, ceux que le potentat postcolonial a relégués au statut de » rebelles « , » morts en surplus de l’histoire » (Um Nyobè, Lumumba et bien d’autres) et privés, à ce titre, de sépulture digne de ce nom.
La question, aujourd’hui, est de savoir préciser les lieux depuis lesquels il est encore possible de penser et de lutter. Comme on le voit en Afrique du Sud, ceci commence par une méditation sur la manière de transformer en présence intérieure l’absence physique de ceux qui ont été perdus, rendus à la poussière par le soleil du langage. Il nous faut donc méditer sur cette absence et donner, ce faisant, toute sa force au thème du sépulcre, c’est-à-dire du supplément de vie nécessaire au relèvement des morts, au sein d’une culture neuve qui ne doit plus jamais oublier les vaincus.
À cause de notre situation actuelle, une très grande partie de cette lutte porte, de nécessité, sur la critique de l’ordre général des significations dominantes dans nos sociétés. Car, face au désoeuvrement, il est facile de disqualifier ceux qui s’acharnent à penser de manière critique les conditions de réalisation de l’existence africaine, sous le prétexte qu’il faut en priorité nourrir les affamés et soigner les malades. L’accouchement d’une nouvelle conscience dépendra en effet de notre capacité à produire chaque fois de nouvelles significations. Il faut donc reprendre, comme tâche centrale d’une pensée toujours ouverte sur l’avenir, la question des valeurs non mesurables, de la valeur absolue celle qui ne peut jamais être réduite à l’équivalent général qu’est l’argent ou la force pure.
Car ce que, paradoxalement, nous enseignent la colonisation et ses reliques, c’est que l’humanité de l’homme n’est pas donnée. Elle se crée. Et il ne faut rien céder sur la dénonciation de la domination et de l’injustice, surtout lorsque celle-ci est désormais perpétrée par soi-même à l’ère du fratricide, c’est-à-dire cette époque où le potentat postcolonial n’a rien à proposer d’autre que l’évidence nue d’une existence dénudée. L’enjeu symbolique et politique de la présence des statues et monuments coloniaux sur les places publiques africaines ne peut donc être sous-estimé.
Que faire, finalement ? Je propose que dans chaque pays africain, l’on procède immédiatement à une collecte aussi minutieuse que possible des statues et monuments coloniaux. Qu’on les rassemble tous dans un parc unique, qui servira en même temps de musée pour les générations à venir. Ce parc-musée panafricain servira de sépulture symbolique au colonialisme sur ce continent. Une fois cet ensevelissement effectué, qu’il ne nous soit plus jamais permis d’utiliser la colonisation comme prétexte de nos malheurs dans le présent. Dans la foulée, que l’on se promette de ne plus jamais ériger de statues à qui que ce soit. Et qu’au contraire, fleurissent partout bibliothèques, théâtres, ateliers culturels tout ce qui nourrira, dès à présent, la créativité culturelle de demain.
Par Mamadou Oumar NDIAYE
QUE VA FAIRE ABDOU KARIM FOFANA DANS LA GUERRE DES DIARAF À OUAKAM ?
un ministre de la République peut-il se permettre d’avaliser, voire de légitimer un coup de force provoqué par le fait qu’une partie, ou un individu, s’arroge le droit de disposer des biens de toute une communauté ?
Les pouvoirs publics, depuis la colonisation mais plus sûrement encore à partir de 1960, date de notre accession à la souveraineté internationale, se sont évertués à ne pas trop s’ingérer dans les affaires coutumières et religieuses. Ce qui fait que, généralement, ces communautés peuvent gérer leurs affaires en toute liberté.
En dehors de ce qui relève du domaine de la Loi ou de l’Administration, bien sûr. C’est pour cette raison en général, et s’agissant de la Collectivité léboue en particulier, que le Gouvernement ne s’est jamais mêlé de la désignation des Grands Serignes de Dakar. Il se contente de prendre acte et d’entériner les choix faits par la Collectivité.
Cette attitude de prudence ne devrait-elle pas prévaloir face à la guerre des Diaraf qui fait rage à Ouakam sur fond d’enjeux fonciers à centaines de milliards ? Il nous semble bien, en effet, que l’Etat, le ministre Abdou Karim Fofana en particulier, n’a pas à dire qui a raison dans cette querelle ni à choisir son camp. Les Ouakamois sont suffisamment grands et responsables et disposent des ressources pour résoudre cette crise qu’ils traversent. Au « Témoin », évidemment, nous ne sommes pas qualifiés pour dire lequel des quatre ( !) Diarafs qui s’y activent est le seul légitime. A supposer que, par extraordinaire, ils le soient tous ou, de la même manière, qu’aucun d’eux ne le soit, sur quoi s’est donc basé le ministre de l’Urbanisme, du Logement et de l’Hygiène publique pour donner raison au Diaraf Youssou Ndoye et à son clan ?
Encore une fois, qu’on nous comprenne bien : nous ne soutenons nullement que cet ex-employé de la Sones ne soit pas un Diaraf légitime. Simplement voilà : il n’est pas le seul à Ouakam où un autre Diaraf, M. Oumar Samb Guèye notamment, peut lui aussi se prévaloir d’une légitimité apparemment incontestable. Dans ces conditions, un ministre de la République peut-il se permettre d’avaliser, voire de légitimer un coup de force provoqué par le fait qu’une partie, ou un individu, s’arroge le droit de disposer des biens de toute une communauté ? Car les terres de Ouakam sont indivises et appartiennent à tous les habitants. Elles ne peuvent être aliénées que de façon consensuelle. M. Abdou Karim Fofana pourra certes dire que ce n’est pas à son niveau que l’indivision a été levée mais avait-il à l’entériner ? D’une manière générale peut-on — et là on s’adresse à la Justice — permettre à une partie de lever une indivision alors qu’une autre partie au moins tout aussi nombreuse et puissante s’y oppose ? Là est tout le débat qui se pose à propos de ce fameux titre foncier N° 5007 DG ou 1751 NGA !
Du fait de la division de la communauté léboue de Ouakam, l’argent (1,3 milliard auquel vont s’ajouter 3,2 milliards représentant l’indemnisation de l’Etat pour les 2 ha pris pour la construction de la route de l’ANOCI) généré par l’exploitation de la carrière immatriculée sous le TF ci-dessus, cet argent est bloqué, aucune des deux parties qui s’opposent ne pouvant y accéder. Comment se fait-il donc que ce qui n’a pas été possible avec cet argent puisse l’être pour le TF de la controverse ? La sagesse ne commande-t-elle pas de geler toute attribution sur ce terrain jusqu’à ce que les parties s’entendent ou jusqu’à ce qu’une décision de justesse intervienne ?
Le ministre nous dit qu’il est tenu d’intervenir pour octroyer un titre de propriété aux acquéreurs de parcelles sur ce TF. Des acquéreurs dont il convient, selon lui, de sécuriser juridiquement le bien. Sauf que, s’agissant d’un bien immobilier indivis appartenant à une communauté dont les représentants disent qu’ils ne vendent pas mais délivrent juste des autorisations d’occuper, on voit mal comment le ministre pourrait s’arroger ce droit. Sauf à outrepasser ses prérogatives. Car enfin, si à Touba des citoyens qui ont construit des résidences valant souvent des centaines de millions de nos francs ne peuvent pas disposer de titres de propriété — et M. Abdou Karim Fofana n’osera jamais essayer de leur en donner —, le TF de Touba étant indivis, on voit mal pourquoi les gens qui construisent sur un bien immobilier indivis de Ouakam pourraient prétendre, eux, à un acte de propriété ! La situation est trop tendue dans ce village et recèle de gros risques de troubles à l’ordre public pour qu’il soit besoin d’en rajouter.
C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, il y a quelques années, le préfet avait pris un arrêté pour interdire toute construction sur le site litigieux. Des acquéreurs avaient saisi la Cour suprême qui avait répondu en substance que nul ne peut être privé de la jouissance de son bien. C’est sur cette décision que, paraît-il, le ministre se serait appuyé pour dire que la juridiction suprême avait tranché en faveur du Diaraf Youssou Ndoye !
Surtout, le Diaraf Oumar Samb Guèye, dont le nom figure sur la liste des notables qui auraient demandé la levée de l’indivision soutient que sa signature a été imitée et a porté plainte pour faux (voir encadré). Les notables que nous avons rencontrés — à la tête desquels le Pr Babacar Guèye mais aussi citons parmi eux l’expert-comptable Blaise Diagne, ancien trésorier de la Fédération sénégalaise de football ou l’homme d’affaires Moustapha Ndoye, patron de la défunte société informatique ATI— sont des gens responsables, très au fait des affaires de leur communauté au centre desquelles ils évoluent depuis des décennies pour certains, connaissent et documentent tout ce qu’ils disent. Ce ne sont pas des farceurs, croyez-nous. On ne peut pas les écarter comme ça d’un revers de main.
Au contraire, le ministre a le devoir de les écouter au même titre que les responsable de l’autre partie. Ils connaissent leurs devoirs et, surtout, leurs droits. Raison de plus pour que M. Abdou Kader Fofana ne les traite pas de manière cavalière ou par-dessus la jambe ! Car, encore une fois, l’Etat n’a pas à prendre parti dans ces affaires coutumières…si ce n’est veiller à la préservation de la paix sociale.
par Seydou Ka
DU RACISME DANS LES SCIENCES SOCIALES
Un vif débat oppose partisans et opposants du déboulonnage de la statue de Faidherbe à Saint-Louis. Il faut se réjouir de cette mobilisation. Mais dans ce débat, on a peu parlé des ressorts même de ce racisme anti-noir
La question du racisme anti-noir est revenue au-devant de l’actualité à la suite de l’assassinat, le 25 mai dernier, de George Floyd, aux États-Unis. Pour dénoncer le racisme « systémique » contre les Noirs, des manifestants ont même déboulonné des statues de grandes personnalités dont les noms sont associés au racisme. De vénérables institutions comme la Banque d’Angleterre et l’Église anglicane se sont livrées à une repentance publique pour leur rôle dans la traite négrière. Au Sénégal, un vif débat oppose partisans et opposants du déboulonnage de la statue de Faidherbe à Saint-Louis. Il faut se réjouir de cette mobilisation. Mais, dans ce débat, on a peu parlé des ressorts même de ce racisme anti-noir. En effet, c’est dans la production des savoirs, notamment dans les sciences sociales, que ce racisme a trouvé ses fondements les plus solides. Des disciplines comme la philosophie ou l’ethnologie (rebaptisée anthropologie) ont été largement mobilisées pour introduire, dans les esprits, une vision inégalitaire des hommes et, par conséquent, justifier le racisme et l’entreprise coloniale.
Dans les premières années du XXe siècle, le philosophe Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) entreprend de faire de l’ethnologie – laquelle est ipso facto une éthique qui interdit le racisme ou le mépris culturel, selon Senghor – la science du tout autre, de ce qui « nous » (entendons l’Europe) est totalement étranger. Sous son influence, l’ethnologie qui, au commencement de la discipline, a fait de la curiosité pour l’altérité son objet, devant ainsi mener à une sorte de sagesse ethnologique, en vient à remettre en cause « l’unité et l’identité de l’esprit humain ». En introduisant un « dualisme cognitif », en traçant une frontière quasi infranchissable entre la mentalité des sociétés primitives et la « nôtre » (européenne), Lévy-Bruhl posait ainsi les bases de la négation de l’Autre (Noir), remettant ainsi en cause l’unité de l’esprit et finalement du genre humain.
Cet essentialisme, c’est-à-dire une différenciation essentielle entre race noire et race blanche – différence fixée une fois pour toutes – on le comprend aisément avait pour but de « matérialiser » l’homme et de le priver de toute espérance, soit par la volonté de démentir le récit mosaïque en alléguant « une diversité primitive des races humaines », soit, enfin, par le souci de défendre la domination coloniale en prétextant l’absence supposée des facultés morales du Nègres, pour se faire un titre de plus pour le traiter impunément comme les bêtes de somme.
Cependant, on aurait tort de n’incriminer que les sciences sociales uniquement, même si celles-ci sont plus poreuses à l’idéologie. Les idées les plus étranges peuvent parfois loger au cœur d’un discours scientifique. Si les théoriciens racistes des sciences sociales jouent avec des concepts, ceux sous-couvert de la science jouent, pourrait-on dire, avec le bistouri. À ses débuts, la biologie a été mobilisée pour les mêmes fins. À titre de comparaison, le naturaliste français Georges Cuvier (1747-1810) – pour la petite histoire, c’est lui qui disséqua Saartjie Baartman, la fameuse « Vénus Hottentote – et le philosophe allemand Hegel ont développé les mêmes idées racistes sur les Noirs, l’un sous-couvert de la science, l’autre de la philosophie. Leur objectif était le même : rabaisser le Noir au rang de sous-animal.
Au cours de l’histoire, plusieurs thèses, les unes plus saugrenues que les autres, ont été véhiculées, sous le couvert de la science, sur la race noire : l’un « pense que la couleur des Nègres est due à la couleur foncée du cerveau », alors que les anatomistes contemporains « trouvent la même couleur dans les cerveaux des Nègres et ceux des Blancs » ; l’autre croit que la « bile des Nègres est d’une couleur plus foncée que celle des Européens » ; tel autre encore fait de « la membrane réticulaire » l’explication de la couleur noire. Toutes ces absurdités ont été balayées par les progrès scientifiques. Certaines positions sont plus difficiles à tenir dans les sciences exactes !
Pour les sciences sociales, l’aggiornamento a été beaucoup plus lent. Au-delà des dérapages personnels ou corporatifs, il y a des points communs entre les formulations extrémistes du racisme et la doxa des sciences sociales. Il suffit de voir la virulence de certains milieux intellectuels français à l’égard des postcolonial studies. Même si un travail de déconstruction est aujourd’hui largement effectué par des chercheurs africains et d’ailleurs. Plus étonnant encore, est l’attitude de certains intellectuels africains à l’égard de ces grands noms de la pensée accusés de racisme. Ainsi, avant que le philosophe sénégalais Djibril Samb ne s’attaque frontalement à Hegel dans le tome 3 de « L’heur de philosopher la nuit et le jour » (L’Harmattan Sénégal, 2019), la plupart de ses collègues africains se sont montrés « archirévérencieux, et même obséquieux », envers l’icône de la philosophie allemande qui, pourtant, a eu l’outrecuidance d’exprimer le plus absolu irrespect envers les Noirs. Ils restent tellement tétanisés par l’immense prestige de ces figures de la pensée qu’ils préfèrent les laver à grande eau du péché du racisme. Une attitude étrange qui, sans doute, mérite aussi l’attention des déboulonneurs de statues.
par Mouhamédoul A. Niang
LES PÉRIPÉTIES DE LA DÉVALUATION DU CORPS NOIR ET L’URGENCE DE SON DÉPASSEMENT
Les médailles de la gymnaste noire et le succès exemplaire de milliardaires noirs changent la perception du corps noir, mais le mouvement Black Lives Matter montre les limites de cette perception favorable
Nous assistons aujourd’hui à un phénomène d’envergure internationale : le mouvement Black Lives Matter. Sa cause n’a jamais fait l’objet d’aucun mystère dans l’histoire contemporaine, et la réaction militante qu’il constitue se veut être une interpellation forte des tenants du pouvoir afin qu’ils apportent des réponses adéquates à cette grande pratique dont souffrent certaines minorités du monde, en général, et les Noirs, en particulier : la dévaluation, pour ne pas dire dévalorisation, des corps afro-américain et africain. Ce mouvement vient s’ajouter à d’autres qui le précèdent, tous menant presque même le combat en donnant l’impression d’un certain piétinement. L’histoire en retient que la vie du Noir peine encore à compter de toute sa valeur aux yeux des autres ; sa sacralité absolue n’effleure que peu l’esprit de ces mêmes autres. La serait-elle au regard du fait qu’elle vit le cauchemar des arrestations et des emprisonnements arbitraires sur le sol où le privilège de l’état de droit devrait l’en prémunir ? Ce contexte exige qu’on revienne un peu sur quelques aspects de cette pratique de la dévaluation de ces corps afin de montrer que le combat pour la reconnaissance de sa sacralité et de son égalité avec les autres corps du monde risque d’être long et qu’une réforme de la police, bien qu’indispensable, ne saurait suffire.
Les pratiques de dévaluation de certains corps par rapport à d’autres existeraient peut-être dans toutes les sociétés et dans les grandes étapes de l’histoire de l’humanité. Elles sont tributaires de capacités de production stratifiées. Cette production prend plusieurs formes. Elle peut être l’œuvre du naturel et/ou du culturel. En parlant de culture, nul ne saurait occulter le fait que le Moyen-Orient arabe en a une qui ne cache pas sa représentation des Noirs, celle-ci étant entérinée il y a des siècles par le lexique raciste d’un certain Ibn Khaldûn, à savoir «wahšiyyîn» et «mutawahhišîn» pour dire « sauvages », selon Bakary Sambe dans son rapport pour l’UNESCO, titré La Route de l’esclave. D’ailleurs, c’est en vertu de cette caricature que le commerce transsaharien vécut pendant longtemps du corps noir réduit à une servitude atrocement marquée par la castration des esclaves, gardiens de harems. Au sein même de l’Afrique, le servage est encore de rigueur. Reconnaissons-le sans aucune excuse ! Mais s’il y a un moment historique et un espace géographique où l’attribution systémique et sans commune mesure d’une grande valeur au corps et, son contraire, celle d’une infime valeur au corps s’est produite, c’est à partir de 1492 et dans ce que certains nomment fièrement : le Vieux Continent. La prétendue découverte de l’Amérique, point de départ du mouvement Black Lives Matter, accéléra la pratique de dévaluation de ces corps à travers l’invention de la classification des races et sa conséquence, le déni de civilisation ou d’humanité tout court. Il y avait une urgence à développer les grandes terres vierges d’Amérique pour enrichir l’Europe. Ayant connu l’Afrique, qui rayonnait de sa première grande différence, celle de sa pigmentation, singularisée par ses modes de vie exotiques pour le regard des tenants du pouvoir sur le Vieux Continent, l’Europe lui créa un profil pour le sortir de l’humanité, des homos sapiens, en dévaluant le corps de ses enfants par une théorie raciste passée comme de la science ; une pseudoscience appuyée par une certaine interprétation du religieux. L’esclavage, la première manifestation de cette dévaluation du corps, qui ironiquement le valorise seulement dans sa longue capacité de production gratuite, connaitra une série de rebelles qui aboutira au mouvement Black Lives Matter longtemps après le mouvement abolitionniste et celui un peu plus récent des droits civiques. En Europe, la déshumanisation du Noir nécessita une grande campagne de propagande intellectuelle, et une vraie sophistication du bateau négrier, l’espace où l’Africain capturé et vendu pour un rien découvre pour la première fois la réalité de sa déchéance existentielle avant de poser les pieds sur la plantation, où le marron, sans pancarte ni slogan, se réappropria rudement sa quintessence humaine. Aujourd’hui, chez l’Oncle Sam, la prison a remplacé le bateau négrier, ce conteneur macabre avant le grand assaut des conteneurs de la globalisation économique, eux aussi dépréciateurs de corps et de création productifs locaux dans plusieurs cas.
L’esclavage ne put durer éternellement. Les âmes sensibles, ou du moins les humanistes abolitionnistes - on attaque aujourd’hui les statues à leur effigie - se réveillèrent, forçant le Vieux Continent, transformé par sa boulimique Révolution industrielle avec l’apport de la traite négrière abolie bien après l’indépendance des États-Unis, à inventer une autre identité fondée sur une deuxième forme de dévaluation du corps africain, seul moyen de l’envahir ; on admit son corps au sein de l’humanité mais pas dans celui de la civilisation. Il fallait donc lui donner un peu de cette valeur qui lui manquait : la civilisation. D’où la colonisation, qui ne fut pourtant qu’une confirmation de la survalorisation du corps occidental et ses besoins matériels. Cette pratique de dévaluation du corps africain à civiliser, surtout dans l’Empire colonial français, contrairement à l’approche britannique du Indirect Rule, eut comme résultat la création de grands ensembles coloniaux rigoureusement administrés et imprégnés efficacement par la créativité scientifique au nom d’un bon rendement productif et son transfèrement vers les usines polluantes du Vieux Continent. Mais comme beaucoup de grands penseurs africains l’ont bien montré, y compris Cheikh Anta Diop, civiliser l’Africain consistait à l’aliéner culturellement, donc à dévaluer davantage toutes ses productions culturelles. L’Africain entra dans une grande ère du doute : la crise de la croyance et de la confiance. Comme sur la plantation, où l’acculturation de l’esclave lui a donné un nouvel état civil et une nouvelle religion, lui faisant « oublier » la valeur du patrimoine culturel de la terre de ses origines - une certaine rétention de celui-ci y est visible, néanmoins, comme l’amorce louable d’un retour vers l’Afrique - on ancra dans la colonie le complexe d’infériorité pour imposer une autre vision du monde à passer comme étant plus riche et plus porteur de progrès. La valeur économique, militaire, culturelle, humaine, tout court, s’apprécia colossalement ou prit une envergure titanesque sans précédent pendant que les peuples du berceau de l’humanité passèrent de la maitrise de leurs propres systèmes à l’imitation limitante d’un autre imposé et passé comme essentiel à l’avancée de l’humain. Ils se firent damer le pion et continuent de l’être, leur devenir étant plus celui de dépendants que d’indépendants.
Le temps, faisant sa petite et grande marche, aboutit à la décolonisation que les anciens colonisateurs « préparèrent » d’une façon qui réduisit la valeur de ces indépendances, et donc la capacité du corps africain à produire ce qui lui permettra de briller dans le concert des nations : cette balkanisation ou morcellement en faibles petites nations décriée par les adeptes du panafricanisme. Pourtant, les puissants de l’Europe qui procédèrent ainsi chantent à tue et à dia la grande nécessité d’une grande union européenne, rempart contre le colosse américain et le Kung Fu man chinois, tout en finançant notre Union africaine incapable de gérer la menace terroriste dans l’ancienne AOF où l’ancien colonisateur a su imposer la sécurité d’une main de fer. Pire encore, les indépendances n’ont pas permis, et Ahmadou Kourouma en a fait ses choux gras, de redonner aux Africains la valeur que leurs gouvernants doivent à leur vie, selon les principes de la démocratie et du respect des droits humains. Sinon comment justifier la mise en place de la Cour pénale internationale que certains ont surnommée la cour pénale africaine ? La vérité exige, cependant, que l’on jette des fleurs à certains leaders qui font de grands efforts. Si seulement ils jouissaient de la liberté de leur corps dans toute sa totalité ! Pire encore, comme le bateau négrier accosta sur nos côtes pour nous signifier la dévaluation de nos corps, comme le train colonial vint participer à la spoliation de nos ressources en empruntant des rails posés par des mains africaines inhumainement endolories, le conteneur, cet outil de la globalisation, vint un peu plus réduire notre « capacité de création […] qui fait la valeur suprême de l’homme » (Nations nègres et culture 14). Même au sein de notre Afrique, les capacités de création butent contre un certain doute. Prenez le cas du Covid-Organics malgache : un silence de malaise freine la divulgation des preuves de son efficacité chez nous. Le meilleur vient toujours hors du continent noir où l’Européen y vivant devient un Expat alors que nos frères et sœurs sont des immigrés légaux ou clandestins chez lui. Pire encore, on vient dévaluer nos monnaies par des prétextes de politiques d’ajustement structurel et mettre le dollar tout comme l’euro au-dessus des nôtres, les inférieurs du système économique mondial, assujettis aux caprices de la spéculation qui n’épargne guère nos chères ressources naturelles. La baisse de leur prix amorce davantage notre paupérisation. Tiens, hier, par exemple, nous avons appris que la Zambie avait un PNB supérieur à celui du Brésil et égal à celui de la Corée du Sud dans les années 60 et 70, un peu comme le Ghana. Au diable la chute des prix du cobalt et du cacao ! L’Afrique, surtout l’Afrique noire, peine ainsi à s’ériger comme un modèle économique qui réduirait à néant tous les préjugés qui pèsent sur l’homme noir. La dévaluation demeure.
Les contextes de colonisation, de décolonisation et de mondialisation ont vu, non la fin de la dévaluation du corps noir, mais ses métamorphoses, comme c’est le cas ici du rapport entre le berceau de l’humanité et le Vieux Continent. De la plantation, on passa au share cropping, un peu l’équivalent du servage du Moyen Âge européen, sans aucun droit à la propriété, encore moins au droit de vote, puis au Jim Crow avec sa manifestation, la ségrégation raciale accompagnée de séances de lynchage abjectes et une limitation de l’accès au droit de s’approprier un logis malgré les sacrifices faits pendant les deux grandes guerres bien après la Grande Guerre de Sécession. Aujourd’hui, la prison s’est substituée à la plantation, et une certaine catégorie de policiers au contremaitre et au chasseur d’esclaves. L’arme à arme fait regretter le chien qui traquait l’esclave et qui s’assurait sain et sauf dans la plantation où sa valeur productive primait sur son humanité. Aujourd’hui, on tue facilement l’homme et la femme noirs parce que leur valeur productive est perçue par certains comme n’ayant aucune véritable valeur. Quelle erreur de jugement déshumanisante ! L’élection d’un président noir ne fit pas grand-chose pour augmenter la valeur du corps noir aux yeux majoritaires qui, pourtant prennent du plaisir à suivre les grands athlètes de la NFL, de la NBA, de la WNBA, et de la NCAA. Les médailles de la gymnaste noire et le succès exemplaire de milliardaires noirs changent la perception du corps noir, mais le mouvement Black Lives Matter montre les limites de cette perception favorable. Tout cela changera que les bons Blancs engagés se ligueront avec les vaillants membres des multiples minorités pour transcender la politisation pernicieuse de la race d’un côté comme de l’autre. Cela se fera aussi quand le panafricanisme aura permis à l’Afrique d’émerger comme la Chine, ce nouveau colosse dont la maturité surprit tous sauf ce nouveau colosse. Nous parlerons alors d’un nouvel ordre mondial synonyme d’une Afrique rayonnante au grand bonheur de ses enfants et des Afro-descendants. La pratique de sa dévaluation prendra alors fin et lui permettra d’être un peu plus ce que l’Égypte antique fut à un temps où le Vieux Continent était à la quête d’une civilisation que la Grèce, s’inspirant du monde pharaonique, lui légua (mal)heureusement.
Mouhamédoul A. Niang, PhD
Associate Professor of Franchophone Studies
Colby College
Waterville, ME
USA
FÀWW FAIDHERBE DAANU !
«Tooñ, torox, goreedi ak ñàkk fulla weesuwul ñuy woyal Lat-Joor ci tóojug estati bu Faidherbe…» (Usmaan Sémbéen)
«Tooñ, torox, goreedi ak ñàkk fulla weesuwul ñuy woyal Lat-Joor ci tóojug estati bu Faidherbe…» (Usmaan Sémbéen)
Ginnaaw mbasum Covid-19 bi, mel na ne àddina saa ngiy jànkonteel ak meneen xeetu mbas : fippu. Dafa di, géejug mer gi juddoo ci bóomug George Floyd baa ngiy wéy di gandeer àddina sépp. Coow laa ngi ne kurr, tëwa jeex. Nit ñi yematuñ rekk ci di kaas, ñaxtook a xeexal àqi nit ku ñuul. Seen mébét mooy dekkil darajaam, yékkati fullaam ji nit ku weex joggi woon, teggi tuumay xayadi ak matadi yi nootkat yi daan taafantoo, di ko teg ci seen i der ngir moom leen. Moo tax, jamono jii, fépp foo dem ci àddina si, ñaxtukat yaa ngi fay xotti nataali nootkat yu démb yaak yu tey yi, di rajaxe bépp nittabaxon biy jëmmal njaam ak nooteel ñeel nit ku ñuul, walla kilifteefug nit ku weex ci kowam. Naka noonu, Senegaal itam, mbasum fippu mi agsi na fi, te nittabaxonub Faidherbe bi nekk Ndar mooy góom bi askan wi bëgg a faj.
Gaawu bii weesu, takk-der yi jàppoon nañ 4i ndaw yu bokk cig kurél gu tudd«Fàww nu daaneel Faidherbe» ci sababu ndaje miñ bëggoon a amal ak taskati xibaar yi. Waaye pólis mujje na leen bàyyi. Mébétu kurél googu, nag, ak ñiy sàkku ñu sempi nittabaxon bu Faidherbe bi, mooy ñu jële ci réew mi lépp luy màndargaal njaam ak nootaange. Bu dee ci wàllu Faidherbe, nee ñu nittabaxonam day jëmmal nootaangeb Farãs ci kow Senegaal ak lépp li ci aju ci xeebeel, toroxtaange ak coxorteb Tubaab bi, ñeel sunuy maam ak sunu bañkati démb ya.Rax-ci-dolli, mbedd yi, yoon yi ak béréb yees tudde ay nootkat ak i doxandéem day firndeel ne, ba tey jii, moomagunu sunu bopp.
Ñiy layal Faidherbe, di bañ ñu sempi nittabaxonam ca Ndar, dañ naan, ak lu ci mënti am, ngóor si am na lu mu defal réew mi : teg na fiy raay, xotti fiy tali, indi fiy jumtukaayi xarala, tabax fi jéggiwaay (pont), dàq naar yi sonaloon waalo-waalo yi, boole nguuraan yi (royaumes), def leen am réew, muy Senegaalu tey, añs. Waaye, kan mooy Faidherbe ci boppam ak lan la def ba tax ñu singali ko, di ko tam dëmm ?
Cib gàttal, Faidherbe mi ngi juddu 3eelu fan ci weeru Suwye 1818. Laata muy ñëw Senegaal, Alséri la ko caytug nootaange gu Farãs njëkk a yabal ngir mu tàggatu fab diir. Bam fa nekkee, lépp luy ñaawtéef bu xel xalaatul def na ko fa laata muy tuursi sunu deretu maam ya. Dafa teer Alséri, yàggul dara, mu tàmbalee xoqtal aka rey askan wa. Loolu lay biral ci bataaxal bum yónnee yaayam, di ndamu, naan ko ca : « …yàq naa yaxeet dëkkub lëmm bu taaru woon lool, ak i toolam. Ma yàqaale 200i kër ya fa nekkoon, tiital waa dëkk ba yépp, ñu daldi jébbalusi ci man, tey. »
Bi mu ñëwee Senegaal itam, lenn rekk a nekkoon itteem : fexe ba saxal nguur ak kilifteefug Farãs ci réewi Afrig yi, rawatina fii ci Senegaal. Loolu, nag, jaraloon na ko lu nekk. Ci as-tuut lin jukkee ci téere ak seedey ma-mboor yi ak ñi xam démb, limees na ci xeeti ñaawtéef ak jëf ju saltee salte yim def ci réew mi.
Faidherbe rey na fiy buur, taal i dëkk yu dul jeex. Nangu na fiy suufi jàmbur, taal i tool. Bóom nay sëriñ ak i imaam, lakk seen i téere. Siif na fiy janq, siiflu ay xale yu jigéen. Ténjloo na fiy soxna, jirimloo ay ndaw. Toroxal na jigéen, suufeel mag. Xeex na góori Yàlla yi, gàddaayloo kàngam yi. Sàcc na alalu réew mi, nasaxal koom-koom gi… Li ci gën a doy waar mooy ne, Faidherbe, daawul yabal ay soldaar rekk yem ci, dafa daan teewe loolu lépp, di reetaan, di ci bànneexu.
Maanaam, lépp luy tax am réew di naw boppam ak cëslaay gi mu war a sukkandiku ngir tabax ëllëgam ak naataangeem, Faidherbe da koo dëggati, yàqati ko ba mu yàqu yaxeet. Rax-ci-dolli, naalub xayadi bi Farãs laloon ngir xeebloo nu sunu aada ak sunu cosaan, Faidherbe moo ko njëkk a jëmmal. Ndege, Faidherbe mooy ki sos « Ecole des otages », daan fa yóbbu doomi Buur yeek doomi boroom daraja yi ak njiiti gox yeek dëkk-dëkkaan yi. Li mu ko dugge woon mooy jàngal leen aada ak cosaanu Farãs, fàtteloo leen seen yosi maam, xeebloo leen seen juddu. Kon, bokk na ci ñi nasaxal sunuy aada, xayadiloo sunuy ndaw. Waxatun dara, mu wax ñeel nit ku ñuul, ne : « li seen yuur yi tuuti moo tax nit ñu ñuul ñi xayadi. Looloo sabab seenub xayadi. » Moom, nag, ci anam bu metti la génne àddina.
Dikkaloon na ko lafañ ak ñàkkug nelaw gu tar, li ko dale atum 1875 ba ni muy deewe. Mu mel ni mbugalub Yàllaa wàccoon ci kowam ci kow suuf laata mu fekki bu allaaxira ba. Ndege, ba muy nekk Alséri, Faidherbe mës na daanu ci walum ndox mu galaase, ca tangori Djurdjura ya. Ca la jële gaañ-gaañ yu metti ak feebar bi koy mujje yóbbu ci atum 1889. Feebar na diirub 14i at. ( ?) Muy ame ay kiriis yu mettee metti. Moom kay, Faidherbe yàgg na ci lalub sukkuraat. Waaye, taxul nit ñi fàtte ñaawtéef yi mu def yépp, te njeexital yi jur ay rëq-rëq ci yokkute réew mi.
Usmaan Sémbeen bokk na ci ñi njëkkoon a wax ni nan fi jële nittabaxon bi, te soppi turi mbedd yin jox ay nootkat. Bindoon na sax Léwopool Sedaar Seŋoor ab bataaxal, ci atum 1978, naan ko ca :
« Tooñ, torox, goreedi ak ñàkk fulla weesuwul ñuy woyal Lat-Joor ci tóojug nittabaxonu Faidherbe. Lan rekk moo tax, cim réew mees wax ni moom na boppam, li ko dale Ndar ba Sigicoor, jaare ko Cees, Ndakaaru, Tëngéej, Kawlax, añs., ñu fay sargal nootkati démb yeek yu tey yi, di leen tudde ay mbedd, ay yoon, ay tali, ay pénc ak yeneeni béréb ? Xanaa réew mi amul ay jàmbaar, góor ak jigéen, yu yeyoo nu tudde leen sunuy liise, sunuy kolees, sunuy tiyaatar, sunuyiniwérsite walla mbedd yeek yoon yi ? »
Waaye, Seŋoor faalewu ko woon ndax, benn, ndawal Farãs la woon, ñaar dafa wegoon Faidherbe, nawoon ko lool ba koy wax ciy mbindam. Waaye, bu yoon jeexul, waaxusil du jeex. Tey, ay Usmaan Sémbéen yu baree ngi taxaw temm, fas yéene jaay seen bakkan ngir ñu jële Ndar nittabaxonu Faidherbe bi. Muy ndaw ñi, way-moomeel yi, kilifay aada yi, imaam yi ak ñenn ci politiseŋ yi, ñépp a ngi naan : « Fàww Faidherbe daanu ! »
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LA FRANCE EST EN DÉPHASAGE AVEC LA MANIÈRE DONT LE MONDE TOURNE
Les symboles de la colonisation et l'enjeu de la transmission. Décryptage de Hady Ba, professeur de philosophie à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Les symboles de la colonisation et l'enjeu de la transmission. Décryptage de Hady Ba, professeur de philosophie à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar.